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Accusé "boomer", levez-vous : ce qu’on peut reprocher (ou pas) à la génération des 30 glorieuses
©Bernd von Jutrczenka / dpa / AFP

Conflit générationnel

Comme la vogue de l'expression "Ok, boomer" le suggère, un grand mouvement de rupture générationnelle traverse les pays occidentaux, même s'il existe une grande hétérogénéité entre pays. Au-delà de la question écologique, c'est aussi la part de responsabilité des boomers dans les difficultés économiques des millenials qu'il faut interroger.

Alexandre Delaigue

Alexandre Delaigue

Alexandre Delaigue est professeur d'économie à l'université de Lille. Il est le co-auteur avec Stéphane Ménia des livres Nos phobies économiques et Sexe, drogue... et économie : pas de sujet tabou pour les économistes (parus chez Pearson). Son site : econoclaste.net

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Joël Hellier

Joël Hellier

Joël Hellier est économiste et enseigne à l'Université de Nantes et de Lille 1. Ses travaux portent sur la macroéconomie des inégalités, l'économie de la mondialisation, l'éducation et la mobilité intergénérationnelle et l'économie du travail.
 

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Luc Arrondel

Luc Arrondel

Luc Arrondel est directeur de recherche au CNRS, au PSE (Unité mixte de recherches CNRS-EHESS-ENPC-ENS). Il est également professeur associé à l'école d'économie de Paris et notamment membre du conseil scientifique de l'AMF (Autorité des Marchés Financiers) et membre du comité éditorial de la revue Economie et Statistique. Il a obtenu le Prix Risques-Les Echos 2006 (avec A. Masson et D. Verger) pour ses recherches sur la mesure des préférences de l'épargnant vis-à-vis du risque et du temps.

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Atlantico : Une des principales accusations contre les baby-boomers, c'est à dire contre la génération née entre 1945 et 1960, c'est avoir pu profiter des Trente Glorieuses. Qu'est-ce qui a été plus simple d'un point de vue économique pour cette génération-là ?

Joël Hellier : D’une part, comme les trente glorieuses se terminent avec le premier choc pétrolier en 1974, une grande partie des boomers ont été directement touchés par la fin de ces années fastes.  C’est particulièrement le cas des ouvrier(e)s qui travaillaient dans les industries traditionnelles (textile, confection, mines, sidérurgie, métallurgie etc.) qui se sont restructurées, c’est à dire ont disparues, dans les années soixante-dix et quatre-vingt.

D’autre part, ceux qui ont le plus bénéficié des trente glorieuses sont nés de la fin des années trente au début des années cinquante, même si les premiers ont souffert de la guerre dans leur enfance. Pour ceux nés à la fin des années cinquante at au début des années soixante, il faut faire une nette distinction selon la qualification et les secteurs d’activité.

Les catégories « supérieures » (cadres et professions intellectuelles) et « intermédiaires » ont été peu touchées par le chômage et les restructurations. Elles ont bénéficié de la pénurie de main d’œuvre qualifiée et, assez paradoxalement, des largesses sociales décidées dans les années soixante-dix et quatre-vingt (assurance chômage généreuse, pré-retraites, retraite à soixante ans, etc.) qui, au départ, devaient prioritairement améliorer la condition des ouvriers et des employés. Sur les retraites, sujet oh combien sensible actuellement et qui concerne directement les reproches faits aux boomers, l’abaissement  de 65 à 60 ans décidé en 1981 visait à effacer une profonde injustice : les ouvriers partaient à la retraite à 65 ans alors que leur espérance de vie était inférieure à cet âge. En d’autres termes : leurs cotisations payaient les retraites des cadres qui bénéficiaient d’une espérance de vie de 10 ans supérieure. Mais l’abaissement à 60 ans de l’âge de la retraite a beaucoup bénéficié aux cadres et professions intermédiaires qui, plus que les ouvriers, ont vu leur temps de retraite en bonne santé augmenter fortement.

