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Nicolas Bouzou : “Nos entreprises entrent dans l’ère du capitalisme cognitif avec le management du 20ème siècle. Elles risquent de le payer cher”
©IAN LANGSDON / POOL / AFP

Fléau du monde du travail

Le monde du travail a connu d'importantes transformations avec notamment les problématiques du management. Julia De Funès et Nicolas Bouzou viennent de publier "La comédie (in)humaine". Dans cet ouvrage, ils abordent la réalité des entreprises sur cette question délicate.

Nicolas Bouzou

Nicolas Bouzou

Nicolas Bouzou est économiste et essayiste, fondateur du cabinet de conseil Asterès. Il a publié en septembre 2015 Le Grand Refoulement : stop à la démission démocratique, chez Plon. Il enseigne à l'Université de Paris II Assas et est le fondateur du Cercle de Bélem qui regroupe des intellectuels progressistes et libéraux européens

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Atlantico : Dans votre dernier essai, co-écrit avec Julia De Funès "La Comédie (in) inhumaine", vous décrivez une transformation du monde du travail, notamment au travers de problématiques du management. Le mois de septembre 2018 marquera les 10 ans de ce qui a été appelé la grande récession. Comment cette crise, faisant passer les entreprises d'un monde d'expansion à une situation défensive a-t-elle pu participer à la situation que vous décrivez ?

Nicolas Bouzou : Elle l’a aggravée car, en situation de crise, les mauvais réflexes managériaux reviennent : davantage de contrôle, de process et de centralisation. On le voit encore aujourd’hui, seule la croissance par l’innovation pouvait et peut permettre de sortir de cette crise. Or on ne fait pas une entreprise innovante en multipliant les process et la bureaucratie. Ou alors on envoie une injonction contradictoire insupportable pour les collaborateurs : « prenez des risques », mais chacun sait l’organisation ne permet pas d’en prendre. C’est à mon sens l’une des grandes explications du malaise ressenti par de nombreux salariés pourtant plein de bonne volonté.

De la culture de la réunion aux stages sportifs, en passant par les bore-outs, ces symptômes connus des entreprises ne sont-ils pas le signe d'une emprise trop forte de très grandes entreprises sur l'économie, et dont les situations de quasi-monopole peuvent les conduire à une approche quasi-étatique ?  L'émergence de concurrents plus affûtés ne permettrait-elle pas un rééquilibrage de ces situations ?

Je dirais que l’âge et la taille génèrent de l’entropie. Une organisation, publique ou privée, fait naturellement naître des process et de la bureaucratie. Il faut lutter contre ça et cette lutte doit être impulsée par la direction. De fait, il y a assez peu de bureaucratie chez les Gafa et les Batx alors qu’il y en a énormément dans les banques et les compagnies d’assurance, tant aux États-Unis qu’en Europe. Mais vous avez raison : la concurrence est une bonne chose car elle pousse à l’efficacité et doit donc, sur le long terme, éliminer ou au moins marginaliser les modes managériales idiotes comme le bonheur au travail ou le management par le jeu. Mais cela prend du temps et génère à la fois de l’inefficacité économique et de la souffrance sociale.

L'anthropologiste américain David Graeber a pu décrire, depuis plusieurs années, l’essor de ce qu'il a appelé les "bullshits jobs", des emplois sans finalité provoquant finalement une forme de démotivation des salariés. Quelle est la véritable responsabilité des entreprises dans ce processus de création de tels emplois ?

David Graeber fait un constat correct mais se trompe complètement sur l’explication. Il voit dans les bullshits jobs une émanation obligatoire du capitalisme pour abrutir les gens et bloquer la réduction du temps de travail. C’est un raisonnement purement idéologique. La réalité est plus simple : ces jobs sont rendus nécessaires par l’extraordinaire croissance de la bureaucratie dans les entreprises, parfois liées à la prolifération réglementaire et législative mais pas toujours. Des économistes du Boston Consulting Group ont montré que depuis 1955, la complexité organisationnelle dans les entreprises avait augmenté entre 5 et 6 fois plus vite que la complexité de l’environnement économique et normatif.

Comment anticiper l'évolution de la situation alors que même que les tendances actuelles, entre Intelligence artificielle, robotisation, et automatisation pourraient produire un nouveau choc dans les relations entre entreprises et salariés ?

Justement c’est le cœur de notre ouvrage. Cette convergence technologique oblige les entreprises à former des salariés créatifs, ouverts, rigoureux, capables de prendre des initiatives, d’envisager des problèmes de façon globale et de magnifier l’expérience client. Elles doivent en outre attirer les meilleurs éléments. Mais les gens les plus brillants ne pointent pas le matin et le soir, détestent les process inutiles et se moquent de savoir s’il y a des baby foot dans l’entreprise. Arrêtons d’infantiliser les gens ! Nos entreprises entrent dans l’ère du capitalisme cognitif avec le management du 20ème siècle. Elles risquent de le payer cher !

La présentation de votre livre a déjà pu susciter des réactions, notamment du côté de dirigeants d'entreprises qui réfutent votre argumentaire en soulignant les efforts réalisés pour le bien être des entreprises. Comment analysez-vous cette situation qui a pu être qualifiée d'opposition entre "pro-marchés" et "pro-entreprises" ?   

99% des dirigeants d’entreprises me disent qu’ils sont d’accord avec nous et beaucoup, à l’instar de Jean-François Rial, le disent publiquement. Prétendre que notre livre est contre les entreprises est un contresens absolu. C’est l’inverse ! Julia de Funès et moi nous sommes des libéraux. Et nous pensons justement que l’entreprise est victime d’une forme de collectivisme qui privilégie le groupe sur l’individu et l’infantilisation sur l’émancipation. Tout le monde ressent ce malaise. Si notre ouvrage s’est écoulé à plusieurs milliers d’exemplaires en deux jours, c’est bien qu’il y a un sujet. Les salariés n’en peuvent plus des contraintes inutiles, et l’écrasante majorité des dirigeants d’entreprises a parfaitement compris que les problèmes de management ont des impacts négatifs sur la productivité et la rentabilité.

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