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Areva, 5 milliards de déficit : la facture d'une gestion à la française
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Coordination imparfaite

Pour la quatrième année consécutive, Areva a enregistré une perte de 5 milliards d'euros en 2014. Et si la conjoncture n'est pas favorable au secteur du nucléaire, les trop grandes ambitions de l'entreprise ajoutées aux influences de corps intermédiaires ne sont pas non plus à écarter.

Martine Orange

Martine Orange

Martine Orange est journaliste d'investigation et économique à Médiapart.

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Jean-Yves Archer

Jean-Yves Archer

Jean-Yves ARCHER est économiste, membre de la SEP (Société d’Économie Politique), profession libérale depuis 34 ans et ancien de l’ENA

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Atlantico : Quelles ont pu être les erreurs qui ont amené aux déficits successifs d'Areva, jusqu'à atteindre le record de 5 milliards enregistrés cette année ? 

Jean-Yves Archer : Comme toute entreprise, Areva dépend de ses clients et de sa politique d'investissement puisqu'il s'agit ici de montants très conséquents. Or, en termes de performance commerciale, deux points sont admis. Tout d'abord, l'offre d'Areva est très haut de gamme (voir l'EPR) et donc éloignée des attentes moyenne gamme de nombreux pays ce qui avantage des constructeurs coréens, notamment. Pour prendre une métaphore respectueuse du talent de nos ingénieurs et scientifiques, Areva souffre aussi du syndrome de l'Aérotrain (voir ici)  conçu par le génial Jean Bertin mais qui restât loin de tous débouchés commerciaux tangibles. Comme disait Marcel Fournier, fondateur de Carrefour : " Je ne vends pas ce que j'achète à mes fournisseurs, j'achète ce que je sais vendre ". Dans le cas d'Areva, c'est cette logique " market-driven " qui a été perdue de vue. En revanche, en matière d'investissements stratégiques, Areva a été prudente quant à l'accès à la ressource (importants achats miniers : Ura Min en 2007 pour 1,8 milliards d'euros) mais peu regardante en matière de ratio qualité-prix, donc de l'opportunité de ses grands achats et de leur TRI (taux de rentabilité interne). On a privilégié la sécurité d'approvisionnement sur la lucidité des charges.

De surcroît, Areva ne peut opérer seule : la nature des appels d'offre implique la présence d'autres partenaires. Et là, nous sommes confrontés à nos travers usuels de compétition intérieure. L'échec du marché d'Abu Dhabi en 2009 a montré la faible propension à un travail en synergie entre Areva et EDF. A ce sujet, l'idée du Gouvernement d'un rapprochement sera quitte ou double : soit harmonieux, soit désastreux tant les cultures d'entreprise sont disjointes comme l'avait souligné, dans un propos retentissant, feu Christophe de Margerie (ancien Président de Total).

Faible projection combinée à l'export, technologie surdimensionnée sont des causes qui induisent les pertes d'exploitation des années récentes.

Mais, comme dans toute entreprise, la gouvernance est essentielle. Or, l'ancienne Présidente, Madame Anne Lauvergeon, semble avoir su s'émanciper de certaines tutelles comme l'indique un rapport de la Cour des comptes de Mai 2014 : "Si les questions de personne jouent un rôle", la forme sociétale d’Areva, fondée sur un conseil de surveillance et un directoire a montré ses limites. La Cour indique ainsi : "Dans le schéma actuel de gouvernance, le directoire a pu prendre seul la décision de signer le contrat de l’EPR finlandais OL3, source d’une perte de plus de 3 milliards d’euros pour Areva. Le conseil d’Administration permettrait à l’Etat, qui y serait représenté, de se prononcer sur les grandes offres commerciales d’Areva et d’arrêter les comptes". Il y a donc eu centralisation du pouvoir. Avec ses avantages en termes de réactivité et ses limites en termes de contrôle interne.

Pourquoi, alors qu'on savait, personne n'a rien voulu faire ?

Jean-Yves Archer :Le pilotage stratégique d'Areva pose une question d'équilibre entre une immixtion excessive de l'Etat via l'APE (Agence des Participations de l'Etat) et via les diverses Tutelles techniques au détriment du management interne. En droit privé des affaires, il n'est pas exclu de penser que certaines décisions prises ont, en réalité, relevé ici et là de la notion de " gestion de fait ". Face à un Etat omniprésent, il faut aussi garder à l'esprit que les responsables politiques de notre pays émettent, telles des lettres de cachet, des injonctions qui ne sont pas toujours réalistes pour l'entreprise publique. Concorde fût une réussite technologique mais un bourbier commercial qui n'a pas permis de rencontrer la rentabilité. Ainsi, dans le cas d'Areva, les choix des décideurs qui ont validé l'EPR n'étaient probablement pas en phase avec la maturité technologique de l'entreprise, avec l'état de l'industrie nucléaire, et avec la demande.