En fait, il me semble que le point crucial est celui de la confiance en l’avenir. Il est clair que les jeunes nés dans les années 50 disposaient de beaucoup moins de richesses matérielles que ceux qui ont vingt ans aujourd’hui. Mais ils avaient vécu leur enfance dans un monde où le pouvoir d’achat augmentait continument de 4% par an, où le plein emploi était la règle avec un taux de chômage autour de 2% et, enfin, ils pensaient pouvoir changer le monde ... même s’ils ne l’ont pas fait. Les « millenials » vivent dans un monde anxiogène où les dérèglements climatiques et écologiques, les crises économiques récurrentes, la montée des inégalités, le terrorisme et les désordres sociaux et politiques semblent régler l’avenir.  Et ils en rendent les générations précédentes responsables.

Alexandre Delaigue : Les taux de croissance ont eu tendance à diminuer dans les pays développés à partir des années 1970. Plus on avance, plus les générations ont des situations économiques difficiles sous l'effet de ces taux de croissance plus faibles. C'est un premier facteur, qui n'est pas spécifique à la génération du baby-boom, mais qui est tout de même significatif. 

Un deuxième point, c'est le profil démographique de la population. Pour les générations du baby-boom, les générations plus anciennes n'étaient pas très nombreuses, parce qu'elles correspondaient à une période où l'espérance de vie était plus faible et parce qu'en plus, elles avaient été creusées par les deux guerres mondiales. Les circonstances démographiques ont donc été extrêmement favorables pour la génération du baby-boom. La génération du baby-boom n'a donc pas eu trop à dépenser pour s'occuper des inactifs, c'est à dire des enfants (le taux de natalité avait baissé) et des plus vieux (pour les raisons que je viens de citer). Maintenant, on arrive au moment où les générations du baby-boom entrent dans la retraite. Le résultat, c'est que cette bulle dans la pyramide des ages, qui se trouvait auparavant au niveau des actifs, se retrouve aujourd'hui au niveau des inactifs, des retraités, et de ce fait, les cohortes des actifs d'aujourd'hui se retrouvent à devoir payer beaucoup plus parce que le ratio de dépendance évolue de manière défavorable. 
Enfin, dans la phase d'acquisition des actifs, les baby-boomers ont bénéficié de l'inflation des années 1970 et du début des années 1980. Celle-ci leur a permis de s'endetter. Les gens qui ont acheté un logement à crédit au début des année 1970 ont bénéficié de taux d'inflation très élevés qui ont absorbé le montant de leur charge d'intérêt. Pour donner des chiffres approximatifs, un couple de fonctionnaires débutant au début des années 1970 touchait 1000 F par mois chacun. Si ce couple s'endette pour s'acheter une maison, il va payer des mensualités d'à peu près 600 F par mois sur 20 ans. En 1990, quand ce couple a fini de payer, sous l'effet de l'inflation, le salaire nominal de chacun des membres du couple est de 10 000 F par mois. Leur charge d'intérêt n'est toujours que de 600 F par mois. Leur dette initiale a donc été totalement avalée par l'inflation. Pour toutes les générations suivantes, ce n'est pas le cas parce que l'inflation a de fait disparu. Pour les millenials, ils sont entrés sur le marché du travail au moment où les prix de l'immobilier ont commencé à exploser, rendant l'acquisition immobilière de fait extrêmement difficile. 

Luc Arrondel : Sur ce point, les travaux de Hippolyte d'Albis là-dessus sont très instructifs. Il explique que jusqu'à présent, les générations ont toutes bénéficié de la croissance économique. Jusqu'à ses travaux, on avait tendance à dire que les générations qui arrivaient en dernier avaient plus de difficulté à s'insérer dans le monde économique. Quand on regarde la question génération par génération, en prenant en compte un grand nombre de facteurs, on se rend compte en réalité que cela n'est pas vrai. Cela remet en question le travail de Louis Chauvel qui lui a souligné qu'il y avait une rupture générationnelle très importante de ce point de vue, et qui a mis en cause notamment cette génération du baby-boom. 

Du point de vue de l'accession à la propriété, depuis le milieu des années 1980, les jeunes ont plus de difficultés à accéder au marché du crédit et au marché immobilier. Il y a eu un creusement des inégalités entre les générations au niveau national de ce point de vue. Dans la dernière enquête que nous avons réalisé, néanmoins, on observe qu'avec le contexte de taux bas, cette difficulté se résorbe un peu, et donc le constat est un peu moins vrai. Il n'y a en réalité pas vraiment de guerre de génération sur cette question : cela dépend surtout des conditions économiques. Les prix immobiliers et les conditions du marché jouent leurs rôles.

Les boomers profitent-ils toujours aujourd'hui des Trente Glorieuses ? En d'autres termes, la rupture générationnelle dans l'opinion vient-elle en partie d'un fort effet de génération (pas seulement d'âge, ce qui est classique) sur les inégalités ? Les boomers sont-ils plus riches à leur âge que ne l'étaient les générations précédentes ? 

Joël Hellier : Si les boomers sont plus riches que ne l’étaient ceux nés, par exemple, au début du XXème siècle, c’est que les pays avancés ont d’abord connu une longue période de prospérité quasi-ininterrompue de 1945 à 1975. Ensuite, les effets des crises économiques (deux crises pétrolières, mini-crise du début des années 90 et, surtout, la forte crise financière puis des dettes européennes des années 2008-2010) ont été fortement estompés par l’intervention des Etats. Hormis certains pays (en Amérique Latine, en Grèce), la crise économique ne s’est pas muée en profonde crise sociale avec, comme dans les années trente, 1/3 de la population au chômage et dans la pauvreté, augmentation forte de la mortalité, désobéissance civile et violence exacerbées. La crise des gilets jaunes en France n’est pas comparable aux troubles des années trente aux Etats Unis ou en Allemagne. 

En un mot : les chocs qui, pendant les guerres ou la grande crise des années 30, avaient détruit la richesse accumulée, ont été amortis lors des dernières crises, et les destructions de richesse ont été bien moindres.

Il y a donc effectivement plus de richesses accumulées et, très logiquement, celles–ci se concentrent en grande partie entre les mains des seniors. Le poids élevé des seniors dans la richesse totale est traditionnel et logique tant que les crises ne viennent pas détruire ce qui a été accumulé pendant la vie.

Enfin, il ne faut pas négliger l’illusion de richesse créée par l’explosion des prix de l’immobilier. Il y bien sûr plus de richesse apparente, mais le fait que le prix d’un logement ait été multiplié par deux n’augmente pas l’utilité qu’on en tire, sauf au moment de sa revente à condition de ne pas utiliser cet agent pour acheter un nouveau logement. 

Alexandre Delaigue : Quand on regarde les cohortes, on voit qu'effectivement au même âge, la situation est plus difficile en termes de patrimoine pour les cohortes les plus récentes. Il y a aussi un facteur souvent présenté, qui est la question du niveau des retraites. Les systèmes de retraite qui ont été définis à l'époque du baby-boom ont garanti des retraites pour les baby-boomers plus généreuses que les retraites qui suivront... C'est, indépendamment de toute question politique, assez logique que les retraites baissent pour ceux qui n'y sont pas encore. C'est tout à fait logique de dire aux gens qui ont 40 ans aujourd'hui que leurs retraites seront moins importantes : ces personnes ont les moyens de s'adapter, de travailler un peu plus par exemple, ou d'épargner plus. Vous dites la même chose à une personne qui a 70 ans, cette personne n'a aucun moyen de se retourner. 

Luc Arrondel : Quand on fait une analyse par génération des inégalités de patrimoine, si l'on compare le patrimoine de différentes générations au même âge, donc à différentes dates, on note qu'au milieu de cycle de vie, il y a un enrichissement général : plus les générations sont récentes, plus les individus qui les composent sont riches à un âge donné. Il est difficile de dire ce qu'il adviendra dans 20 ans pour les gens qui ont 30 ans aujourd'hui, mais c'est bien la tendance qu'on a observé dans le passé. Ceux donc qui utilisent l'expression "Ok, boomer"' aujourd'hui, à 20 ans, 30 ans, auront peut-être plus de patrimoine que ceux qui ont aujourd'hui 60 ans. 

La question qui se pose est aussi celle de la conservation des acquis économiques par une génération plus nombreuse dans un système démocratique où c'est le nombre qui compte. Les boomers font-ils de la résistance pour conserver leurs positions (politique de l'emploi, de la fiscalité, de l'immobilier, des retraites, etc.) ?

