11 janvier, 4 mois plus tard : mauvais diagnostics + mauvaises réponses = les 10 défis essentiels auxquels la France n’a absolument pas su répondre<!-- --> | Atlantico.fr
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Les 10 défis essentiels auxquels la France n’a absolument pas su répondre suite aux attentats.
Les 10 défis essentiels auxquels la France n’a absolument pas su répondre suite aux attentats.
©Reuters

Et pendant ce temps-là

Déjà quatre mois se sont déroulés depuis les attentats commis par des terroristes islamistes français sur le sol national, et la marche républicaine qui a suivi. Quelle place pour l'islam en France, quelle laïcité, quelle liberté d'expression... beaucoup de questions ont été soulevées, qui encore aujourd'hui n'ont pas obtenu de réponse satisfaisante.

Guillaume de Prémare

Guillaume de Prémare

Guillaume de Prémare est délégué général d'Ichtus, et ancien président de La manif pour tous. Twitter @g2premare

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Jérôme Fourquet

Jérôme Fourquet

Jérôme Fourquet est directeur du Département opinion publique à l’Ifop.

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Vincent Tournier

Vincent Tournier

Vincent Tournier est maître de conférence de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble.

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Atlantico a identifié 10 défis posés par les attentats du mois de janvier 2014. Aucun d'entre eux n'a été suffisamment traité, ou pris en charge de manière adéquate par les autorités françaises :

- Ceux qui ne se considéraient pas comme Charlie

- Quelle liberté d'expression ?

- L'islamisation de la France

- La construction d'un islam de France

- Les sources de financement de l'islam radical

- Les jeunes partis faire le djihad

- La compréhension de la laïcité dans la société d'aujourd'hui

- L'apartheid territorial

- Une islamophobie supposée

- Le déni de la réalité religieuse et culturelle de la France

>>> A lire également :  11 janvier : terroristes 1, liberté d’expression 0 ?

  • Un mauvais diagnostic

Atlantico : Il y a quatre mois les Français descendaient par millions dans les rues pour une grande "marche républicaine". Durant les semaines qui ont suivi cet événement historique, il a beaucoup été question de l'importance de la laïcité, de la liberté d'expression et plus généralement des valeurs républicaines. Même si ces questions entraient en ligne de compte, est-ce seulement pour ces raisons que les Français se sont spontanément rassemblés ?

Guillaume de Prémare : Si les Français ont senti le besoin de se rassembler, c'est d'abord pour affirmer leur refus du terrorisme et pour rendre hommage aux victimes, ce qui est bien naturel après un tel massacre. Je ne pense pas que les Français se soient spontanément réunis dans la rue, le jour-même de l'attentat, avec une volonté autre que de se remettre tous ensemble du choc. Par la suite, la classe politique et médiatique, comme un seul homme, a voulu donner un contenu politique au rassemblement du 11 janvier. C’est une forme de récupération de l’émotion collective.

Il faut resituer ce qui s’est passé dans le contexte de la mutation historique que notre pays est en train de vivre : le massacre de Charlie Hebdo n’a fait qu’accélérer ce qui était déjà en cours. L’état de choc a mis en exergue les faillites de la société postmoderne, et notamment le vide en termes de valeurs et de sens commun au sein de notre société. La question est posée : le vivre-ensemble a-t-il encore des bases communes ? Michel Houellebecq soutenait dans une interview que les Lumières ont passé leur tour : l’athéisme, la laïcité, la république, sont "morts" a-t-il dit. Notre civilisation a donc perdu sa référence commune. Voyant la mobilisation du 11 janvier, le microcosme intellectuel, qui avait été quelque peu ébranlé par cette thèse de Houellebecq, a pensé que celle-ci était invalidée par le rassemblement de tous ces Français derrière le slogan "Je suis Charlie", et donc derrière Voltaire et Rousseau.

