Angela Merkel presque seule à la barre : à quoi ressemblera(it) une Europe pilotée par l’Allemagne<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Europe
L'Europe à couleur allemande donnerait le primat aux grands équilibres, aux correcteurs automatiques mais aussi à la croissance économique.
L'Europe à couleur allemande donnerait le primat aux grands équilibres, aux correcteurs automatiques mais aussi à la croissance économique.
©Reuters

Empire germanique

La prise du leadership de l'Allemagne sur l'Europe, notamment sur la question des migrants, et la dislocation en cours du couple franco-allemand obligent à imaginer une Europe où l'Allemagne tiendrait seule la barre. Les questions du rapport à l'identité, à la politique, mais aussi l'économie et la diplomatie se poseraient avec force.

Nicolas Goetzmann

Nicolas Goetzmann

 

Nicolas Goetzmann est journaliste économique senior chez Atlantico.

Il est l'auteur chez Atlantico Editions de l'ouvrage :

 

Voir la bio »
Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

Voir la bio »
Christophe de Voogd

Christophe de Voogd

Christophe de Voogd est historien, spécialiste des Pays-Bas, président du Conseil scientifique et d'évaluation de la Fondation pour l'innovation politique. 

Il est l'auteur de Histoire des Pays-Bas des origines à nos jours, chez Fayard. Il est aussi l'un des auteurs de l'ouvrage collectif, 50 matinales pour réveiller la France.
Voir la bio »

Atlantico : Quelles sont les spécificités de l'identité allemande construite après la guerre ?

Christophe de Voogd : Tout d'abord un mot sur cette idée d'identité que vous avancez : mot tabou encore pour une partie de l'opinion française, surtout à gauche, et sacrée pour une autre, surtout très à droite. Et enjeu justement central dans le cas allemand car, en raison du passé, c'est dans la quasi-totalité du spectre politique que le mot est là-bas interdit. D'où l'idée d'Habermas d'un "patriotisme constitutionnel", d'une démocratie fondée sur des aspects juridiques et "communicationnels" sous la forme d'une reconnaissance réciproque de droits entre citoyens. D'où aussi la disparition du vieux mot de Volkstum, mot trop chargé des crimes commis au nom du Volk, pour désigner la nationalité au profit de Staatsangehörigkeit, simple et neutre "appartenance à un Etat". De sorte que la définition de la nation en Allemagne, fondée sur la culture et la langue par Herder et Fichte (et non pas, comme on le dit trop souvent, sur la "race") a été mise sous le boisseau. Dès lors et paradoxalement le modèle allemand d'identité d'après guerre se rapproche beaucoup du modèle républicain théorisé par Renan et fondé sur la volonté de vivre ensemble et l'adhésion politique. Davantage, les Allemands d'aujourd'hui vont plus loin que Renan, qui accordait lui une place capitale aux "sacrifices" faits dans le passé, "au long legs de souvenirs" qui fait aussi la nation : on l'oublie toujours quand on parle de nationalité en France !

Compte tenu de ce rapport à l'identité, qu'est-ce qui pourrait avoir une influence sur l’organisation de l'Europe et l'image qu'elle aurait ou donnerait d'elle-même ? En quoi cela serait-il différent d'une Europe à dominante française ?

Christophe de Voogd : Votre formulation de la question identitaire en termes d'image de soi est la bonne : elle évite aussi bien l'écueil de "l"essence des peuples" que celui de l'ignorance de leur représentations collectives fondamentales. On vient de voir que l'image de soi des Allemands a beaucoup changé. A quoi il faut ajouter l'expression économique de cette projection de soi, puisque la projection politique est interdite depuis 45. D'où l'abstention allemande en matière de défense. Mais ce n'est plus vrai en matière de politique étrangère comme on l'a vu en Ukraine. 

Il est donc sûr que l'Europe à couleur allemande donnerait le primat aux grands équilibres, aux correcteurs automatiques mais aussi à la croissance économique : car l'Allemagne ce n'est pas que la rigueur en ce domaine, c'est aussi le succès ! Une Europe à dominante française serait inversement une extension de notre pays : activisme diplomatique et faiblesse productive. Ne pas oublier d'ailleurs que c'est la France qui a longtemps façonné l'Europe à cause de la retenue allemande. D'où par exemple le style très technocratique de Bruxelles selon notre modèle et l'importance des mécanismes de coopération interétatique, comme le voulait de Gaulle. L'Allemagne ferait assurément une Europe plus intégrée.

Demeure la question fondamentale : l'Allemagne veut-elle une "Europe allemande" ? Pour ma part, j'en doute fort. je crois qu'elle vise une "Europe à l'allemande" ; Non pas au service de sa propre puissance (objectif français) mais conforme à son propre fonctionnement: une démocratie fédérale et prospère.

Quelles seraient les conséquences d'une Europe dominée une vision germanique de l'économie ? Quelle serait la position de la France dans un tel schéma ? Quelles seraient les conséquences dans les relations de l'Europe avec les autres puissances économiques ? 

