Apologie du terrorisme : Dieudonné, son habileté diabolique et le piège mortel dans lequel on tombe en ouvrant des poursuites<!-- --> | Atlantico.fr
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Dieudonné a écrit sur sa page Facebook "Je me sens Charlie Coulibaly".
Dieudonné a écrit sur sa page Facebook "Je me sens Charlie Coulibaly".
©Reuters

"Je suis Charlie Coulibaly"

L'humoriste n'en a pas fini de tourmenter le gouvernement, qui au passage, le lui rend bien. Cependant son dernier "coup" contre Bernard Cazeneuve, la lettre ouverte en réponse aux menaces du ministre, lui donne une bonne longueur d'avance.

Vincent Tournier

Vincent Tournier

Vincent Tournier est maître de conférence de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble.

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L’humoriste Dieudonné fait de nouveau parler de lui. Voici ce qu’il a écrit sur sa page Facebook à son retour de la marche républicaine en mémoire des victime des frères Kouachir et de Medi Coulibaly :

"Après cette marche héroïque, que dis-je… Légendaire ! Instant magique égal au Big Bang qui créa l'Univers… Ou dans une moindre mesure (plus locale) comparable au couronnement de Vercingétorix, je rentre enfin chez moi. Sachez que ce soir, en ce qui me concerne, je me sens Charlie Coulibaly."

Des mots qui lui ont valu lundi 12 janvier l’ouverture par le parquet de Paris d’une enquête pour apologie du terrorisme, et des propos particulièrement durs de la part de Bernard Cazeneuve, qui a déclaré avoir donné "des instructions à la direction juridique et des libertés publiques du ministère de l'intérieur pour examiner immédiatement la suite qui peut être examinée en droit", et d’envisager "de donner les suites les plus sévères à cette déclaration qui, après la manifestation d'hier, témoigne d'une irresponsabilité, d'un irrespect et d'une propension de cet individu à attiser la haine et la division".

L’humoriste a répondu par un courrier adressé au ministre, et rendu public sur son site "Quenel+" : 

"Hier, nous étions tous Charlie, à marcher, à se tenir debout, pour les libertés. Pour que l’on continue de rire de tout. Tous les représentants du gouvernement, vous compris, marchaient ensemble dans cette direction. Au retour, je me suis senti bien seul. […] Depuis un an, je suis traité comme l’ennemi public numéro 1, alors que je ne cherche qu’à faire rire. […] On me considère comme un Amedy Coulibaly alors que je ne suis pas différent de Charlie. […] A croire que mes propos ne vous intéressent que lorsque vous pouvez les détourner pour mieux vous indigner."

Atlantico : Le gouvernement n’a eu de cesse ces derniers jours d’insister sur le caractère essentiel de la liberté d’expression. Dieudonné, qu’on l’apprécie ou non, n’a-t-il pas mis l’exécutif face à ses contradictions ?

Vincent Tournier : Il fallait s’y attendre. Quelle belle occasion pour Dieudonné de se rappeler au bon souvenir du gouvernement. Il a raison de ne pas se gêner. Tout le monde vient de clamer son amour pour la liberté d’expression et le droit à l’humour. Il lui suffit donc de renvoyer l’ascenseur et de dire : vous aimez ça, la liberté, eh bien chiche ! Dieudonné joue sur du velours, surtout lorsqu’on se souvient que, l’an dernier, la justice s’en est pris à lui avec des arguments pour le moins étonnants, comme le fameux arrêt du Conseil d’Etat sur le lancer de nain. De plus, quand on regarde dans la ribambelle des chefs d’Etat qui sont venus manifester à Paris aux côtés de François Hollande, il n’est pas sûr que tous soient des parangons de vertus démocratiques.

>> Lire également notre article publié il y a un an à ce sujet : Quels effets juridiques secondaires pour la jurisprudence Dieudonnée ?