C'était un peu rapide. Après l'euphorie, cette idée selon laquelle le sens commun qui nous guide pouvait être identifié à Charlie Hebdo a montré sa fragilité. Prétendre que ce qu'il nous reste de valeurs communes se résume à un journal satirique, c'est une démonstration par l'absurde du vide de notre société.

Par la suite, le gouvernement a essayé de faire vivre "l’esprit du 11 janvier" mais chacun aura constaté qu’il s’agit d’une tentative artificielle de refonder l’unité nationale. Cependant, l’instrumentalisation des attentats aura tout de même permis au gouvernement de faire voter une loi Renseignement de surveillance de masse sans rencontrer grande résistance. 

Dans quelle mesure le slogan "Je suis Charlie" a-t-il contribué à entretenir le flou sur ce qui mobilisait les Français ? Peut-on dire qu'il a fait écran par rapport à certains questionnements qui traversent la société ?

Vincent Tournier : Avant les attentats du 7 janvier, peu de monde connaissait vraiment Charlie Hebdo, notamment les jeunes. L’anecdote suivante m’a été rapportée par une institutrice qui a participé au rassemblement spontané du 7 janvier. En quittant le rassemblement, elle a entendu une jeune fille qui disait dans son téléphone : "je ne sais pas ce qu’il se passe, je crois qu’un dénommé Charlie s’est fait tuer". En réalité, Charlie était un journal périphérique, marginal, dont la dimension sulfureuse n'est plus aussi forte qu'avant parce que l'esprit de dérision s'est banalisé dans les médias. Et pourtant, il était bel et bien unique : c'est finalement le dernier média qui acceptait d'attaquer frontalement et durement les religions. Or, pour une grande partie de l'opinion, l’attentat contre Charlie se résume à une attaque contre la liberté de la presse. Mais en situant le débat à ce niveau de généralité, on noie le poisson. On oublie que le cœur du sujet, c’est bien la critique des religions, dont on constate qu’elle est paradoxalement devenue absente des médias traditionnels. Et c’est bien là que se trouve le cœur du problème. On voit bien que l’on assiste à une fracture sur la question du sacré : d’un côté, la société française s’est profondément sécularisée, et ce depuis très longtemps ; de l’autre, les populations issues de l’immigration connaissent un puissant regain de religiosité. En somme, le sacré disparaît chez les uns et devient omniprésent chez les autres : si ce n’est pas un choc des civilisations, cela y ressemble drôlement. Certains ont tendance à minimiser ce retour du religieux en le ramenant à une simple question sociale (la religion vient compenser le chômage, les discriminations, voire les contrôles par la police) et en le cantonnant à la France. Le problème est pourtant beaucoup plus large. Il faut aussi tenir compte des aspects idéologiques car l'islamisme se présente aujourd'hui comme un projet de contestation politique. De ce fait, les causes de ce regain de religiosité ne se trouvent pas qu’en France : on a affaire à une dynamique mondiale, comme le montrent les manifestations anti-Charlie qui se sont multipliées un peu partout dans le monde.

Lire : Comment répondre au besoin urgent d'organiser un islam de France et d'Europe sans tomber dans les pièges des tentatives précédentes

Guillaume de Prémare : Ce slogan a créé un réflexe pavlovien. Issu des réseaux sociaux, il a été récupéré par les médias, pour ensuite se retrouver partout dans notre vie quotidienne : au-dessus des autoroutes, sur les panneaux d'affichage municipaux, sur tous les murs... Nous étions proches du délire orwellien ! Cette vague est aujourd'hui passée, car on s'est rendu compte qu'il fallait trouver quelque chose de beaucoup plus solide que "Je suis Charlie" pour reconstruire le sens commun. C'est alors que les notions de République et de laïcité ont été mises en première ligne. Houellebecq nous dit qu'il ne peut y avoir de société sans religion, et que si la nôtre est en train de s'effondrer c'est parce qu'elle n'en a plus. La classe politique veut donc d'urgence redonner un sens et une religion à la France, à l'instar de Claude Bartolone qui a déclaré : "Il y a une religion suprême : c'est la religion de la République", ou encore de Rama Yade, pour qui "la République doit renouer avec sa vocation spirituelle et redevenir un messianisme, avec ce qu’il a de transgressif, de collectif, de discipliné, d’exigeant et de moral." Comme l'a écrit Patrice de Plunkett, "c'est la définition d'un régime inquiétant ; et si Rama avait écrit "vertueux" au lieu de "moral", ce serait carrément le retour à l'Incorruptible", c'est-à-dire de Robespierre. Le journaliste René Poujol a réagi à cette ultra-laïcité en se demandant : "La laïcité exigerait-elle aujourd’hui, pour survivre, la proclamation solennelle d’un athéisme d’Etat et [...] de combat ?"