Nicolas Goetzmann :Le fait est que l’Allemagne domine déjà l’économie européenne de la tête et des épaules. Aussi bien en termes de puissance économique, le pays est au premier rang en ce qui concerne le PIB, avec près de 30% du total de la zone euro, qu’en ce qui concerne la doctrine. Et cette doctrine se développe en deux niveaux. D’une part, un modèle exportateur basé sur une puissante industrie, et, d’autre part, une politique monétaire stricte qui a pour but de servir cette approche mercantiliste.

Depuis la naissance de l’euro, L’Allemagne a fait le choix de la modération salariale, permettant aux entreprises d’engranger la plus grande part de la valeur ajoutée et de produire un déséquilibre. Puisque la valeur ajoutée n’est pas distribuée, le pays se retrouve dans un état de sous consommation par rapport à ce qu’il produit. La production du pays ne peut alors être absorbée totalement par le consommateur allemand et ce surplus doit donc être exporté. C’est ici que les profits des entreprises vont jouer un rôle car ils vont servir à financer les déficits d’autres Etats, comme cela a été le cas de l’Espagne ou de la Grèce au cours des années 2000. La surproduction allemande est donc vendue à d’autres, et cette consommation étrangère est financée par l’Allemagne elle-même. Voici comment l’Allemagne est parvenue à une balance commerciale record, la plus importante au monde, et qu’elle essaye aujourd’hui d’appliquer à l’Europe toute entière. Car les politiques d’austérité n’ont pas d’autre objectif que de rendre les autres pays plus compétitifs, tout en assommant leur consommation intérieure. Avec un tel régime, la balance commerciale européenne bat aujourd’hui des records vis-à-vis du reste du monde. Selon les dernières données Eurostat, les exportations de la zone euro on progressé de 7% sur la dernière année, contre une hausse de 1% des importations, ce qui crée ici un nouveau déséquilibre. Avant, celui-ci était interne à la zone euro, aujourd’hui, il est interne et externe.

Et bien entendu, cette stratégie cause des tensions, parce que les membres du G20, Etats Unis et autres, s’agacent de voir une zone économique représentant 25% de l’économie mondiale, surfant sur la croissance des autres sans faire le moindre effort. Il s’agit de la stratégie du "cavalier solitaire", le "free rider".

Une telle politique est rendue possible par un élément déterminant qui est la politique de la Banque centrale européenne. En produisant une politique monétaire extrêmement stricte, ce qui est véritablement le cas depuis 2008, la demande intérieure de la zone euro est fortement contrainte, ce qui produit un taux de chômage élevé, et permet ainsi de freiner la consommation du continent. Ce n’est donc pas grâce aux prouesses de l’économie européenne que le continent exporte, mais c’est bien plus parce que ses importations ne progressent, et ainsi, la balance commerciale affiche un fort excédent.

Le résultat est un partage inéquitable de la valeur ajoutée, un taux de chômage élevé, et un agacement de plus en plus marqué de nos partenaires économiques. Voici le résultat d’une politique économique sous influence allemande aujourd’hui.

Quelles seraient les conséquences sur le fonctionnement institutionnel européen et sur le discours politique de l'Europe ?

Christophe Bouillaud : Il me semble qu’il n’est pas raisonnable d’imaginer une perpétuation de l’Europe actuelle où l’Allemagne tiendrait seule la barre. Très rapidement, les institutions européennes actuelles sombreraient. Elles ne sont pas prévues pour qu’un Etat, aussi important soit-il, les domine. Elles sont entièrement faites pour faciliter et soutenir le compromis entre Etats. Surtout, si les choses continuent ainsi dans le cadre des institutions européennes actuelles, il n’y aurait plus de démocratie effective que dans la seule Allemagne, et tous les autres pays seraient des satellites à la démocratie de façade. Il y aurait le centre (l’Allemagne) et les colonies (le reste de l’Union). Or, à la fin, les pays colonisés finissent toujours par se rebeller. On ne peut paradoxalement imaginer en fait un leadership vraiment durable de notre voisin d’outre-Rhin que dans le cadre des réformes institutionnelles, justement celles voulues actuellement par l’Allemagne qui iraient vers plus de fédéralisme démocratique.

Sur le plan des institutions de l’Union européenne, celles-ci devraient alors tenir compte de la forte recommandation de la Cour constitutionnelle allemande lors de son jugement sur le Traité de Lisbonne en juin 2009. Selon elle, si l’on veut aller plus loin dans l’intégration européenne, il faut absolument respecter le principe un homme-une voix pour déterminer le nombre d’élus de chaque pays au sein du Parlement européen. Actuellement, il existe une disproportion entre le nombre d’électeurs que représente un élu luxembourgeois au Parlement européen (autour de 35.000) et un élu allemand au même Parlement (plus de 800.000). Cela serait donc plus généralement redonner aux petits Etats le rôle modeste qui aurait dû toujours être le leur si l’Union européenne avait été plus sensible à la démocratie réelle. Cela serait sans doute la fin de la logique des paradis fiscaux internes à l’UE (Luxembourg en particulier), et cela redonnerait à tous les grands pays de l’Union des finances publiques plus saines.

