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Aristote : "J'aspirais à une société de l’éthique et du bonheur, nous sommes tombés dans l’obsession de l’enrichissement personnel et de la surconsommation, ça ne pourra pas durer"
©Capture d'écran Youtube

Série : les grandes interviews de l'été

Interviews virtuelles mais exclusives accordées par les personnalités ayant le plus influencé le cours de l’histoire de la France et des Français. Nous les avons retrouvées et rencontrées afin de leur demander quel jugement elles portaient sur la situation politique et économique actuelle. Treizième interview de cette série de l'été avec Aristote.

Aude Kersulec

Aude Kersulec

Aude Kersulec est diplômée de l' ESSEC, spécialiste de la banque et des questions monétaires. Elle est chroniqueuse économique sur BFMTV Business.

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Jean-Marc Sylvestre

Jean-Marc Sylvestre

Jean-Marc Sylvestre a été en charge de l'information économique sur TF1 et LCI jusqu'en 2010 puis sur i>TÉLÉ.

Aujourd'hui éditorialiste sur Atlantico.fr, il présente également une émission sur la chaîne BFM Business.

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Aristote, philosophe du monde antique grec, a été le premier à parler d’économie. Il est né en 384 avant Jésus-Christ, en Macédoine, à Stagire. Disciple de Platon et de Socrate, il sera ensuite à l’origine de sa propre école aristolécienne. Logicien, physicien, biologiste, penseur et donc penseur économique, Aristote est à l’origine de nombreux écrits, extraits des cours qu’il administrait, qui sont d’une richesse étonnante.

L’économie - ou l’art d’administrer la maison - était bien différente de celle que nous connaissons aujourd’hui. Une Cité en autarcie, pas de spéculation, Aristote condamnait les prêts à intérêt. L’Histoire a peu à peu changé les démocraties et les économies se sont ouvertes. Bien d’autres penseurs économiques, de Smith à Marx, se sont inspirés des idées du Stagire.

Atlantico : Aristote, bonjour. Pourquoi et comment êtes-vous devenu philosophe, biologiste, physicien, et surtout économiste visionnaire ? En fait, vous aviez une opinion sur tout ?

Aristote : Très tôt, je me suis passionné pour la philosophie, ce désir de savoir, aimer et rechercher la science, et par ce biais, la sagesse. Toutes les sciences m’intéressaient : biologie - mon père était médecin -, physique, logique et la politique, bien sûr… J’ai eu un maître à penser extraordinaire en la personne de Platon, même si je n’ai pas été d’accord avec lui sur tout. Lui prônait l’égalitarisme et la propriété commune des terres, c’était un communiste avant l’heure, carrément old school.

Moi, j’ai bien vu que si les hommes travaillaient pour leur terre, ils seraient plus productifs que s’ils labouraient tous la même. Il faut quand même faire preuve d’un peu de réalisme ! Un des premiers principes que j’ai défendu à donc été la "propriété privée". Longtemps après, vous avez un intellectuel qui a essayé de prouver que "la propriété c’était le vol" ; c’est une idiotie. Il est bizarre ce Proudhon, et pourtant, il avait une formation classique, il a même fait du Grec. C’est dommage !

Enfin, quand Platon, dont j’étais le disciple et l’héritier, est mort, j’ai créé mon école, le Lycée, et j’y ai enseigné ma philosophie, accessible aux initiés comme aux débutants. On lui a donné le nom d’école péripatéticienne. Avouez que c’est quand même un drôle de nom ! Si vous avez fait du grec ancien vous verrez que ça correspond à la réalité. J’aimais enseigner lors de longs aller-retours dans les allées du Lycée. C’est plus tard que la signification du mot a dévié. Un peu, beaucoup. Ceci dit, celles que vous appelez maintenant et pudiquement les péripatéticiennes parce qu'elle déambulent sur les trottoirs à la recherche du client existaient déjà dans la Grèce Antique. On les appelait les filles aux mœurs contestées. En fait, c’est la traduction de putain.

