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"Le diable dans la démocratie" : les ravages de l’omniprésence de l’idéologie
"Le diable dans la démocratie" : les ravages de l’omniprésence de l’idéologie
©JEAN-FRANCOIS MONIER / AFP

Bonnes feuilles

Ryszard Legutko publie « Le diable dans la démocratie : Tentations totalitaires au coeur des sociétés libres » aux éditions de L’Artilleur. Ryszard Legutko a vécu une partie de son existence dans la Pologne communiste. En étudiant dans les détails les évolutions récentes de la démocratie libérale, il a découvert qu’elle partage en fait de nombreux traits inquiétants avec le communisme. A l’heure où, dans les démocraties occidentales, nombre d’électeurs sentent qu’ils ne sont plus vraiment maîtres de leurs choix politiques et qu’ils doivent même censurer leurs propres opinions. Extrait 2/2.

Ryszard Legutko

Ryszard Legutko

Professeur de philosophie, ancien ministre de l'éducation, Ryszard Legutko est député européen et président du groupe des conservateurs et réformistes européens. Le Diable dans la démocratie a rencontré un grand succès et a été traduit en plusieurs langues.

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L’idéologie omniprésente dans les sociétés démocratiques libérales et communistes n’a fait qu’éloigner les gens de la réalité. L’une des conséquences les plus désagréables de la vie sous le communisme était la conscience d’être entouré par une non-réalité, par des artefacts fabriqués par la machine de propagande, dont le but était de nous empêcher de voir la réalité telle qu’elle était. Il s’agissait souvent d’un mensonge ou d’informations cachées, par exemple sur l’état de l’économie, sur les véritables assassins de Katyn, ou sur les décisions prises par les partis frères lors du dernier sommet. Mais c’était quelque chose de plus sinistre encore. Toute l’atmosphère était étouffante parce que nous ne pouvions nous libérer du sentiment que nous vivions tels des fantômes dans un monde d’illusions ou plus exactement de tromperies.

Nous étions entourés par des entités dont la réalité semblait peu tangible, mais dont le pouvoir d’influence était énorme. Le « Parti », la « classe ouvrière », les « révisionnistes », les « sionistes », les « forces antisocialistes », les « éléments extrémistes », le « plan quinquennal », les « sabotages », les « forces de l’impérialisme », le « renouveau socialiste », le « rôle de chef du Parti », les « partis frères », « l’exportation domestique »… : l’ensemble de ces termes, difficilement traduisibles en français, étaient censés décrire des faits réels, des processus, des institutions, mais étaient en réalité des déclarations politiques. Il était impossible de mener le moindre débat sérieux sur de vraies questions puisque la langue servait à masquer plutôt qu’à révéler. Toute personne qui utilisait ces mots-clefs donnait automatiquement son approbation à cette fonction de la langue et acceptait d’endosser le rôle de participant dans un rituel politico-linguistique qui revenait à déclarer sa loyauté. Plus il y avait de participants, plus les rites politiques étaient bruyants et plus la pièce de théâtre jouée par l’ensemble du système politique semblait impressionnante aux yeux de ceux dont l’esprit avait été castré par l’adoption du langage officiel.

La première étape pour briser la loyauté fut d’abandonner cette langue afin de voir le monde tel qu’il était, sans la médiation de la parole mensongère et des hypostases erronées qu’elles généraient. Cette mise en pièces des masques idéologiques et la libération que l’on ressentit lorsque l’on toucha du doigt le monde réel furent bien décrites dans la littérature polonaise des années soixante-dix et quatre-vingt.

Toute personne ayant connu l’atmosphère de cette époque ne peut oublier le bonheur incroyable de parler, de voir et de ressentir la vérité ni comment, après des années de tromperie linguistique, cela apporta une bouffée de vie et d’air frais revigorant non seulement pour ceux qui osaient rejeter le langage de l’idéologie, mais également pour l’ensemble de la communauté. La seule description sincère et exacte du monde avait un effet galvanisant sur les gens. Découvrant la richesse de la condition humaine, se remémorant des faits depuis longtemps oubliés, les vieilles idées étaient ressuscitées et retrouvaient leur ancienne noblesse chez des gens éveillés qui, tirés de leur sommeil idéologique, reconnaissaient désormais une grande variété de styles et de formes d’expression. Beaucoup d’entre eux comprenaient que leur désir tout juste retrouvé de voir le monde tel qu’il était devait d’abord passer par un grand nettoyage pour se débarrasser de la souillure intoxicante dont des décennies d’idéologie avaient abîmé les âmes.

L’effondrement du communisme et l’entrée des pays libérés dans le système global de la démocratie libérale étaient supposés consolider et intensifier ce changement. L’Europe ou, comme on disait souvent, l’Occident, était considérée comme ayant été fondée sur l’objectivité et la vérité. Après tout, c’était là que des institutions de recherche et d’éducation renommées avaient fleuri pendant des siècles, que les médias libres et les journalistes libres avaient fourni une information indépendante et objective au monde entier, que la science et la technologie s’étaient développées à une vitesse incomparable en enregistrant de vastes succès. Et c’était là que les gens avaient bénéficié depuis des décennies de la démocratie, c’est-à-dire d’un système doté d’un mécanisme interne permettant à différentes opinions de jouer un rôle correctionnel face aux partialités. Nous pensions, ou plutôt nous croyions que toutes ces choses magnifiques auraient été impossibles sans la tradition ancienne de respect de la vérité, loin de l’idéologie.

