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Aristophane, l’homme qui avait prévu l’effondrement économique actuel de la Grèce dans une pièce écrite en 388 av. J.-C.
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THE DAILY BEAST

L'effondrement économique de la Grèce et sa situation sociale catastrophique font du pays une cible idéale de la satire. Ce qui explique pourquoi une comédie écrite par Aristophane il y a bien des siècles y remporte un franc succès cet été.

The Daily Beast - Nick Romeo

 ATHÈNES - Dans un quartier aux magasins fermés et aux bâtiments du XIXe siècle délabrés, à moins de deux kilomètres de l'Acropole, quelqu'un a griffonné un graffiti sur le côté d'un édifice : "Pas de WC public, Monsieur le Maire !". La plupart des graffitis aux alentours (comme les mots "Vendu" sous un mendiant aux paupières tombantes, ou "Tuez-les tous !" en grosses lettres rouges), expriment la rage et le désespoir. Mais ce message au maire d'Athènes est unique par son aspect pluri-sensoriel. Juste en-dessous, sur le trottoir, il y a une illustration tridimensionnelle du manque de toilettes publiques : un tas d'excréments humains.

Cette petite scène sordide sur la rue Aristophane, qui porte le nom du grand dramaturge comique de l'époque classique athénienne, n'est qu'un signe parmi tant d'autres de la désintégration urbaine à l'œuvre autour de la place Omonia à Athènes. Des pâtés de maison entiers paraissent abandonnés, les rues sont jonchées d'ordures et les bâtiments couverts d'horribles graffitis haineux. Des grilles métalliques et des verrous protègent les quelques magasins restants, mais les commerces et les logements légaux ont presque totalement disparu de certaines zones.

Récemment, par un après-midi de semaine, deux hommes fouillaient une benne à ordures remplie à ras bord, à la recherche de bouteilles en verre, dans la rue Aristophane. Derrière eux, un homme assis sur le trottoir insérait une aiguille dans une veine de son bras. On pourrait parler d'ironie de l'histoire, à voir Omonia devenue l'épicentre de la détérioration civique d'Athènes. Omonia, un terme clé dans la Politique d'Aristote, qui signifie la "conformité de sentiments", est souvent traduit par "concorde", voire plus vaguement par "amitié politique". C'est une force qui unit les citoyens autour de valeurs partagées qui promeuvent la prospérité des hommes.

Athènes, comme nombre de villes partout dans le monde, n'a pas su incarner cet idéal aristotélicien, et se trouve bien plus proche de l'état de lutte des classes que le Socrate de Platon décrit dans la République. Pour Socrate, si la distribution des richesses est trop inégale, ce qui semble ne former qu'une seule cité se divise en fait en "deux [États] qui se font la guerre, l'un composé de riches, l'autre de pauvres". Aristophane, avec sa passion pour les blagues de sexe et scatologiques, apparaît sans doute comme l'auteur antique le moins susceptible d'illustrer les relations entre la richesse, l'éthique et l'unité politique. Mais sa pièce Ploutos (La richesse), présentée pour la première fois en 388 av. J.-C., alors qu'il approchait des 60 ans, est une méditation comique sur ces thèmes.

Après les dévastations de la guerre du Péloponnèse et de la guerre de Corinthe, Athènes était une puissance à genoux, à l'influence politique et à la puissance économique fortement réduites. Le parallèle avec la Grèce d'aujourd'hui a été apparemment suffisamment fort pour motiver cet été la représentation de la pièce dans des théâtres de plein air, dont ceux d'Épidaure et d'Olympie. Dans certaines versions, le personnage de la déesse Pauvreté était vêtu de façon à évoquer la chancelière allemande Angela Merkel, qui a défendu ardemment les mesures d'austérité, soit tenues pour responsables des malheurs de l'économie grecque, soit louées pour avoir limité le gaspillage et les dépenses débridées du gouvernement grec.

Le personnage qui donne son titre à la pièce d'Aristophane est le dieu grec de la richesse, Ploutos, un vieillard ridé, chauve et édenté, sale et voûté par le poids des ans. Mais sa caractéristique principale, c'est sa cécité, raison pour laquelle il rend visite aussi bien aux bons qu'aux mauvais. C'est pourquoi beaucoup de personnes méchantes et corrompues deviennent riches, tandis que nombreuses sont les bons qui restent pauvres.

Pour résumer, la pièce commence dans le monde tel que nous le connaissons, un endroit où des gens comme Donald Trump réussissent. Mais un vieux paysan rencontre Ploutos par hasard et l'emmène au sanctuaire miraculeux d'Asclépios afin de le guérir de sa cécité.

Ayant recouvré la vue, Ploutos peut désormais accorder sa bénédiction à ceux qui la méritent. La pièce semble se terminer sur la correction d'un problème moral essentiel dans le monde : à l'avenir, les personnes vertueuses profiteront enfin de la prospérité qui leur est due comme juste récompense. Mais une possibilité inquiétante vient troubler cette fin de conte de fées : et si la richesse corrompait en fait la vertu qu'elle est sensée récompenser ?