Je sens que ces choses-là vous émoustillent, mon cher Aristote, mais pour en revenir à des sujets disons plus académiques, l’économie, que vous avez découverte, avait un périmètre assez réduit à l’époque...

L’économie était encore peu développée dans l’Antiquité, il ne s’agissait que de la gestion d’un patrimoine privé et d’optimisation des biens de la maison.

Le mot même d’économie descend de cette façon de voir les choses : oikos signifie maison en grec, et nomos administration.

A vrai dire, je suis plutôt pour vous un "micro économiste". Un micro économiste n'est pas un petit économiste, c’est quelqu’un dont l’objet d’étude économique s’arrête au niveau de la famille, du ménage. Le maître de maison régnant cela dit comme un chef d’entreprise, un manager, organisant la vie et le travail de la maisonnée.

Les philosophes de l’Antiquité, dont vous, méprisaient le profit. Toute activité commerciale visant à tirer un gain était basse et condamnable : le prêt à intérêt, la vente avec profit et même le travail salarié ! Dites donc, vous vous sentiriez bien mal dans notre société d’aujourd’hui !

Je l’avais un peu vu venir cette question, ce capitalisme qui naissait, j’en soupçonnais les dérives !

Votre société aurait été largement moins pervertie si mes recommandations avaient été écoutées. Chez nous autres grecs, les valeurs étaient essentielles : l’éthique particulièrement, la recherche du bien, sous-entendu le bonheur, la sagesse et les relations amicales ou amoureuses, et non la richesse ou la possession.

C'est pourquoi je ne comprends pas le fait d’acquérir des biens sans limite, la recherche de profit sans fin et de manière insatiable. C’est ce que j’appelle la chrématistique. Si je veux retranscrire ça en vos termes actuels, il s’agit de chasser les Pokémon indéfiniment, et non jusqu’au dernier, puisqu’il y en aura toujours de nouveaux qui seront mis sur votre chemin. Je n’y vois pas de sens. Et surtout, la chrématistique dévie l’individu de sa recherche du bonheur, qu’il ne peut trouver que par l’esprit et la réflexion.

Je vais vous expliquer un peu mon point de vue. Pour moi, cette recherche de profit est tout simplement contre-nature, car il n’y a aucune raison à l’enrichissement sans limite : nul besoin supplémentaire à remplir. Je n’arrive pas à comprendre votre société de surconsommation dans laquelle vous vivez.

Pour vous, la richesse, c’est avoir de l’argent. Mais l’argent pour l’argent, c’est de la spéculation financière, c’est l’art de faire de l’argent, mais dans quel but ? Il est absurde d'appeler "richesse" un métal dont l'abondance n'empêche pas de mourir de faim.

Comme je l’ai écrit dans La Politique, quand il y a profit, le commerce devient alors une "profession qui roule tout entière sur l'argent, qui ne rêve qu'à lui, qui n'a d'autre élément ni d'autre fin, qui n'a point de terme où puisse s'arrêter la cupidité".

Souvenez-vous de Midas, cupide et stupide à souhait, qui voulait que tout ce qu’il touche se transforme en or. Il n’est pas allé bien loin et ne pouvait même plus se nourrir, tant les aliments et tout ce qu’il touchait se figeaient en or immédiatement. Pour se soigner, il a dû aller se baigner dans le fleuve Pactole, d’où l’expression "toucher le pactole" que vous employez aujourd’hui.

Dans votre société et parmi vos dirigeants, notamment d’entreprises, j’en connais plusieurs qui, comme Midas, seraient bien avisés de laisser la voilure au garage et d’aller prendre un bain dans ce fameux Pactole.

Si je peux me permettre une objection, si chacun travaillait seulement à remplir ses besoins primaires, il n’y aurait jamais eu autant d’évolutions et d’innovations !

