45, rue d’Ulm : les souvenirs de Jean d’Ormesson sur les bancs de l’Ecole normale supérieure<!-- --> | Atlantico.fr
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Jean d'Ormesson école normale supérieure Mon prof ce héros
Jean d'Ormesson école normale supérieure Mon prof ce héros
©JOEL SAGET / AFP

Bonnes feuilles

L’ouvrage collectif "Mon prof, ce héros" est publié aux éditions Presses de la Cité. Vingt auteurs, écrivains, historiens, universitaires, auteur pour la jeunesse, critiques littéraires, en hommage à Samuel Paty, racontent celui ou celle qui a contribué à faire d'eux ce qu'ils sont aujourd'hui. Extrait 2/2.

Jean d'Ormesson

Jean d'Ormesson

Jean d'Ormesson était écrivain et journaliste français. Il avait été Membre et doyen de l'Académie française.  Jean d'Ormesson était une figure littéraire et médiatique française incontournable.

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Je suis passé presque sans intermédiaire des jupes de ma mère à l’hypokhâgne et à la khâgne du lycée Henri-IV qui préparaient au concours de la légendaire Ecole normale supérieure. […]

Le décor changeait. Aux chauffeurs d’ambassade, aux valets de pied de la République en habit à la française, aux piqueurs de Saint-Fargeau, à mes oncles en leggins et en tweed et à ma grand-mère dans ses vastes châles noirs qui portaient le deuil de la monarchie guillotinée succédaient Boudout, Dieny, Hyppolite et Alba.

C’étaient de grands professeurs. Sec, coupant, peu agréable au premier abord, merveilleux avec moi, Victor Alba avait été trépané et gardait un trou sur le devant de son crâne. Il avait connu son heure de gloire en révisant les manuels d’histoire de Malet et Isaac qui avaient constitué la bible de plusieurs générations d’étudiants. Dieny, qui nous enseignait la Grèce ancienne, son histoire, sa langue et la topographie de la Rome républicaine et impériale, était un rêveur d’une délicieuse maladresse, empêtré dans ses fiches sous nos hurlements de rire. Plus proche de Proust qui croyait aux livres que de Sainte-Beuve qui s’intéressait aux existences et à leurs accidents, Jean Boudout m’a appris à lire. Il prenait un texte de quelques lignes et il nous le confiait pendant une heure ou pendant une semaine pour lui tordre le cou. Il s’agissait de tirer de ces quelques mots tout ce qu’il était permis d’en attendre. Quand nous les rendions à Boudout, ils étaient à bout de souffle, exsangues, pressés comme des citrons : ils avaient tout avoué. Jean Hyppolite était le plus célèbre de nos maîtres. Il avait traduit de l’allemand La Phénoménologie de l’esprit et passait pour le meilleur connaisseur en France de la pensée difficile de Hegel.

Je ne comprenais presque rien de ce qu’il nous disait et je l’écoutais avec passion. Il souffrait d’asthme et il nous récitait d’une voix sifflante, en reprenant avec peine une respiration pleine d’hésitations qui donnait à sa diction quelque chose de pathétique, La Jeune Parque de Valéry :

Qui pleure là, sinon le vent simple,

à cette heure

Seule, avec diamants extrêmes ?…

Mais qui pleure,

Si proche de moi-même

au moment de pleurer ?...

Tout-puissants étrangers,

inévitables astres

Qui daignez faire luire

au lointain temporel

Je ne sais quoi de pur et de surnaturel…

Salut ! Divinités par la rose et le sel,

Et les premiers jouets

de la jeune lumière,

Iles !…

A eux quatre, avec quelques autres – Jankélévitch, Bachelard, Merleau-Ponty, Jean Wahl, Guéroult, Gouhier, Canguilhem, Etienne Gilson, Alquié… dont je lisais les livres avec une bonne volonté touchante –, la constellation Hyppolite, Boudout, Alba, Dieny m’a introduit dans un royaume inconnu, très éloigné des neiges des Carpates et des Alpes de Bavière, des longues plages d’Ipanema et de Copacabana, de la chasse à courre et des valets de chiens dans les forêts de Puisaye et dont personne ne m’avait jamais rien raconté : le royaume de la pensée, le royaume du langage, de la parole et des mots.

A lire aussi : Mon prof, ce héros : Max la légende, selon Philippe Labro

Extrait de l’ouvrage collectif, "Mon prof, ce héros", publié aux éditions Presses de la Cité.

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