Finalement, qui était Charlie, et qui ne l'était pas ?

A ce sujet, lire l'interview de Jérôme Fourquet, directeur du département opinion de l'Ifop :11 janvier, 4 mois après : qui étaient vraiment les Charlie de la grande manif' ? :

Jérôme Fourquet : Quand nous avons travaillé auprès des classes populaires sur la perception de ces attentats, les personnes les ont mis en relation avec 4 grandes séries d'événement historiques :

  • L'historique de l'immigration en France ;
  • L'évolution de la situation dans les banlieues ;
  • Le développement de l'islamisation ;
  • La géopolitique du djihadisme (printemps arabes et montée de l'EI).

Lire : Islam radical : qui a financé quoi depuis 40 ans

Ces événements sont pour les personnes interrogées, l'illustration d'évolutions angoissantes qui étaient à l'œuvre depuis un certain nombre d'années. Elles n'ont pas été étonnées mais quelque part, elles ont souligné de manière plus ou moins caustique que tous ceux qui s'étaient sentis Charlie avaient "enfin ouvert les yeux". Car eux ne sont pas sentis Charlie. Et derrière les images spectaculaires de foules qui défilent en France, l'intensité de la mobilisation était variable d'une région à l'autre. Et dans beaucoup de villes, le nombre de manifestant était moindre relativement à ce qu'on pouvait attendre. Ces taux de participation faibles renvoient à la géographie du vote FN, à la géographie de l'abstention et du "non" au référendum établissant une constitution pour l'Europe en 2005. Toute une France populaire ne s'est pas senti Charlie, notamment car elle n'était pas sensible à la demande de liberté d'expression et plus profondément parce que tous ces événements ne l'ont pas surprise et ne sont que le résultat d'une situation qu'elle avait clairement identifiée.

Pour cette France populaire, la question était bien plus grave que la simple remise en question de la liberté d'expression pour la presse. Ce qui se jouait à ses yeux c'était la prise de conscience d'une théorie de l'islamisation. Pour ces personnes, la société française était sous la menace de groupes politiques, religieux qui voulaient imposer sous différentes formes leur domination. Cela renvoie à la notion d'insécurité culturelle.

Lire : Liberté d'expression : pourquoi on ne gagnera jamais la bataille contre les préjugés racistes et antisémites en les censurant

Pour eux, les attentats ne sont que la partie émergée d'un mouvement plus vaste. C'est d'autant plus inquiétant, que ces événements, et tous ceux qui les ont précédés, ont montré, que ces problèmes-là, constituaient ce que nous avons appelé un "terreau favorable" car la situation dans les banlieues était tellement dégradée depuis 2005, que nous sommes passés de la petite violence au terrorisme. Mais jusqu'à récemment la situation était circonscrite géographiquement. Avec la montée de l'EI et l'ampleur des filières, on prend conscience qu'on est face à un phénomène de masse sur tout le territoire.

Lire : La France, les musulmans, l’islam : état des lieux d’une relation sous tension

C'est la stupéfaction lorsque l'on apprend qu'à Lunel dans l'Hérault plusieurs jeunes sont partis se battre en Syrie et sont morts. Là, on prend conscience que nous ne sommes plus dans un phénomène circonscrit. Et cette stupeur est renforcée lorsque l'on apprend que nous sommes face à des convertis. Cela crée un effet de stéréo permanent entre ce qu'on voit ici et ce qui se passe là-bas. Les décapitations sur You Tube, les jeunes d'ici qui partent là-bas, les attentats ici… Le cas de Sid Ahmed Glam en est un bon exemple, car les premiers éléments de l'enquête montrent qu'il était en relation avec un commanditaire en Syrie.