Plus généralement, si l’on voulait aller plus loin dans l’intégration européenne, il faudrait donc aller vers un vrai fédéralisme démocratique. Dans ce cadre-là, le pays le plus peuplé aurait un poids énorme dans toute la mécanique institutionnelle – encore plus qu’aujourd’hui sans doute-, mais comme il aurait ce poids énorme, il accepterait aussi bien plus facilement des transferts de souveraineté au niveau européen. On se retrouverait avec un Etat européen à dominante allemande, un peu dans le fond comme la Confédération helvétique.

Dans ce cas-là, où l’Union européenne se concevrait enfin comme un Etat fédéral de plein exercice, cela simplifierait grandement les choses aux yeux du monde. Les citoyens européens y comprendraient enfin quelque chose, puisqu’il y aurait sans doute enfin un gouvernement européen, soutenu par une majorité auquel s’affronterait une opposition. On pourrait par ailleurs faire augmenter le budget européen, et celui-ci serait contrôlé par un Parlement européen représentant vraiment le poids des différents pays et de leurs contribuables. Le principe no taxation without representation serait respecté.

Quelles seraient alors ses relations avec les grands pays historiques de l'Europe (France, Angleterre, Benelux, Italie...), comparées à ses relations avec les pays de l'Est, ou du Sud ? N'y aurait-il pas finalement, une tentation de repli sur soi et de retour à ses origines du traité de Rome ?

Christophe Bouillaud : Clairement, ce scénario fédéraliste suppose déjà le départ d’un pays au moins : le Royaume-Uni. Jamais les Anglais n’accepteraient un tel scénario. Remplacer la souveraineté du Parlement de Westminster par celui d’un Parlement de Bruxelles, même élu vraiment à proportion des populations de chaque pays (donc favorable aux grandes nations dont le Royaume-Uni) est impensable. Il est aussi très peu probable que le peuple français consulté par référendum accepte une telle évolution. Mais c’est là une autre question que celle que vous me posez. Plus généralement, une telle évolution fédérale ne se ferait pas à 28 Etats. Le plus logique du point de vue économique et pratique serait de partir du périmètre actuel de la zone Euro, malheureusement, toute cette affaire des réfugiés montre à quel point il n’y a pas grand-chose de commun entre l’opinion publique en France, en Allemagne, en Slovaquie ou en Estonie.

Comment faire un Etat fédéral à partir de gens qui ont si peu en commun sur le plan des valeurs ? Le périmètre réaliste d’une fédération européenne du point de vue des valeurs, des visions de la vie, comme le montrent les sondages, correspond effectivement à l’ancienne Europe de l’ouest. Cela peut être vu comme un repli sur soi ou comme simplement une preuve de réalisme. Si j’ose dire, tous les pays de l’Europe donnant sur l’Atlantique où l’acceptation du mariage homosexuel va de soi pour une majorité des habitants ont sans doute assez en commun pour se fédérer, c’est plus difficile de le faire avec les "traditionnalistes" de l’est du continent.

Comparée à ses voisins européens, l'Allemagne est un pays moins expansionniste. Quelles en seraient les conséquences dans le cas d'une domination allemande en termes de politique étrangère ? Qu'est ce qui, concrètement, la distinguerait d'une Europe pilotée par la France, tant dans son rapport aux frontières, que dans son intervention extérieure ?

Christophe Bouillaud : Dans une Europe réduite en taille, plus fédérale et démocratique, les populations de langue allemande (Allemagne et Autriche) auraient d’évidence plus de poids – surtout après le départ des Britanniques. Or, si l’Allemagne est un pays moins expansionniste pour reprendre votre expression, c’est bien parce que ces populations germanophones ont gardé la mémoire des maux que peuvent causer des guerres de conquête mal engagées, et pour cause, deux guerres mondiales perdues leur ont un peu fait la leçon.

Une telle Europe serait donc beaucoup plus prudente dans ses engagements extérieurs et beaucoup plus défensive. Par ailleurs, l’Allemagne se pense comme une puissance commerciale à l’échelle du monde. Sa domination amènerait sans doute une politique commerciale encore plus libre-échangiste, et la recherche de bonnes relations avec tous les pays avec lesquels le commerce est lucratif. Bref, c’est le modèle de "la Suisse en grand" qui s’imposerait, une Europe certes prête à défendre chaque pouce de son territoire en cas d’attaque, mais sans jamais aller intervenir chez les autres, une Europe prête à commercer avec le monde entier et à offrir toujours le meilleur produit aux acheteurs. De ce point de vue, il faut bien remarquer que ce sont les Britanniques et les Français, avec leur capacité à intervenir sur des théâtres extérieurs, en Afrique ou au Moyen-Orient, qui sont désormais très minoritaires en Europe.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !