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Pourquoi le choix de réformer par ordonnances le marché du travail et uniquement cela pourrait bien être la première grave erreur du quinquennat Macron
©Reuters / Philippe Wojazer

Ça commence mal...

En voulant réformer le marché du travail uniquement par ordonnances, Emmanuel Macron révèle le caractère très libéral de son projet, mais aussi sa conception verticale du pouvoir, deux éléments qui pourraient susciter une grogne à la fois sociale et politique.

Philippe Crevel

Philippe Crevel

Philippe Crevel est économiste, directeur du Cercle de l’Épargne et directeur associé de Lorello Ecodata, société d'études et de conseils en stratégies économiques.

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Sylvain Boulouque

Sylvain Boulouque

Sylvain Boulouque est historien, spécialiste du communisme, de l'anarchisme, du syndicalisme et de l'extrême gauche. Il est l'auteur de Mensonges en gilet jaune : Quand les réseaux sociaux et les bobards d'État font l'histoire (Serge Safran éditeur) ou bien encore de La gauche radicale : liens, lieux et luttes (2012-2017), à la Fondapol (Fondation pour l'innovation politique). 

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Atlantico : Quelle interprétation peut-on faire de la volonté d'Emmanuel Macron de réformer uniquement le marché du travail par ordonnances ? N'aurait-il pas fallu inclure dans cette volonté d'autres réformes ? 

Sylvain BoulouqueIl semble qu'il veuille absolument éviter toute possibilité de blocage ou d'amendements à l'Assemblée qui édulcorerait son projet. Il agit comme tout nouveau gouvernant élu : procéder aux réformes qu'il juge essentielles en bénéficiant de la "souveraineté populaire". Or, si l'on considère le 1er tour de la présidentielle, cela est loin d'être le cas puisqu'il n'a réussi à obtenir qu'environ ¼ des suffrages exprimés. Il s'autorise une légitimité qui ne correspond pas à celle dont il dispose réellement.

En ne souhaitant réformer pour le moment que le marché du travail par ordonnances, le nouveau président s'inscrit dans une démarche très libérale. Reste à savoir s'il va connoter, par la suite, cette réforme d'aspects sociaux. Pour le moment, ceci n'a pas été développé. Il se pourrait qu'il y ait, dans cette réforme du travail, une transformation de la couverture sociale, c'est-à-dire l'ouverture de droits sociaux par une forme de protection individuelle étendue à tous les salariés. Mais cela reste une supposition. 

Philippe Crevel : Emmanuel Macron entend faire de cette réforme du droit du travail son pont d’Arcole. Il veut franchir vite l’obstacle en essayant autant que possible de ne pas prendre trop de balles. Ce recours aux ordonnances vise également de prouver non seulement aux Français mais aussi aux Européens la capacité du nouveau Président de traduire en actes un de ses engagements de son programme. En 1981, en 1986/1997, en 1993, des gouvernements nouvellement nommés ont eu recours à des ordonnances pour prendre rapidement des mesures (39 heures, 5ème semaine de congés pays, réformes de la Sécurité sociale, réforme des retraites, etc.). Plus loin dans le temps, Georges Pompidou eu également recours en 1967 du fait d’une courte majorité à l’Assemblée pour mettre en œuvre des mesures concernant le droit du travail et le droit social (participation, intéressement…).La refonte du droit du travail qu’Emmanuel Macron entend réaliser vise à donner la primauté à l'accord d'entreprise sur la convention de branche sur plusieurs sujets, (emploi, salaires et conditions de travail, permettre aux employeurs de d’organiser un référendum d'entreprise en cas d'accord minoritaire signé par des syndicats représentant plus de 30% des salariés, fusionner les institutions représentatives du personnel (CE, délégués du personnel et CHSCT)  et instituer un plafond et un plancher pour les indemnités prud'homales en cas de licenciement abusif. Le nouveau Président de la République reprend ainsi plusieurs dispositions qui n’avaient pas été retenues par la loi El Khomri 

C’est certain que ces seules ordonnances ne suffiront pas pour moderniser la France. Faut-il élargir en élargir le champ. Il n’est pas sain de réduire les pouvoirs du Parlement. Il est préférable de revenir à l’esprit de la Ve République en appliquant avec plus de force les principes des articles 34 et 37. La loi fixe les grands principes, les grandes orientations laissant le détail au pouvoir réglementaire. D’autre part, il ne fait pas oublier que la jurisprudence du Conseil constitutionnel impose au gouvernement d’être très précis dans les projets d’habilitation au point qu’ils ressemblent à des lois. En outre, les ordonnances doivent être ratifiées avant un délai fixé par la loi d’habilitation afin de pouvoir conserver leur caractère législatif. Ce n’est donc pas la panacée à tous les problèmes de la France.

En voulant réformer le marché du travail par ordonnances, à quels risques s'expose-t-il ? En quoi pourrait-on qualifier cette volonté d'erreur politique ? 

Unegrogne sociale pourrait survenir dans le cas où cette réforme par ordonnances n'ait pas donné lieu à des contreparties, ou s'il n'y a pas eu de négociations en amont avec les partenaires sociaux.

Précisons toutefois que les résultats des législatives pourraient quelque peu mettre à mal sa volonté réformatrice. En effet, s'il ne dispose pas de la majorité, il ne pourra pas réformer par ordonnances.