Cet argument est avancé par la déesse Pauvreté, qui affirme que s'ils n'étaient pas motivés par sa présence, les gens ne produiraient rien. "Tout artisan a l'impression d'être mon esclave, dit-elle. Assise derrière lui, je l'oblige par pure nécessité à chercher le moyen de gagner sa vie". Sans elle, les tailleurs, les fabricants de tuiles, de navires, les cordonniers et les tanneurs arrêteraient tous de travailler. Pire, les esclaves ne suffiraient pas à combler cette pénurie de main-d'œuvre car il n'y aurait pas d'esclaves. Toute personne qui pourrait envisager de vendre un esclave aurait déjà assez d'argent et n'aurait donc pas de motif de le faire. À ceux qui veulent récompenser la bonté humaine par des richesses, la Pauvreté répond que s'ils sont bons, c'est uniquement parce qu'ils ne sont pas riches. L'éthique professionnelle n'est pas la seule vertu que la richesse détruira selon la Pauvreté. "Je vous donne de meilleurs hommes que Ploutos, meilleurs de corps et meilleurs d'esprit. Il vous donne toute sorte d'infirmes : la goutte ici, des bedaines là, des œdèmes aux mollets, de l'obésité en veux-tu en voilà, tandis que je vous donne des hommes minces et secs comme des guêpes, mortels pour nos ennemis".

Bref, la richesse ne crée que des impotents gras et lâches. Sous une forme aussi radicale, son argument n'est pas difficile à contrer. La pauvreté extrême, comme l'observe l'un des personnages, produit de la souffrance et de la misère, pas de la vertu. Elle amène aussi les hommes au vol et à la rapine. La réponse de la Pauvreté constitue l'un des passages les plus fascinants de la pièce. Elle reconnaît la légitimité de ces points, mais distingue entre pauvreté et indigence : "l'homme qui me suit n'a jamais souffert, ni jamais ne souffrira des privations dont vous parlez. Vous parliez d'un indigent, qui n'a absolument rien pour vivre. La pauvreté est différente. Cela veut dire mener une vie économe, vous en tenir à votre travail, n'avoir rien qui soit en trop, mais rien qui ne manque non plus".

Pour traduire cela en termes actuels, elle plaide en faveur de la nécessité d'une classe moyenne solide. Depuis que l'économie grecque est passée à deux doigts de l'implosion l'an dernier, les analyses de son effondrement se sont regroupées autour de deux explications. Dans la première, plus ou moins adoucie par le vocabulaire de l'économie, l'accent est mis sur une langueur typiquement méditerranéenne qui serait ancrée au plus profond de l'âme grecque. Cette aversion pour le travail, apparemment non partagée par les pays vertueux de l'Europe du nord, aurait rendue la crise à la fois inévitable et bien méritée. L'austérité serait alors une incitation nécessaire qui stimulerait la productivité grecque. Cet argument a une grande affinité avec les affirmations de la déesse Pauvreté d'Aristophane lorsqu'elle dit qu'elle inspire vertu et zèle chez ceux qu'elle touche.

La deuxième version dépeint la Grèce comme une victime innocente et travailleuse des prédations allemandes et européennes et affirme que la crise ne serait que le dernier chapitre d'une longue histoire d'États puissants soutirant leurs richesses à des pays plus pauvres. L'austérité serait une punition injuste qui frapperait les vertueux et les méritants. Cet argument partage le point de vue des personnages d'Aristophane, qui rendent la vue au dieu de la richesse. Si le monde était juste, les Grecs, pauvres et vertueux, seraient récompensés par des richesses.

Mais alors, que fait une personne vertueuse de ses richesses ? Leur accumulation comme leur étalage risquent de compromettre la bonté même qu'elles récompensent. De peur que l'on ne rate la conclusion implicite, Aristophane rend les choses parfaitement claires dans une scène où apparaît un personnage simplement nommé "L'Homme bon". L'Homme bon donne rapidement son argent à ses amis qui en ont besoin. Au cœur de cette pièce, un paradoxe insoluble reste encore pertinent de nos jours : ceux qui méritent des richesses ont par définition tendance à ne pas y accorder beaucoup d'importance. Et ceux qui les possèdent risquent de devenir le genre de personnes qui ne les méritent pas. Que ceux qui débattent de ces problèmes soient les dieux allégoriques d'une pièce antique, les dirigeants politiques de la Grèce et de l'Allemagne ou les candidats actuels à la présidence des États-Unis, la profondeur de la comédie d'Aristophane met en avant les dangers de la richesse sans vertu et la promesse d'une classe moyenne qui ne soit ni corrompue par les excès, ni écrasée par l'indigence.

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