Ceux qui parmi nous nourrissaient de tels espoirs furent déçus. Si la réalité nous apparut en Europe de l’Est, ce ne fut que brièvement, et elle ne laissa pas une empreinte profonde. Très vite, le monde se trouva à nouveau dissimulé sous une nouvelle coquille idéologique et les gens devinrent les otages d’une nouvelle version de la novlangue aux mystifications idéologiques similaires. Les serments de loyauté obligatoires et les condamnations furent remis à l’ordre du jour, cette fois avec un nouvel objet d’adoration et un ennemi différent. De nouveaux commissaires de la langue apparurent et obtinrent, comme jadis, des prérogatives importantes, tandis que des médiocres s’attribuèrent une autorité pour traquer les apostasies idéologiques et condamner les hérétiques – tout ceci bien sûr à la gloire du nouveau système et pour le bien de l’homme nouveau. Les médias – plus fins que sous le communisme – jouèrent un rôle similaire : ils se tenaient à l’avant-garde de la grande transformation menant à un monde meilleur et répandaient la corruption du langage dans l’ensemble du corps social jusqu’à ce que la moindre de ses cellules fût exposée à ces métastases.

Pour pouvoir brosser une description assez exacte de la réalité, il faut d’une manière ou d’une autre en être détaché. C’est précisément cette condition que l’idéologie a infirmé en transformant la majorité des gens, qu’ils le veuillent ou non, en belligérants dans la guerre qu’elle avait elle-même créée. Quasiment tout le monde s’est senti contraint non seulement de se mettre du bon côté, mais de réaffirmer son esprit partisan en se rendant à l’ensemble des rituels linguistiques nécessaires sans manifester la moindre pensée critique ou nourrir le moindre doute. La personne accusée d’attitude réactionnaire sous le communisme ne pouvait pas se défendre efficacement puisqu’une fois que l’accusation avait été formulée, elle ne souffrait aucune objection. Même le meilleur contre-argument prouvant que l’attaque était infondée ne faisait qu’enfoncer davantage l’accusé. Une telle dénégation était la confirmation de son appartenance au camp réactionnaire, ce qui était manifestement répréhensible et complètement criminel. La seule option était pour l’accusé de reconnaître sa propre culpabilité et de se soumettre à l’autocritique en se rabaissant le plus bas possible, mais même ceci n’était pas forcément accepté. Si l’accusé avait eu le droit de répondre aux attaques en public – ce qu’il ne pouvait bien sûr pas faire – le résultat immédiat aurait été une avalanche de condamnations savamment orchestrées et des manifestations de masse où des ingénieurs, des travailleurs et des écrivains indignés lamineraient l’impudent réactionnaire.

Aujourd’hui, lorsque quelqu’un est accusé d’homophobie, le simple acte d’accusation empêche toute réponse efficace. Se défendre en disant que les unions homosexuelles et hétérosexuelles ne se valent pas, même en s’appuyant sur une argumentation réfléchie, ne fait que confirmer l’accusation d’homophobie parce que l’accusation elle-même n’est jamais un sujet de débat. La seule manière pour l’accusé de s’en sortir est de se plier à l’autocritique, qui peut être acceptée ou non. Lorsque le malheureux s’entête et répond aux accusations sans prendre de précautions, une horde furieuse de lumpen-intellectuels piétinent avec délectation le polémiste imprudent.

Les gens prudents – à l’époque et maintenant – anticipent de telles réactions et prennent leurs dispositions préventives avant de dire la moindre chose téméraire. Sous le communisme, la meilleure tactique était de commencer par condamner les forces de la réaction et de louer le progrès socialiste. C’est seulement alors que l’on pouvait se risquer à faire passer clandestinement une déclaration quelque peu audacieuse, de préférence emballée dans des citations de Marx et de Lénine. Dans la démocratie libérale, il vaut mieux débuter par une condamnation de l’homophobie suivie de quelques louanges au mouvement homosexuel et c’est seulement à ce moment-là que l’on peut prudemment évoquer quelque chose qui fait référence au bon sens, mais uniquement en employant la rhétorique de la tolérance et des droits de l’Homme et en s’appuyant sur des documents produits par le Parlement européen et la Cour de Justice européenne. Sinon, on va au-devant des ennuis.