Cette volonté de réformer par ordonnances témoigne d'une conception du pouvoir caractérisée par la verticalité. Il y a là l'aspect de la volonté d'un pouvoir souverain dans le cadre républicain. Il considère ainsi que sa légitimité électorale lui confère une légitimité populaire, ce qui n'est pas encore acquis. C'est un pari qu'il fait. 

Philippe Crevel : La question est de savoir si les ordonnances sont nécessaires ou pas pour réformer le pays. Emmanuel Macron comme Bruno Le Maire ont mis en avant cette technique de gouvernement. Pourquoi une telle promesse ? L’idée est de dramatiser, d’aller vite, d’échapper au psychodrame d’une bataille d’amendements au Parlement.  

Quelle a été la pratique des précédents gouvernements en matière d’ordonnances ? La pratique a été très variable dans le temps. La première habilitation visant à prendre des ordonnances en vertu de l’article 38 de la Constitution, en 1960, autorisait le Gouvernement à prendre certaines mesures relatives au maintien de l'ordre, à la sauvegarde de l'État, à la pacification et à l'administration de l'Algérie.. Au cours des trente premières années de la constitution de la Ve République, l'article 38 n’a été utilisé que quelque 25 fois et 158 ordonnances avaient été publiées Une trentaine seulement de ces ordonnances ont été expressément ratifiées leur donnant ainsi un caractère législatif. À partir des années 90, le recours aux ordonnances de l'article 38 s’amplifie. Il s’agit bien souvent d'actualiser, notamment, le droit ultra-marin. Entre 2004 et 2013 (10 années), 357 ordonnances ont été publiées sur le fondement de l'article 38, soit 2,3 fois plus que le nombre d'ordonnances publiées entre 1984 et 2003 (20 années).

Les ordonnances sont la réponse à l’embouteillage croissant du Parlement qui doit examiner un nombre croissant de projets de lois de plus en plus longs et denses. Quand dans les années 60, la loi se contentait de fixer les grands principes laissant le détail au pouvoir réglementaire, depuis une trentaine d’année, une inflation législative est constatée.

Les lois d’habilitation concernent souvent des domaines très techniques comme  l’outre mer ou la transcription des directives européennes. Elles sont également régulièrement utilisées en matière sociale. Dans ce cas, les ordonnances permettent d’éviter que les parlementaires amendent un accord signé par les partenaires sociaux.

Si Emmanuel Macron entend étatiser le droit du travail en privant le Parlement et les partenaires sociaux de leur pouvoir de négociation, il y a un risque de blocage évident. Le passage en force peut réussir une fois mais sera très difficile à rééditer. Or d’autres réformes sont nécessaires : fiscalité, simplification, éducation, collectivités locales, retraite, assurance-chômage. Il faudra au nouveau Gouvernement tisser des liens pour éviter la constitution d’une coalition de tous les mécontentements. En 1995, Alain Juppé a échoué avec ses ordonnances sur la Sécurité sociale. Annoncé le 15 novembre 1995, le « plan Juppé » sur les retraites et la Sécurité sociale reposait sur  des ordonnances mais celles sur les régimes spéciaux et sur la fonction publique ont été abandonnées du fait des grèves qui bloquèrent le pays durant plusieurs semaines. Un Gouvernement ne peut pas tout faire avec des ordonnances, il doit disposer d’une bonne légitimité.

Dans quelle mesure la réforme du marché du travail par ordonnances pourrait nuire à la gauche souhaitant se constituer en opposition au nouveau président (la France insoumise de Jean-Luc Mélenchon et une partie du PS) ? 

Le résultat des législatives permettra d'en savoir davantage à ce propos. Dans le cas où ce nouveau scrutin traduirait une poussée à gauche plus importante encore que celle qui a pu avoir lieu pendant la présidentielle, la situation politique pourrait effectivement devenir explosive pour Emmanuel Macron. On peut formuler cette supposition autrement : dans le cas où Emmanuel Macron dévoilerait son projet présidentiel avant le 1er tour des législatives, cela pourrait potentiellement contribuer à une poussée à gauche, essentiellement en faveur de Jean-Luc Mélenchon.

Cette volonté de réformer par ordonnances le marché du travail peut revêtir une dimension stratégique consistant à empêcher la gauche (France insoumise et une partie du PS) de se constituer en opposition au président. Cela constituerait ainsi un moyen pour Emmanuel Macron d'empêcher toute forme de contestation sociale et politique de se développer. Mais dans le même temps, une telle manière d'agir peut aboutir à l'exact inverse, et susciter, dès le départ, une contestation sociale et politique extrêmement forte. C'est d'ailleurs ce qui s'était passé durant l'entre-deux-tours des législatives 2007 avec l'augmentation de la TVA par Nicolas Sarkozy : Jean-Louis Borloo avait annoncé, au cours d'une intervention télévisée, que celle-ci aurait bien lieu, ce qui a abouti à une majorité moins importante que ce que le président espérait alors, l'électorat de gauche s'étant mobilisé entre les deux tours de l'élection. 

Philippe Crevel :Ce sont les partenaires sociaux qui seront à la manœuvre. Le nouveau Gouvernement tentera sans nul doute d’avoir un accord avec au moins quelques syndicats réformistes. De ce fait, les Insoumis ou la gauche du PS pourraient être privés de débat. D’autre part sur ce sujet, les Républicains, le PS et En Marche la République devraient être sur la même longueur d’onde. Les Insoumis tenteront de relayer les syndicats durs, CGT et Sud mais pourront-ils mobiliser cet été ? 

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