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"Nation hindoue" : la menace silencieuse qui pourrait venir à bout de la démocratie indienne et déstabiliser l'Asie
©Alexey FILIPPOV / AFP

satyameva jayate

Née dans le moule du nationalisme hindou, Narendra Modi va devoir aujourd'ui se positionner vis-à-vis de ces assocations qui réclament que un Etat hindou.

Jean-Luc Racine

Jean-Luc Racine

Jean-Luc Racine est directeur de recherche émérite au CNRS (CESAH-EHESS) et chercheur senior au think tank Asia Centre.

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Atlantico : Près de 150 organisations hindoues se réuniront ce jeudi à Goa, en Inde, afin de débattre sur leur objectif commun : transformer la République de l'Inde en une « nation hindoue ». Le parti au pouvoir à New Delhi depuis 2014, le BJP, est aussi inscrit dans la famille du nationalisme hindou, et en mars dernier, après son succès d’ampleur inattendu aux élections régionales de l’Etat d’Uttar Pradesh (200 millions d’habitants), il a accepté de nommer comme chef du gouvernement de cet Etat un religieux hindou connu pour ses opinions extrémistes. Quelles convergences y a-t-il entre les mouvements ultra-radicaux qui se réunissent à Goa et le gouvernement de Narendra Modi, porté au pouvoir en 2014 au terme d’élections générales démocratiques ?

Jean-Luc Racine : Cette réunion de Goa illustre parfaitement le dilemme du nationalisme hindou, qui balance entre la tentation du radicalisme idéologique et social, et de l’autre le pragmatisme du jeu politique. D'un côté, le gouvernement de Narendra Modi, lui-même formé dans le giron des mouvements nationalistes hindous, gouverne l’Inde au terme d’un processus démocratique qui l’a mené au pouvoir. De l’autre, un certain nombres d'organisations, dont certaines sont particulièrement radicales à l'image de celles qui organisent la rencontre à Goa, pour qui l'objectif majeur n'est pas simplement de renforcer l'hindouisme en Inde, mais bien de créer une « nation hindoue » selon leur vocabulaire, en fait un Etat hindou, de la même façon qu'il a est des Etats islamiques. 

L’ultra-radicalisme des organisations appelant à la rencontre de Goa pose un problème au parti au pouvoir, même si tous s’inscrivent dans les mêmes présupposés idéologiques. Le BJP a d'ailleurs annoncé qu'il ne sera pas représenté à Goa. Plus significatif encore,  le RSS, l'Association des volontaires de la Nation, la matrice idéologique du nationalisme hindou qui tisse sa toile à travers toute la société, n'y sera pas non plus. Tous peuvent penser que la nation indienne existe depuis les temps védiques, et qu’elle ne s’est donc pas forgée dans la seule opposition au colonialisme britannique, mais jusqu’où aller dans la réalisation du dharma qui doit fonder cet Etat hindou ? En laissant s’installer à la tête de l’Uttar Pradesh un leader religieux extrémiste, Narendra Modi a donné un signal aux radicaux. Mais il ne peut oublier que si le militantisme hindou progresse sous son régime, il n’a été élu qu’avec 31% des suffrages exprimés. La société est-elle majoritairement prête à suivre, ou à laisser faire ? Un gouvernement démocratiquement élu, peut-il accepter des mouvements ultra-radicaux, quasi-suprémacistes, dont certains éléments ont été compromis dans des attaques meurtrières contre des militants rationalistes et qui multiplient les propos menaçants ? La victoire électorale du BJP en 2014, et son succès renouvelé en Uttar Pradesh en 2017. ont encouragé les plus radicaux, dont le programme va beaucoup plus loin que le programme électoral du BJP, qui se trouve sans doute partagé entre les aspirations idéologiques que peuvent partager les tenants du nationaliste hindou, et le réalisme politique qui commande de ne pas céder à l’extrémisme.

L’Inde n’est pas une République hindoue, mais un Etat défini par sa Constitution comme séculariste, faisant donc place à toutes les religions (80 % de la population est hindoue, 14% est musulmane.) Serait-il possible de modifier la Constitution pour en faire un Etat hindou, et quelles implications cela aurait-il sur la cohésion nationale ?