Lire : Qui sont ces Français qui partent faire le djihad en Syrie (et pourquoi y vont-ils) ?

Guillaume de Prémare : La question "Qui est Charlie ?" est complexe compte tenu de la grande diversité des manifestants. Si l’on peut établir quelques traits sociogéographiques, ceux-ci ne peuvent tenir lieu de grille de lecture systématique. C’est la faiblesse de la thèse d’Emmanuel Todd, qui est bloqué sur sa vision des deux France – révolutionnaire et contre-révolutionnaire. Par exemple, Paris est la tête de pont de "Je suis Charlie" et Paris a fait la révolution contre les provinces de l’ancienne France catholique. Cependant, certains aspects de la thèse de Todd sont intéressants. Il explique en quelque sorte que la France est dominée par une majorité sociogéographique qui trouve son intérêt et sa sécurité dans la conservation inquiète de l’état des choses ; et qui justifie son conservatisme par l’affirmation mécanique de valeurs issues d’un ancien substrat chrétien en décomposition. Un substrat vide de sens car déraciné de toute transcendance, ersatz "zombiesque" d’une veille morale devenue bonne conscience postchrétienne. Au sens où "Charlie" exprime la crise religieuse profonde de classes dominantes "qui ne croient plus en rien", qui sont "en état de vide métaphysique abyssal", Todd a raison. 

  • De mauvaises réponses

En concentrant leur discours sur la laïcité, et en redorant au passage leur blason républicain, les politiques sont-ils passés à côté du problème ?

Vincent Tournier :Peut-on vraiment dire que la laïcité a été au centre des débats ? On pourrait presque soutenir le contraire : tout semble plutôt fait pour éviter d'en parler, alors que la gravité des problèmes aurait dû conduire à un débat beaucoup plus large : n’est-il pas temps de tout revoir, de refonder entièrement le pacte laïc ? La loi de 1905 a plus d’un siècle. On va commémorer son cent-dixième anniversaire à la fin de l’année. Or, la société française a profondément changé. Le catholicisme n’est plus une menace pour la République, alors que l’islamisme oui. Les problèmes se multiplient et le cadre législatif qui a été conçu pour lutter contre l’Eglise catholique n’est manifestement pas adapté, que ce soit à l’université, dans les entreprises ou dans les services publics. Le proviseur d’un lycée professionnel me disait récemment que le problème n’est plus le voile, mais la tenue vestimentaire, puisque des jeunes filles viennent désormais entièrement couvertes, sauf la chevelure. La loi de 2004 ne dit rien sur ce point. Les établissements scolaires ne savent pas comment répondre, et chacun fait comme il veut dans son coin. Les entreprises sont en demande de clarification car les conflits se multiplient, comme l'a montré l'enquête récente de l'Observatoire du fait religieux en entreprises. Certaines entreprises sont alors contraintes de prendre des initiatives. Par exemple, l'entreprise Paprec a élaboré sa propre charte de la laïcité, tout en reconnaissant que son texte est illégal puisqu'il interdit le port de tout signe religieux. Finalement, on  se retrouve dans la même situation qu'en 1989 lors de la première affaire du voile : pour des raisons complexes, les pouvoirs publics refusent d'intervenir et préfèrent laisser les acteurs de terrain se débrouiller.