C’est tout le problème de la liberté d’expression. On veut en faire un principe absolu, mais on oublie que cette liberté a ses limites, lesquelles sont fixées par l’Etat en fonction des circonstances. L’an dernier, l’Etat a considéré que Dieudonné constituait une menace pour l’ordre public parce qu’il entraîne sur son nom une dynamique qui se nourrit de la détestation des juifs et du système politique. La contradiction entre l’annulation des spectacles et la proclamation de la liberté est flagrante, mais elle est logique si l’on admet que la liberté est d’abord une notion politique. Chacun revendique la liberté pour soi, mais pas pour ses adversaires. Le chanteur Médine est aujourd’hui pointé du doigt parce qu’il vient de sortir sur Youtube une chanson assez dure (Don’t Laïk). Pour se justifier, il revendique comme Dieudonné sa liberté d’expression, son droit de critiquer et de caricaturer. Mais les attentats de la semaine dernière changent la donne. La liberté d’expression a beau être sacralisée, elle peut difficilement s’abstraire d’un clivage politique qui devient aujourd’hui structurant, notamment sur la laïcité. La question est désormais : de quel côté es-tu ? Cette injonction risque maintenant de conditionner tout le reste.

Son argumentaire correspond-il effectivement à ce qu’est, et devrait être, la liberté d’expression ?

Avec son talent et son sens tactique, Dieudonné cherche à exploiter les failles de la démocratie pour développer son discours antisioniste et antisystème. Il sait très bien que la liberté d’expression est le talon d’Achille des démocraties. Les mouvements extrémistes ont toujours tenté d’exploiter cette faille en revendiquant pour eux-mêmes une liberté qu’ils méprisent par ailleurs.

L’argument est toujours le même : il y a deux poids deux mesures, donc votre liberté est hypocrite. Ce n’est pas totalement faux : Charlie Hebdo, qui est pourtant assez exhaustif dans ses critiques, a lui-même fait le ménage dans ses rangs lors de l’affaire Siné.

De son côté, la justice est loin d’être très claire sur les limites de la liberté d’expression. Lorsque Christiane Taubira est comparée à un singe par une militante du Front national, la sanction est très lourde (9 mois de prison ferme en première instance) ; mais lorsque Charlie Hebdo compare Bruno Megret à un "petit rat", il est relaxé. Nicolas Bedos a également été relaxé lorsqu’il a traité Marine Le Pen de "salope fascisante". Par contre, l’assistant parlementaire d’un sénateur socialiste a été condamné pour avoir traité Marion Maréchal-Le Pen de "salope", et on verra ce qu’il adviendra pour Guy Bedos pour avoir utilisé le même qualificatif à l’égard de Nadine Morano. Bref, on voit bien que la subjectivité reste très forte. Les tribunaux tiennent manifestement compte des caractéristiques du locuteur (qui parle ?) et du contexte (d’où parle-t-il ? à qui ? quand ?). Les intellectuels et les artistes bénéficient d’un statut particulier. Lorsque Jean Baudrillard, au lendemain des attentats du 11-Septembre, parle de la "jubilation prodigieuse de voir détruire cette superpuissance mondiale" (Le Monde, 2 novembre 2001), ne fait-il pas l’apologie du terrorisme ? Lorsque Edgar Morin, Danièle Sallenave et Sami Naïr écrivent que "les juifs qui furent humiliés, méprisés, persécutés, humilient, méprisent, persécutent les palestiniens" (Le Monde, 4 juin 2002), n’incitent-ils pas à la haine religieuse ? Dans cette dernière affaire, les auteurs ont d’ailleurs été relaxés en première instance, condamnés en appel, puis définitivement blanchis en cassation, ce qui montre les hésitations de la justice.

Est-ce le gouvernement qui s’est laissé prendre à son propre piège, ou a-t-il été quelque peu "aidé" par Dieudonné ? Cela pourrait-il jeter un fort discrédit sur l’exécutif ?