Martine Orange : Les alertes sont effectivement arrivées à l'Elysées, à Bercy… L'administrateur d'Areva à Bercy, Bruno Bézard, était lui aussi parfaitement au courant de ces défaillances. Je vous rappelle le communiqué qu'avaient fait un certain nombre de députés au moment du non renouvellement d'Anne Lauvergeon pour protester contre son non-renouvellement, alors que plusieurs milliards de pertes accumulées étaient déjà été constatées.

Il y a bien entendu des liens incestueux entre grandes entreprises et sphère politique, grands corps, hautes administrations publiques, chacune se défendant et protégeant les siens. L'AMF (autorité des marchés financiers ndlr) a également sans doute une part de responsabilité : Areva étant une société cotée, aurait pu demander à ce que soit respectée la transparence des comptes… Les commissaires aux comptes n'ont pas non plus alerté les adminisatrations.

Pour autant, on a pu constater certains travers, illustrés par des relations incestueuses avec l'Etat, mais aussi certains corps intermédiaires comme comme le Corps des mines qui considère d'ailleurs Areva comme son "fief", et dont il souhaite préserver la mainmise qu'il y exerce.  C'est pourquoi par exemple, Anne Lauvergeon -qui était d'ailleurs responsable du Corps des mines- avait-elle éprouvé le besoin de nommer Robert Pistre -le grand faiseur de Roi du corps des mines- en 2010 comme conseiller. Et vous avez une organisation qui fait qu'on ne touche pas à ces grands corps comme on ne touche pas à l'inspection des finances. On est plus dans des failles de l'organisation de l'Etat, avec une caste qui navigue entre administration publique et entreprises privée sous influence de l'Etat.

Or, il peut paraître choquant de constater le décalage entre les différents déficits budgétaires : lorsque l'on évoque celle de la Sécurité sociale, les déficits sont odieux. Les près de 10 milliards de pertes depuis 2011 enregistrées par Areva, équivalant le déficit des caisses de retraite, sont moins graves.

Quel diagnostic peut-on faire des défauts, des failles dans la coordination entre entreprises françaises et Etat d'une manière générale plus générale ?

Martine Orange : La difficulté réside dans le fait qu'Areva est un des fleurons de la technologie française. Le Nucléaire est un domaine hautement stratégique, et il concerne tant des enjeux énergétiques, en matière de défense, que commerciaux. Pour ces raisons, il semble difficile de demander à l'Etat de s'en dégager totalement et de laisse une gestion totalement proche d'un groupe classique, c'est-à-dire sans contrôle. 

Jean-Yves Archer : Parallèlement, dans nombre d'entreprises où l'Etat est actionnaire, la réalité factuelle oblige de constater qu'il y a des conflits internes à l'élite politico-administrative et singulièrement une opposition entre les anciens de l'ENA et les hauts représentants des grands corps d'ingénieurs. L'ancien ministre avisé André Giraud avait mis en garde d'aucuns sur ce travers franco-français. En homme d'expérience qui avait largement contribué à l'émergence de la filière nucléaire française (et à notre indépendance face aux Etats-Unis), il avait en mémoire les graves déboires de Creusot-Loire qui devaient déboucher sur sa liquidation en 1984 et sur la répartition de ses actifs entre Usinor et, pour la partie nucléaire, de Framatome. Formons d'évidence le vœu que le destin d'Areva ne soit pas une sorte de vente à la découpe au détriment de la filière française et des personnels tout autant que des sous-traitants. 

Ce qui arrive aujourd'hui, la perte de 5 milliards enregistrée par Areva, est le résultat de la chronique d'un désastre annoncé depuis des années. Tout dans les comptes, les contrats, montraient une dégradation depuis 2009, notamment avec le chantier de l'EPR finlandais. On ne pouvait plus se ranger derrière l'idée que ce chantier était un prototype, le chantier avait commencé 3 ans auparavant, ce qui aurait pu laisser le temps à une reprise à la normal de la construction. Comptablement parlant, les indicateurs d'une défaillance étaient clairs : le groupe ne dégageait plus de cash flow, et consommait ses liquidités pour poursuivre son activité ; cession de T&N à Schneider et Alstom à l'époque…

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