Lire : Pourquoi les détournements en série de la loi de 1905 sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat finiront bien par nous en imposer la réécriture

Faut-il laisser perdurer cette situation ? A la rigueur, on le pourrait : il faut parfois savoir fermer les yeux, laisser faire les choses, même si ce n’est pas très confortable pour ceux qui vivent les difficultés au quotidien. Mais le problème est que, derrière tout ça, se dessine une fracture sociale et culturelle de grande ampleur. C'est toute la question de « l'apartheid territorial » dont a parlé le premier ministre, mais celui-ci s'est bien gardé d'en préciser la nature. Pour les commentateurs, cet apartheid est censé résulter d'un abandon par la République, laquelle aurait renoncé à se préoccuper des quartiers sensibles et des populations issues de l'immigration. C’est un argument que l'on entend souvent, mais qui est à la fois contestable et hémiplégique. Contestable parce que les institutions publiques ont toujours eu l’ambition de ne laisser personne sur le bord de la route : non seulement il existe des politiques sociales, des politiques du logement, une politique de la ville qui est de facto une politique des quartiers difficiles, des aides diverses, y compris pour les personnes en situation irrégulière ; mais de plus les écoles fonctionnent partout avec les mêmes moyens, voire avec des moyens supplémentaires dans les zones difficiles. Hémiplégique ensuite parce que cela revient à refuser de voir l’autre côté du miroir, à savoir que, lorsque des écoles ou des centres sociaux sont brûlés, lorsque des fonctionnaires (et pas seulement des policiers) sont empêchés de faire leur travail ou d’entrer dans certains territoires, ce n’est pas la République qui abandonne certaines populations, ce sont des populations qui manifestent leur désir d’abandonner la République. Face à une telle situation, la réponse ne peut se contenter de faire un simple rappel aux grands principes. L'argument selon lequel la laïcité en France implique une neutralité de l'Etat est une vision simpliste, voire révisionniste, de l'histoire. En réalité, la loi de 1905 fait partie d’un vaste attirail législatif, dans lequel figurent aussi la loi de 1901 qui encadre les associations cultuelles et la loi de 1904 qui interdit d’enseignement les congrégations, sans parler de toutes les autres dispositions adoptées dans les années 1880 et que l’on pourrait qualifier aujourd’hui de christianophobes. Faire passer la loi de 1905 pour une loi libérale et tolérante, c’est avoir une vision pour le moins simplifiée de l’histoire.

Guillaume de Prémare : La laïcité, telle qu'elle est déclinée aujourd'hui par une grande partie de la classe politique et des médias, prend une tournure quasi religieuse. Le sens commun acceptera-t-il que la laïcité soit ainsi redéfinie comme une transcendance ? Qu'en son nom, les pouvoirs publics adoptent une attitude extrêmement rigide ? Au-dessus de toutes les religions, viendrait se placer la religion républicaine, qui serait la seule à avoir droit de cité dans l'espace public, confinant les autres à l'espace privé ?

Au-delà, c'est la conscience de chacun, l'éducation parentale qui sont remises en question par cette vision de tendance totalitaire de la laïcité. Ce que proposent ces responsables politiques, c'est en quelque sorte la religion républicaine à laquelle aspiraient les Montagnards sous la Révolution. Dans cette idée, la République n'est plus simplement une forme de gouvernement acceptée par le plus grand nombre, mais une mystique, une religion qui s'impose à tous et qui ne tolère aucune déviance.

François Hollande, Manuel Valls, le recteur de la Mosquée de Paris, Luc Besson… Tous avaient  insisté sur le fait que les musulmans de France étaient les premières victimes des attentats. En insistant sur la nécessité de lutter contre l'islamophobie, leur discours a-t-il eu un effet contre-productif ? Au fond, le renforcement d'un sentiment de victimisation au sein de la communauté musulmane française et mondiale, n'est-ce pas ce que veulent les islamistes ?

Vincent Tournier : En tout cas, cette insistance sur l'idée que les musulmans sont les premières victimes démontre qu'il n'y a pas de climat islamophobe.  Au contraire : tout est fait pour maintenir l'islam à l'écart du débat, ce qui finit par devenir problématique car c'est presque insultant pour les victimes. Les médias et les responsables politiques en font trop : pourquoi se sont-ils escrimés à mettre autant en avant l’identité musulmane du policier qui a été tué devant les locaux de Charlie Hebdo ? Cet homme a-t-il été tué parce qu’il était musulman ou parce qu'il était policier ? Dans son hommage aux victimes, François Hollande a aussi fortement insisté sur la confession de ce policier, mais comment le président de la République peut-il connaître la religion d’un fonctionnaire ? Faudra-t-il désormais rappeler systématiquement la confession de chaque policier ou militaire qui décède dans l'exercice de ses fonctions ?