La caractéristique commune des deux sociétés – communiste et démocratique libérale – demeure le fait que de nombreuses choses ne peuvent y être discutées parce qu’elles sont forcément mauvaises ou incontestablement bonnes. Les évoquer revient à émettre des doutes sur quelque chose dont la valeur a été déterminée de manière indiscutable. Sous le communisme, il était impossible de discuter des failles de l’idéalisme parce que par définition il n’en avait aucune, ni du rôle dirigeant du Parti parce qu’un tel rôle était infaillible, encore moins des bons aspects du révisionnisme marxiste parce qu’il n’en avait que de mauvais, et encore moins de l’économie planifiée parce qu’il n’y avait rien à discuter. Beaucoup d’autres choses étaient présentées sur le plan doctrinal comme soit justes soit fausses. En démocratie libérale, le degré de liberté est bien plus important, mais semble se restreindre à une vitesse inquiétante. Certains concepts sont tellement connotés sur le plan des valeurs qu’ils interdisent toute discussion, mais appellent seulement des louanges inconditionnelles ou une condamnation tout aussi inconditionnelle : la tolérance, la démocratie, l’homophobie, le dialogue, les discours de haine, le sexisme, le pluralisme. Ils servent donc soit de bâton pour frapper ceux qui ne sont pas assez dociles, soit d’objet ultime de louanges. Pour la majorité des gens, il n’existe pas d’autre chemin que de suivre l’orthodoxie et de prendre garde à ses paroles. À mesure que le pouvoir de l’idéologie se renforce, il faudrait être de plus en plus prudent quant au langage que l’on utilise. Un langage discipliné est le premier gage de loyauté envers l’orthodoxie tout comme le refus de s’y conformer est la source de tous les maux.

L’homme démocratique libéral, tout comme son homologue communiste, vit dans un monde totalement rempli de conventions et d’interprétations, laissant très peu d’espace à l’initiative individuelle. Il s’appuie quasiment exclusivement sur des formules toutes faites, évolue dans le cadre de stéréotypes bien connus à travers lesquels il exprime ses sentiments d’approbation ou de désapprobation et justifie son rôle dans une communauté. L’idéologie qui l’entoure n’est pas seulement un ensemble de concepts, mais également un système de pratiques obligatoires. Comme un Africain des temps jadis, on attend de lui qu’il danse selon les rites afin de manifester son affiliation tribale par des gestes et des rythmes bien entraînés que les sorciers du village lui ont inculqués. Tout ceci dans le but d’exprimer son enthousiasme pour la guerre que ses supérieurs ont rationnellement choisi d’engager contre les ennemis ; ou d’apporter son joyeux soutien à la paix, si tel est la stratégie de la tribu. Pour lui, il n’existe aucune réalité hormis celle à laquelle les sorciers ont donné un sens. Rien d’autre n’existe, et si c’était le cas, cela ne mériterait pas qu’on en parle.

Bien sûr, on peut prétendre qu’après tout, dans l’ensemble de l’histoire humaine, une bonne partie des hommes a vécu et pensé ainsi. On vivait dans un monde déjà interprété et on pensait en accord avec des règles créées par quelqu’un d’autre. Mais la société démocratique libérale est différente des autres, dans la mesure où elle est plus proche d’une société socialiste que d’une société traditionnelle. La différence se résume à deux choses. La première a déjà été mentionnée : une société qui est idéologique se flatte d’avoir le niveau le plus élevé d’émancipation, d’indépendance et d’autonomie dans l’histoire, ce qui crée une forte dichotomie entre la déclaration et la réalité. La seconde différence renvoie à la nature de cette société : les communautés d’antan étaient marquées par des conventions, mais principalement par la coutume sociale et non par l’idéologie. Aujourd’hui, la coutume s’affaiblit considérablement et c’est l’idéologie qui prend sa place. Ortega avait raison lorsqu’il estimait que dans les vieilles sociétés les gens avaient des coutumes, des proverbes, des histoires et des dictons. Aujourd’hui, ils ont des opinions qu’ils croient sincèrement être les leurs. Ce qu’ils ignorent cependant est qu’ils ont ces opinions du fait de l’idéologie qui les entoure et non pas de leurs efforts intellectuels autonomes.

Ainsi, en l’absence de coutume sociale et de la hiérarchie qu’une telle coutume induit généralement, ce sont les opinions d’aujourd’hui qui sont devenues la principale manière de manifester sa présence dans le monde. Mais puisque nous vivons dans une société démocratique, la meilleure manière d’atteindre cet objectif est de rejoindre un grand groupe de personnes cimenté par les mêmes opinions. Même si ces opinions sont des stéréotypes exprimés à l’aide de concepts trompeurs et dans une langue vulgaire pleine de banalité qui déforme la réalité et exerce un effet paralysant sur nos facultés de penser et de percevoir, il suffit qu’elles soient partagées par un nombre suffisant de personnes vivant dans la certitude absolue que ces idées sont fraîches, innovantes et très controversées, et que leur caractère brillant est digne des esprits brillants qui les ont émises.

A lire aussi : "Le diable dans la démocratie" : la tentation idéologique qui menace la démocratie libérale

Extrait du livre de Ryszard Legutko, « Le diable dans la démocratie : Tentations totalitaires au coeur des sociétés libres », publié aux éditions de L’Artilleur.

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