Joël Hellier : Le seul acquis économique que peuvent aujourd’hui défendre les boomers est le maintien de pensions de retraite honorables. Même le fait de repousser l’âge de la retraite ne les concerne plus ; cela concerne les générations suivantes, ceux qui sont nés dans les années soixante, soixante-dix.

De même, l’emploi ne les concerne pas. Et s’ils s’opposent à une augmentation des droits de succession, c’est pour léguer plus à leurs descendants, ce qui pose un problème de justice sociale liée à la transmission intergénérationnelle des richesses et non un problème d’opposition entre générations. 

D’une certaine façon, il me semble qu’en tout cas en France les boomers nés dans les années 1945-1960, en d’autre termes les ex « soixante-huitards » et « post-soixante-huitards », sont moins éloignés des jeunes générations que ceux nés dans les années soixante et soixante-dix. Ils sont devenus, pour paraphraser Bernard Lavilliers, « de gauche bien rangée, tricolore et tranquille ». En France, la vraie rupture s’opère plutôt avec les générations nées dans les années soixante et soixante-dix, plus individualistes, plus préoccupées d’enrichissement matériel et de réussite sociale. Ce sont les générations qui ont eu vingt ans au moment du Reaganisme et des « golden boy ».

Dans les pays anglo-saxon, et particulièrement aux Etats Unis, c’est un peu différent car les ex-hippies libertaires se sont souvent mués en libertariens néo-conservateurs, contre toute régulation et climato-sceptiques. D’où une vraie rupture avec les jeunes générations.

Enfin, les boomers ont maintenant entre 60 et 75 ans, et il reste la tendance naturelle à devenir plus conservateur et moins novateur avec l’âge ; ce qui n’est bien évidemment pas le cas à vingt ans.

Alexandre Delaigue : Dans le reproche adressé à la génération du baby-boom, il y a bien sûr le fait qu'un changement culturel très important s'est accompli alors que ses membres étaient actifs. Ils ont réussi à occuper des places très rapidement de cette manière-là. Je fais référence à mai 1968 et à la période des années 1970 pendant lesquelles les générations du baby-boom ont pu occuper des places de pouvoir et ont déterminé la culture. Toutes les générations qui ont suivi attendent pour avoir des places d'un certain point de vue. Il suffit de regarder la télévision pour constater que beaucoup de gens de cette génération baby-boom continuent d'occuper ces places prestigieuses. 

Je n'ai néanmoins pas tellement l'impression qu'il y ait, au global, un vote des personnes âgées particulièrement orienté. Le conflit des générations, pour utiliser une phraséologie marxiste, est un ruse du grand capital pour berner le peuple. Il y a des problèmes économiques et sociaux mais les inégalités existent entre des gens qui ont beaucoup de capital et ceux qui n'en ont pas, indépendamment de la question de la génération. Si aujourd'hui, vous êtes jeune et que vos parents ont un appartement dans Paris et des actifs nombreux, vous êtes très avantagés et vous allez finir par hériter. Vos parents vous ont mis dans la bonne école. Il y a donc une transmission du privilège tôt ou tard. La question du privilège n'est pas liée à la question de l'âge. La période qu'on va rencontrer va être une période pendant laquelle les générations du baby-boom vont transférer mécaniquement leur patrimoine. Les générations du baby-boom vont décéder dans les vingt prochaines années ... Du coup, leur patrimoine va être transmis sous forme de succession et d'héritage. Mais cela ne résoudra pas la question des inégalités ! 

Néanmoins, si l'on voulait se poser la question de l'amélioration des conditions économiques pour les plus jeunes aujourd'hui, on aurait des politiques du logement différentes, on aurait des politiques éducatives différentes, mais ceux qui s'opposent à ce type de réformes, ce n'est pas particulièrement les baby-boomers. 

Luc Arrondel : Il faut prendre des précautions quant à la généralisation de ces observations mais en effet la génération 68 a été au pouvoir un long moment et a bénéficié des Trente Glorieuses. Elle a bénéficié aussi d'un système de retraites équilibré. La conjoncture a été très favorable sans aucun doute. Après, qu'ils tentent de conserver les acquis et les avantages de cette conjoncture, peut-être, mais cela tout le monde le fait ! Forcément les intérêts des boomers sont différents de ceux des millenials. On peut donc peut-être leur reprocher un léger manque d'altruisme mais c'est autre chose...

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