Si le gouvernement pensait en avoir terminé avec Dieudonné, il se trompe. Il va au contraire revenir encore plus fort car il peut enfoncer le doigt là où ça fait mal. Il peut jouer les naïfs en réclamant pour son propre compte les grands principes de la démocratie qui viennent d’être consacrés dans une sorte de plébiscite improvisé. Son statut d’artiste-humoriste lui fournit un autre argument particulièrement puissant.

Le gouvernement aura donc beaucoup de mal à répondre à Dieudonné et à ses soutiens. C’est assez paradoxal parce que, finalement, la sacralisation de Charlie Hebdo n’était nullement donnée d’avance. On a même le sentiment que les attentats ont quelque peu forcé la main des élites, contraintes de délaisser une stratégie qui visait plutôt à gagner les faveurs de la population musulmane, gauche et droite confondues. Souvenons-nous en effet que, en 2006, lors de la première affaire des caricatures, puis en 2011-2012 lorsque Charlie Hebdo a décidé d’en remettre une couche, les hauts responsables politiques étaient très critiques à l’égard des caricatures. En 2006, Jacques Chirac condamnait les "provocations manifestes" et, en septembre 2012, le premier ministre Jean-Marc Ayrault, après avoir rappelé son attachement à la liberté d’expression, faisait part de "sa désapprobation face à tout excès". Dans le film La Marche, sorti fin 2013, le chanteur Nekfeu avait appelé à "un autodafé contre ces chiens de Charlie Hebdo" sans que cela ne provoque une levée de boucliers.

En réalité, Charlie Hebdo était donc bien seul dans cette critique des religions en général, et de l’islam en particulier. Les responsables politiques préfèrent rester prudents : d’une part les musulmans constituent un enjeu électoral, d’autre part il y a toujours le risque de déclencher de nouvelles violences collectives. C’est un équilibre difficile à trouver. En tout cas, c’est ce qui me paraît expliquer la déclaration assez étonnante de François Hollande qui appelle à "refuser les surenchères les stigmatisations, les caricatures les plus désolantes". L’utilisation de ce terme "caricature" est particulièrement surprenante dans le contexte actuel, où le mot est sur toutes les lèvres et a pris au contraire une signification très positive, devenant presqu’un étendard. Que veut-il dire ? Comment interpréter cette déclaration ? Envoie-t-il un message pour faire comprendre que le temps des caricatures est terminé, et qu’il faut maintenant faire place au principe de réalité ?

A Toulouse un homme a été condamné à trois mois ferme pour apologie d'acte terroriste sur Facebook. Où la limite de la liberté d'expression se situe-t-elle ? Quand elle permet d'appeler à la violence, ou quand elle la provoque ?

Cela montre en tout cas que la justice sait être ferme à l’occasion. Cela dit, manifestement, les trois personnes qui viennent d’être condamnées ont un dossier assez lourd, y compris de récidivistes, ce qui explique la dureté des sanctions. Dans leur cas, on est évidemment très loin de la liberté d’expression puisqu’ils ont appelé au meurtre pur et simple, quelques heures à peine après les attentats.

Cette condamnation est aussi une bonne nouvelle pour le gouvernement. Cela va lui permettre de montrer qu’il n’a pas été inactif dans la lutte contre le terrorisme puisque les individus en question ont été condamnés en vertu de la nouvelle loi de novembre 2014. Ce n’est qu’un petit succès, mais qui n’est pas négligeable compte tenu du fiasco monumental qui vient de se produire avec les attaques de Paris.

Néanmoins, ces condamnations sont aussi des signaux inquiétants. Elles rappellent que le contexte unanimiste de ce dimanche ne doit pas faire illusion. Il est clair que, pour une partie significative de la population, Charlie Hebdo n’est pas dans le camp du bien. Or, si ces trois hommes se sont faits attraper, c’est parce qu’ils ont été particulièrement maladroits et démonstratifs dans leur envie de meurtre. Mais à côté d’eux, combien n’en pensent pas moins tout en restant discrets ?

Propos recueillis par Gilles Boutin

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