Il faut voir que l’économie s’est considérablement développée, allant au-delà du spectre de la seule "gestion de la maison" comme en Grèce antique. Le but d’une entreprise est de faire du profit pour se développer, innover et faire croître l’économie dans son ensemble.

L’économie à mon époque, c’était que chacun puisse manger à sa faim et porter des vêtements, vous l’avez fait bien évoluer depuis ! Ce qui est vrai, c’est que de mon temps, nous n’avions absolument pas conscience de la croissance ou du progrès. Erreur ? Je ne sais pas, nous vivions à combler nos besoins réels, sans s’en créer de nouveaux.

C’est aussi la raison pour laquelle je me suis opposé au principe de prêt à intérêt. Non par haine à l’égard des banquiers – je suis sûr que ce sont des gens très bien. Mais dans un contexte où la croissance et l’inflation n’existent pas, l’emprunteur serait de facto mené à la faillite et cela devient donc une pratique amorale, car vouée à la perte de l’autre.

Mon cher Aristote - vous permettez que je vous appelle mon cher Aristote -, avec ces propos, vous pourriez faire campagne dans les rangs des partis d’extrême-gauche !

Mon cher Aristote, j'accepte mais tout dépend quel sens vous donnez à cher. Le sens affectif ou économique. Mais je m’égare. Là où vous faites erreur, c’est que j’ai toujours milité pour une chose, la séparation entre l’économie et le politique. L’un se faisant au niveau du ménage, l’autre se référant à la Cité, aujourd’hui à l’Etat. Le premier où les affaires familiales sont privées, relevant de la liberté individuelle et de la responsabilité. Le second étant la politique, relevant de la société et donc de la chose publique.

D’autre part, je suis à l’origine du terme de justice distributive, dans le sens où chacun reçoit à hauteur des efforts qu’il a fournis, et commutative, celle qui doit régir les échanges commerciaux.

C’est pour toutes ces raisons que certains n’ont pas hésité à me décrire comme fondateur du libéralisme, certes modéré et moral.

Vous avez donc été le premier à parler d’économie, certes libérale, en prévoyant même des choses qui sont réellement arrivées : division du travail, les diverses fonctions de la monnaie, la fixation d’une valeur… Vous condamniez l’usage de l’argent pour l’argent et le prêt à intérêt. Vous avez un avis sur notre finance moderne ?

J’ai été l'un des premiers à théoriser la monnaie, mais celle-ci a été déviée du rôle que je lui avais préalablement prescrit. A l’origine, il s’agit uniquement d’un outil permettant de faciliter les échanges, de les rendre justes, équitables et quantifiables.

Avouez quand même que l’utilisation de la monnaie simplifie bien des choses. Il est quand même plus aisé de transporter quelques pièces de monnaie que de lourdes cargaisons de marchandises que vous avez troquées.

La monnaie a ensuite amené la spéculation, l’idée que l’argent fasse de l’argent.

Mais vous autres, les contemporains, n’êtes pas les premiers à faire de la finance. Le premier spéculateur était grec et s’appelle Thalès de Milet. Vous le connaissez bien puisque son théorème terrorise encore les collégiens aujourd’hui.

Eh bien, ce Thalès, pauvre par choix, voulait prouver que comme tout un chacun, il n’était pas plus bête qu’un autre pour gagner de l’argent. C’était un fin astronome. Il avait vu venir, pendant un hiver, que la prochaine récolte printanière d’olives serait très abondante. Il décide donc de verser des arrhes afin de louer, à bas prix pendant l’hiver, les pressoirs d’huile. Bien sûr, au moment de la récolte, la demande de pressoirs à huile augmente. Lui les reloue facilement à prix fort. C’est le premier exemple historique de spéculation connu.

Vous voyez, vos financiers n’ont pas inventé l’eau chaude, encore moins le fil à couper le beurre.

La Grèce antique était donc déjà avancée économiquement, mais aussi démocratiquement, et la vie politique était très animée. Les débats politiques actuels sont-ils à la hauteur de ceux que vous avez connu ?