Lire : 66% des Français considèrent que les musulmans vivent paisiblement en France et que seuls des islamistes radicaux représentent une menace

On voit qu'on est dans une logique étonnante. Du coup, cette insistance suscite un malaise. Elle devient suspecte car elle semble être une manière d'esquiver les débats. C’est un peu comme si on disait : les Corses ont été les premières victimes des attentats commis en Corse, ou les catholiques ont été les premières victimes de l’Inquisition, ou encore les Allemands ont été les premières victimes des Nazis, ce qui n’est pas faux sur le plan factuel mais conduit à ôter toute leur signification à de tels événements. Lorsque des attentats étaient commis en Corse, l’Etat avait beaucoup moins de scrupule à parler d'un "problème corse". Et nul intellectuel ne s’attachait alors à dénoncer une éventuelle "corsophobie". Les caricaturistes s’en donnaient même à cœur joie pour dénoncer l’archaïsme supposé de cette population.

Avec l’islam, le sujet est plus sensible. Dans notre imaginaire contemporain, les musulmans sont par nature des victimes. La grille de lecture dominante reste conditionnée par le double traumatisme de Vichy et de la colonisation. L’ennemi principal ne peut donc venir que de l’extrême-droite et du camp islamophobe. C’était déjà le discours qui prévalait  avant les attentats, y compris le matin même du 7 janvier, lorsque Michel Houellebecq était interrogé sur France Inter à propos de son livre Soumission. L’ennemi était clairement désigné : l’extrême-droite et les intellectuels réactionnaires. Dans Libération, Laurent Joffrin est même allé jusqu'à laisser entendre que les tueurs se sont tout bonnement trompés de cible. C'est logique : n'auraient-ils pas dû s'attaquer aux vrais méchants, comme Zemmour, Finkielkraut et Houellebecq ?

L'idée selon laquelle les musulmans sont les premières victimes permet de ne pas se poser des questions douloureuses : pourquoi des musulmans deviennent-ils des bourreaux ? Pourquoi les problèmes se multiplient ? A-t-on affaire à des cas isolés ? Ne faut-il pas commencer à s'interroger sur les dynamiques fondamentalistes qui traversent le monde musulman ? On ne sait pas grand-chose, d'ailleurs, sur la place que prend le fondamentalisme musulman parce que la question elle-même n'a pas droit de cité. En fait, la réalité déplaît tellement qu’on préfère l’évacuer, la transformer, l’exorciser. C’est assez inquiétant car cela oblitère notre capacité à poser les bons diagnostics.

Lire : Psychorigides de la République : comment vouloir totalement effacer de l'espace public "les distinctions d'origine, de race, de religion" nous a condamné à la myopie et aux impasses intellectuelles

Guillaume de Prémare : Tout ce qui est communautarisation et victimisation des musulmans de France va dans le sens de ce que recherchent les islamistes. Le message délivré par François Hollande est d'une ambiguïté incroyable : d'un côté il alimente cette victimisation et renforce de facto la communautarisation, de l'autre il met à l'honneur une liberté d'expression absolue, qui permet le blasphème et l'insulte et accélère donc la fracture culturelle avec les musulmans, ce qui contribue à dégrader l'idée de communauté nationale. La liberté de la presse est essentielle, cependant je ne crois pas qu'il faille placer l'insulte au sommet de la pyramide de la liberté d'expression. Quand le pape dit qu'on ne peut pas ainsi insulter les religions, mais qu'on ne peut pas non plus tuer en leur nom, il ne fait qu'appeler les gens au bon sens.