Une double question se pose ici, sur la faisabilité technique d’une telle révolution, et sur sa faisabilité politique. Techniquement, il est possible de modifier la Constitution. D'ailleurs, le terme de "sécularisme" a été introduit dans son préambule qui en affiche l’esprit, par un amendement constitutionnel voté sous Indira Gandhi en 1976. Pour modifier la Constitution, il faut un accord des deux chambres du Parlement, et que le président de la République, dont les fonctions sont proches de celle d’un président de la IVème République française, accepte ces amendements. Or, le parti de Narendra Modi domine la chambre basse du gouvernement, mais pas la chambre haute. Il espère pouvoir y conquérir la majorité dans les prochaines années, à la faveur des renouvellements partiels des sièges. Troisième  facteur : en Juillet prochain auront lieu les élections présidentielles, au suffrage indirect. Une certaine tradition républicaine  veut que le candidat à la présidence soit si possible l'objet d'un consensus entre les diverses forces politiques, mais il y aura cette année un candidat présenté par le BJP et un par l'opposition. Ceci étant, même si tous les éléments étaient en place pour une éventuelle modification, il serait extrêmement risqué pour le gouvernement d’appuyer un changement radical de la Constitution, qui amènerait à renier « l’idée de l’Inde » telle qu’elle s’est forgée dans la lutte pour l’indépendance, puis sous les années Nehru. Abandonner le sécularisme aurait un impact considérable sur la cohésion nationale. L’opposition parlementaire, affaiblie, serait galvanisée, et une part des partis soutenant le BJP par opportunisme s’y opposerait aussi. Et bien sûr, une partie de la société civile réagirait, entre autre devant la Cour suprême, comme réagirait une grande part des médias, les grands intellectuels, et sans doute aussi certains hommes d’affaires emblématiques, qui se sont déjà inquiétés des actes de violence qui se multiplient contre les minorités, et qui posent  un problème d'image à une Inde qui se présente comme le parangon de la démocratie. 

Dans sa campagne électorale de 2014, et dans ses principaux discours depuis, le Premier ministre Narendra Modi a joué la carte du développement autant que la cause de « l’hindouité », mise en avant par la famille idéologique dont il est issu. Une avancée des mouvements les plus radicaux en faveur d’une Etat hindou perturberait-elle la mise en œuvre d’une politique économique cherchant à attirer les investissements étrangers ? Quel impact aurait une telle avancée sur la politique étrangère indienne, aussi bien dans les relations avec son voisinage —on pense au Pakistan—que dans ses aspirations au statut de grande puissance ?

C'est une des questions clés. Narendra Modi a été formé au moule du nationalisme hindou, mais il a eu l'habilité de mettre en avant dans sa campagne électorale les questions de développement. Une part de ses électeurs n’est pas nécessairement sur la ligne idéologique du BJP, mais compte sur un Modi « développeur ».. Le Premier ministre tient toujours cette ligne, tout en laissant certains seconds couteaux jouer la carte de l’hindouité. Il peut courir deux lièvres à la fois, sous réserve que les tensions identitaires ne génèrent pas une instabilité qui serait mal perçue par les investisseurs. L’expérience de la Chine ou d’autres régimes autoritaires montre que les investisseurs se préoccupent moins de la doxa démocratique que de la stabilité politique et sociale. Modi , qui veut tant attirer les capitaux et les technologies étrangères au nom du slogan « Make in India » le sait bien. Par ailleurs, la victoire (improbable) des plus radicaux aurait un effet encore plus délétère en matière de politique étrangère, à l’heure où les relations avec le Pakistan sont de nouveau tendues. Sur un autre plan enfin, les tenants d’un Etat hindou, les idéologues de Goa, voient dans cette hypothétique refondation de l’Inde, promise pour 2023 ( !!)  la clé de la grandeur et de la puissance du pays. Les agents plus politiques du  nationalisme hindou sont eux aussi, comme le Premier ministre, pour l’affirmation de l’Inde dans le monde. Mais avec quelle imag ? In fine, c’est à Narendra Modi qu’il reviendra de trancher les contradictions qui s’aiguisent aujourd’hui au sein du mouvement. On devrait en juger avant les prochaines élections générales de 2019. 

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