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"On reproche surtout aux pères de ne pas être des mères"
©Reuters

Bonnes feuilles

C'est au moment où ils veulent affirmer leur paternité que le constat s'impose : les pères sont une espèce en voie de disparition. Comment la société réagit-elle à cette évolution, en particulier sur les plans politique et juridique, car la vraie question est peut-être : quelle autorité l'Etat conservera-t-il lorsque le père qui la symbolisait aura disparu ? Les pères : une espèce en voie de disparition ? N'ont-ils pas déjà disparu ? Extrait de "Au nom des pères" de Marc Mangin, publié aux éditions Presses de la Cité. 2/2

Marc Mangin

Marc Mangin

Marc Mangin a été journaliste pendant trente ans, spécialiste des questions asiatiques. Il est également photographe et auteur d'une dizaine d'ouvrages, parmi lesquels Chine, l'empire pollueur (Arthaud, 2008), une série de récits de voyages : Tu m'as conquis tchador (2010), La Voie du bœuf (2011), Au sud de la frontière (2014), et un roman, Le Théorème d'archipel (2015) ou bien encore Au nom des pères (2017). 

 

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Si, comme l’affirme Monique Bydlowski*, psychiatre et psychanalyste : « Pour devenir père, il faut avoir affronté le sien », le XX e siècle a réglé la question du père et, de fait, s’est évertué à définir un « père de substitution », tant peu d’hommes ont été confrontés au leur, en raison des guerres puis de l’évolution de la cellule familiale. Ceux qui, aujourd’hui, se demandent s’ils sont prêts, lorsque leur compagne leur annonce qu’ils vont devenir pères, donnent raison à la psychiatre. Jusqu’au XIXe siècle et dans une certaine mesure au début du XX e siècle, la question ne se posait pas ; être père ou le devenir faisait partie de l’ordre des choses. Aujourd’hui, les mères devraient expliquer aux hommes comment être des pères.

Pour justifier leur mise à l’écart, on reproche surtout aux pères de ne pas être des mères. Jean-Marie Périer résumait le problème d’une phrase : « Il faudra plus tard que (les enfants) comprennent et qu’ils excusent ce père qui ressemble trop à sa mère pour en être un. » Comme il y a eu des « nouveaux philosophes », puis une « nouvelle droite », il y aurait aujourd’hui des « nouveaux pères ». Le « politiquement correct » nous a 84 Monique Bydlowski : « Le désir d’enfant échappe souvent à notre volonté », entretien réalisé par Hélène Fresnel pour Psychologies Magazine (juillet 2009). habitués à vider le vocabulaire de son sens par glissements sémantiques et nous plonge dans « l’ère de la conscience heureuse » que le philosophe et sociologue Herbert Marcuse* voyait poindre, avant même 1968 – celle de la pensée unique, dans laquelle « l’atrophie des organes mentaux, qui permettraient de saisir les contradictions, procure un plaisir immédiat ». Et de s’interroger : « [Comment des individus] dont la mutilation est inscrite dans leurs libertés peuvent-ils se libérer, à la fois, d’eux-mêmes et de leurs maîtres ? »

Le père disparaît sous le poids d’une charge négative et des contradictions qui pétrissent l’Homme de qualités et de défauts, devenues inacceptables, contradictions qui le protègent pourtant de « l’enfermement total ». « Il faut que les actes, les objectifs, les valeurs, disait Marcuse, soient réduits à une seule dimension, à la dimension positive, celle qui fait converger les forces vers le maintien du système […] La société doit apparaître comme étant unidimensionnelle, c’est-à- dire exempte de négativité. » La société entre ainsi dans un système d’épuration. Il faut la lisser, en exclure tout ce qui dérange, fait tache. L’ère de la conscience heureuse se confond avec celle de l’exclusion, de l’homogénéisation, avec la lente dérive vers la société androgyne que la philosophe Elisabeth Badinter appelait de ses vœux dans XY*, et, pour cela, effacer le père, mais aussi la mère ; effacer les repères comme l’envisageait Aldous Huxley, en 1931, dans Le Meilleur des mondes.

L’univers unidimensionnel, remarquait Emmanuel Hérichon, professeur de sciences économiques et sociales, entraîne les individus « à traduire le négatif en positif, l’irrationnel en rationnel, l’aliénant en liberté, le faux en vrai85 ». Dans cet esprit, le « Père » n’évoque plus la totalité du concept cognitif qu’il recouvrait, mais est traduit en concept opérationnel par une réduction de sens qui le limite à l’autorité, voire à la cruauté. Ce n’est pas un hasard si la rationalité technologique qui s’impose dans tous les domaines de l’existence affirme sur le vocabulaire – « là où se fait la jonction entre la pensée et l’action » – son emprise totalitaire.

Marcuse, toujours selon Emmanuel Hérichon, « remet en vigueur le caractère libératoire du désespoir […] Ou bien le désespoir n’existe plus et il n’y aurait plus aucune raison de renverser cette existence idyllique, ou bien le désespoir est encore, quelque part sur la terre, une réalité, et le monde est alors non seulement à transformer mais aussi transformable. C’est donc à cause des parias, des autres races, des autres couleurs, des persécutés, des chômeurs […] que l’espoir nous est donné ». Il aurait pu ajouter : c’est grâce au père que la mère existe, et réciproquement. « La pensée unique », « l’homme unidimensionnel », la « conscience heureuse » nient toute singularité, il n’y a ni père ni mère.

Les « nouveaux » pères sont au père ce que le beaujolais nouveau est au beaujolais : un sous-produit sans caractère, immature, inachevé, à michemin entre le jus de raisin et le vin, mais qui vous garantit un sacré mal de crâne au réveil. Il n’est pourtant pas un seul professionnel qui n’en soit convaincu : père et mère ne se ressemblent pas, ils se complètent. « Le père, dit Guy Corneau, est l'appui affectif où va se heurter l'enfant pour ensuite s'intégrer au monde. Homme et femme étant complémentaires dans la procréation, à parts égales, l'un ne peut rien sans l'autre. Leur place est égale et différente mais toute aussi importante dans la mise au monde affective et sociale de l'enfant. » Le psychologue Jean Le Camus* soutient depuis fort longtemps, avec d’autres, la spécificité du père : « Les pères sont plus déstabilisateurs que les mères : ils poussent leur progéniture à affronter des problématiques inédites, tout en respectant des règles claires. » Sylviane Agacinsky le dit d’une autre manière : « La paternité n’est jamais l’équivalent masculin de la maternité. » Et inversement. La philosophe voit le système de parenté « ni (comme) un modèle logique ni (comme) un modèle mathématique (mais comme) un modèle biologique qualitatif : c’est un homme plus une femme, deux catégories qui ne sont pas interchangeables ». Et d’ajouter : « C’est d’ailleurs la seule raison pour laquelle les parents sont deux. »

Extrait de "Au nom des pères" de Marc Mangin, publié aux éditions Presses de la Cité

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