(Rires) J’ai écrit que l’Homme est un animal politique. Par politique, j’entendais : qui doit vivre en communauté, et qui est donc mû par une volonté de sociabilité et de recherche de bien commun, complètement dissociée de celle de recherche d’enrichissement.

Mais quand je regarde vos hommes politiques, j’aimerais pouvoir modifier le sens de ma phrase. Parfois, j’ai plutôt envie de dire "l’homme politique est un animal". Rien qu’à voir la façon dont chacun cherche à conquérir ou conserver le pouvoir, bien loin de l’idée du Bien de la société, mais plutôt dans son propre esprit de conservation, un esprit animal. Nous autres, les Grecs, étions adeptes du tirage au sort, vous devriez y penser.

Vous avez aussi choisi de mêler la politique - gestion de la Cité - avec l’économie. Alors certes, vous avez connu l’industrialisation et la mondialisation qui nécessitent un minimum de gouvernance. Mais c’était contraire aux principes que je défendais, et je dois bien avouer que je me suis retourné plusieurs fois dans ma tombe en voyant certaines choses.

Il y a quand même un bémol à toute votre théorie, si je puis me permettre encore une remarque, mon cher Aristote. C’est la hiérarchisation des individus. Vous classez l’homme libre comme supérieur, au-dessus de la femme et de l’enfant, mais aussi de l’esclave, dont vous légitimez la place. Seuls les hommes libres avaient le pouvoir de voter et délibérer. Et surtout, les citoyens n’étaient pas les plus travailleurs, vous avez ainsi écrit : "Le privilège de l’homme libre n’est pas la liberté, mais l’oisiveté, qui a pour corollaire obligatoire le travail forcé des autres, c’est-à-dire des esclaves". Ce sont des théories bien noires, non ?

C’est votre avis. Personne n’est parfait. Mais merci de me rappeler que sur certains sujets, j’étais un peu à la ramasse.

Une dernière question mon cher Aristote, vous êtes mort comment ?

Je ne sais pas. Je n’en ai aucun souvenir. Ma mort demeure un mystère total. Certains ont raconté que je suis mort, tout simplement de maladie. D’autres ont dit que j'avais été exposé aux lions lors de la découverte de la conjuration d’Hermolaos contre Alexandre ; quelle imagination !  D’autres enfin ont prétendu que j’ai bu de la ciguë à l’âge de soixante-dix ans ou que je me serais précipité dans l’Euripe. Ce qui est vrai, c'est que j’ai traité du suicide dans le cadre des vertus, plus particulièrement dans le contexte du courage de l'amitié et de l’amour de soi ainsi que de la justice. Mais après, j'ai aussi écrit que le suicide était la pire des lâchetés. Donc je ne sais pas.

Il paraît qu’au Mont-Saint-Michel en France, ce mont si célèbre chez les Chrétiens, on a étudié tout ce que j'ai fait pour prouver que la chrétienté avait des origines grecques, je pense qu ils ont travaillé sur ma mort. Donc si vous allez au Mont-Saint-Michel, vous montez dans l’abbaye, et vous verrez quelques moines très érudits sur la philosophie que je portais et sur ma vie. Allez- y et si vous glanez des éléments sur ma mort, vous m'enverrez un SMS. Ça m’intéresse.

Mais, une dernière chose, il ne faut pas croire tout ce que j'ai écrit. Comme l'a dit un de vos très très grands savants : "Tout est relatif". Lui était génial. Moi pas. 

Interview imaginaire, recueillie, reconstituée ou imaginée par Aude Kersulec et JMS, juillet 2016)

Les livres à lire pour aller plus loin...

- Aristote : Œuvres complètes, Aristote et Pierre Pellegrin (Flammarion)

- Dictionnaire Aristote de Pierre Pellegrin (Ellipse)

- Aristote et le Mont st Michel , les racines grecques de l’Europe chrétienne par Sylvain Gouguenheim (Le seuil)

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