Béatrice Brugère : « La justice française souffre à la fois d’un manque de pluralisme idéologique et d’un entre-soi sociologique »<!-- --> | Atlantico.fr
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Des auditeurs de justice français, diplômés de l'École nationale de la magistrature (ENM), s'entretiennent avec un magistrat après leur cérémonie de prestation de serment, au Palais des congrès de Bordeaux, le 9 février 2024.
Des auditeurs de justice français, diplômés de l'École nationale de la magistrature (ENM), s'entretiennent avec un magistrat après leur cérémonie de prestation de serment, au Palais des congrès de Bordeaux, le 9 février 2024.
©Ludovic MARIN / POOL / AFP

Alerte

Dans un ouvrage qu'elle vient de publier, "Justice : la colère qui monte", la magistrate Béatrice Brugère alerte sur le manque de pluralisme au sein de la justice française.

Béatrice Brugère

Béatrice Brugère

Béatrice Brugère est Vice-Procureure de la République au TGI de Paris et secrétaire générale du syndicat FO magistrats. 

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Atlantico : Que ce soit au sommet des institutions judiciaires ou administratives, Emmanuel Macron a de facto déployé une politique de nominations similaire à celle d’un pouvoir de gauche, voire plus à gauche que celles faites par François Hollande. L’absence d’alternance pose-t-elle un problème ou est-ce que cela est lié plutôt à la formation des élites ?

Béatrice Brugère : Si la question de la légitimité des magistrats et de leur impartialité qui est liée se posent régulièrement depuis quelques années dans le débat public français créant souvent des polémiques, il ne me semble pas que l’alternance politique des nominations soit une solution mais au contraire le symptôme du mal. En effet, la question de l’impartialité des magistrats doit être posée de manière globale et structurelle en-dehors de la vie politique. Pour autant cette question ne doit pas être éludée ni minimisée car si elle n’est pas résolue, elle sape les fondements de la confiance et de l’autorité de la justice. Il faut également s’interroger sur la spécificité française et les dérives peut-être de notre système. Personne n’a envie et ne doit être jugé en se disant que selon les alternances, il faut accepter que ce soit une fois la droite une fois la gauche une fois le centre. Cette question interroge à la fois la séparation des pouvoirs, les modalités de nos nominations, la formation des magistrats et la capacité à être impartial de manière objective et subjective.

Emmanuel Macron s’inscrit comme ses prédécesseurs dans un système qui pratique en effet à la marge des nominations politiques mais également un entre-soi de la haute fonction publique d’Etat qui parfois confine à une économie circulaire des ressources humaines, qui dépasse souvent le clivage simpliste gauche-droite. Il faut donc d’urgence réformer le système des nominations pour le rendre plus transparent et plus lisible dans la gestion des carrières pour éviter la nomination des amis ou des alliés. La justice mérite mieux qu’une alternance pour avoir des institutions qui garantissent au maximum la compétence, la probité et l’intérêt général. Il est utopique d’imaginer un magistrat neutre de toute opinion mais il est possible d’organiser au maximum son impartialité et des contre-pouvoirs pour éviter des abus. C’est la raison pour laquelle une des clés pour retrouver la confiance des citoyens est de refonder en profondeur le système des carrières, des nominations, de la formation et de sanctionner toute atteinte à l’impartialité.

En France, les politiques critiquent à juste titre les nominations des magistrats quand ils sont dans l’opposition mais refusent une grande réforme espérant à leur tour garder le contrôle sur les prochaines nominations, une fois au pouvoir. C’est ce paradoxe qui nous empêche d’accéder à un système mature de démocratie exemplaire qui respecterait la séparation des pouvoirs mais également l’exercice de la justice qui est contaminée par ces alternances politiques qui font et défont sans cesse les politiques publiques.

Comment les élites sont-elles formées ? En quoi est-ce que cela représente un problème ? Comment est-ce que cela se ressent sur les nominations ?

Souvent la politisation est confondue avec le conformisme c’est-à-dire la pensée dominante. Il faut donc s’interroger sur les lieux de formation des futurs juges, administratifs ou judiciaires, qui viennent souvent des instituts d’études politiques (IEP) ou des facultés. Or ces lieux sont travaillés depuis longtemps par un fort courant politisé à gauche et maintenant chantre du wokisme. Il faut que toutes les tendances puissent être représentées et équilibrées pour maintenir un pluralisme et que ces écoles soient le lieu de l’apprentissage du discernement et non de la propagande.

De même cette rigueur et ce pluralisme doit exister à l’Ecole Nationale de la Magistrature et à l’INSP (ancienne ENA) ce qui ne semble pas toujours être le cas. De plus, ces écoles qui sont des écoles d’application, ne peuvent être des lieux d’idéologie ou de conformisme. D’ailleurs, souvent les magistrats qui font preuve d’une grande indépendance, viennent d’autres secteurs professionnels, et c’est donc la preuve qu’il est important de maintenir une neutralité et un pluralisme dans l’enseignement.

Comment en réfléchissant à l’architecture de nos institutions il serait possible de régler le problème ?

Il est certain qu’il faut réfléchir à une nouvelle organisation des ressources humaines et des carrières qui nécessite en partie une réforme constitutionnelle notamment pour les magistrats du Parquet. Mais c’est sans doute sur le choix des magistrats des Cours européennes et des Cours Suprêmes qu’il convient de porter une attention particulière puisque c’est eux qui ont le dernier mot sur tous les enjeux juridictionnels, politiques, économiques et sociaux. Or, leur nomination et leur profil sont trop souvent politiques. Personnellement, puisque c’est souvent une critique dans l’opinion publique, je milite pour que le syndicalisme judiciaire essentiel à notre corps soit également dépolitisé comme le syndicat que je préside.

La principale difficulté concerne-t-elle les gauchistes ou les conformistes ? Nos magistrats partagent-ils ces deux "profils" ?

La principale difficulté pour reprendre le discours de Harvard prononcé par Alexandre Soljenitsyne en 1978, c’est le déclin du courage. Il faut méditer sur certaines séquences de notre histoire pour évaluer la capacité des magistrats à résister aux pressions et à garantir les libertés publiques et rester fidèles aux promesses de leurs missions avec loyauté, éthique et probité. Un récent article paru dans Le Monde du 7 février 2024 nous rappelle avec tristesse comment certains magistrats ont appliqué avec diligence en 1940 le statut des juifs pour les exclure de la Fonction Publique.

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