A Marseille, qui est une ville à forte mixité culturelle, la mobilisation sous l'étendard "Je suis Charlie" n'a pas été aussi forte qu'ailleurs. S'est-on bercé d'illusion en pensant que toute la France "était Charlie" ?

Guillaume de Prémare : Dans le feu de l'action des grands rassemblements du 11 janvier, les organisateurs ont pensé entretenir l'illusion, puis ils se sont progressivement réveillés, notamment à cause de ces minutes de silence qui n'ont pas été respectées dans des écoles et des administrations. Ils se sont rendu compte de ce décalage, et en réponse ils proposent une laïcité dans sa version la plus agressive.

Par ailleurs, dans quelle mesure la Une de Charlie Hebdo qui a suivi a-t-elle contribué à augmenter ce décalage de vision entre les pouvoirs publics et la réalité ?

Guillaume de Prémare : Bien sûr, elle augmente ce décalage. D'autant plus que cette Une est devenue le symbole suprême. Quand Manuel Valls la montre ostensiblement au monde entier à la sortie de l'Elysée, il fait preuve d'imprudence et d'irresponsabilité. Certains estiment que François Hollande et Manuel Valls ont agi avec un grand sens des responsabilités ; je pense exactement l'inverse. Personne ne demandait à Manuel Valls d'interdire la Une de Charlie Hebdo, mais personne ne lui demandait non plus d'en faire la publicité comme si c'était le symbole de la France. Nous sommes gouvernés par des irresponsables qui donnent le sentiment qu'ils veulent forcer les gens à accepter l'idée que Charlie Hebdo est le symbole de la liberté d'expression. Cela attise les tensions et les violences dans le monde.

Quelles réflexions et réponses cette situation appelle-t-elle ?

Guillaume de Prémare : Le chantier est éducatif et culturel. A l'école, il ne passe pas par des incantations sur la laïcité telles que l'envisage Najat Vallaud-Belkacem, mais par l'inverse de ce qui a été fait jusqu'ici, c’est-à-dire : une vraie transmission des savoirs de base, et un enseignement de l'histoire et de la culture françaises. C'est la France charnelle qu'il faut faire aimer d'abord et non l'abstraction d'une laïcité pure et dure. Il faut donc réformer l'école à rebours de ce qui a été fait ces dernières décennies par le pédagogisme qui aboutit à une décomposition culturelle. A cet égard, les nouveaux programmes élaborés par le gouvernement sont catastrophiques.

Lire : Les livrets de la laïcité, réponse dérisoire pour ramener dans le vivre ensemble ces élèves qui se persuadent que la République se fout de leur sort

Le niveau d'inculture est flagrant : il est hallucinant que des églises soient brulées au Niger, car ni le christianisme ni la France ne sont assimilables à Charlie Hebdo. Des deux côtés, nous assistons à une escalade, à un "choc des incultures", selon l'expression de François-Xavier Bellamy. Je pense que nous nous rapprochons de la réalisation de ce que prophétisait Alain Finkielkraut, qui écrivait en 1987 dans "La défaite de la pensée" que la décomposition culturelle qui était à l'œuvre allait laisser la place "au face-à-face terrible du zombie et du fanatique". Les personnes qui ne se trouvent ni dans le vide de sens symbolisé par le zombie, ni dans le fanatisme, observent, effarées, ce qui se passe.

C'est un enjeu mondial, au moment où l'islamisme mène un projet de guerre de conquête politico-religieuse, y compris sur notre sol. C'est différent du terrorisme de Carlos, par exemple, qui avait pour but principal de faire pression sur la politique extérieure de la France. Aujourd'hui l'islamisme entend recruter ses combattants en France, sur le terreau d'une opinion musulmane toujours davantage séparée de la communauté nationale. Le gouvernement ne veut pas voir cet enjeu, pire : il apporte des réponses qui sont à contre-emploi et aggravent cette séparation.

Propos recueillis par Gilles Boutin

Cet article est une mise à jour d'une précédente publication.

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