“La croissance, ça ne se décrète pas” : quand les dirigeants politiques français étalent en prime time une des idées reçues les plus dommageables à l’économie française <!-- --> | Atlantico.fr
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Graphique croissance
Graphique croissance
©Reuters

Défaillances

Dans l'émission "Des paroles et des actes", un échange verbal entre Matthieu Pigasse, Michel Sapin et Laurent Wauquiez a montré le manque de culture économique des hommes politiques français sur les ressorts et la nature de la croissance. Inquiétant.

Nicolas Goetzmann

Nicolas Goetzmann

 

Nicolas Goetzmann est journaliste économique senior chez Atlantico.

Il est l'auteur chez Atlantico Editions de l'ouvrage :

 

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L’émission de France2 Des paroles et des actes de ce jeudi 27 mars 2014 était consacrée au désamour des Français pour la politique. Au-delà tu thème envisagé, et en quelques phrases, les intervenants présents sur le plateau ont réussi à mettre en avant ce qui apparaît être la base de la défaillance politique actuelle face aux problèmes économiques.

Répondant à une interpellation de Matthieu Pigasse, directeur général délégué de la Banque Lazard en France,  le ministre de l’emploi Michel Sapin répond :

« On a tous dit  « de la croissance, de la croissance, de la croissance »….qu'est-ce qu'on fait pour qu'il y ait de la croissance ? Et vous croyez qu'il y a des décisions qui sont immédiates qui provoquent une croissance qui est immédiate ? Vous ne le pensez pas, parce que vous savez que ce serait une bêtise de dire cela »

Matthieu Pigasse répond :

« L’ais je dis ? »….  « Vous avez raison de dire que la croissance ne se décrète pas ».

Un peu plus tard, Laurent Wauquiez, ancien ministre de Nicolas Sarkozy et notamment ancien secrétaire d’Etat chargé de l’emploi, revient sur le même point :

« Et ensuite, parce que là je rejoins parfaitement ce qu’a dit Monsieur Pigasse, la croissance ça ne tombe pas d’en haut, ça va se chercher. »

Sur le plateau, aucune remarque, aucune intervention, aucune contestation, le point fait consensus : aucune décision ne provoque de croissance immédiate, cela ne « vient pas d’en haut ».

Ces propos sont stupéfiants. Car ils ne font que traduire la profonde déconnexion du pouvoir politique, mais aussi des autres intervenants, face à une réalité économique qui ne fait pourtant pas débat. Pour le démontrer, il suffit simplement de se référer aux écrits économiques de base.

Qu’est-ce que la croissance ? La croissance est l’évolution de richesse produite sur le territoire entre deux périodes données. Jusqu’ici tout va bien. Cette croissance va être ensuite « amputée » des chiffres de l’inflation correspondants à la même période pour obtenir ce qui est appelé la croissance « réelle ». Mais à la base, lorsque la croissance n’est pas encore « amputée », elle est alors nommée croissance nominale, ou encore « demande agrégée ».

La demande agrégée est donc la somme de la croissance et de l’inflation. En quoi est-ce important ? Pour répondre, il est possible de se référer à un livre économique de référence, déjà vendu à plus de 20 millions d’exemplaires à travers le monde, et considéré comme une simple base : « Principes de l’économie » de l’économiste Gregory Mankiw, professeur de l’Université de Harvard :

« Pour résumer : lorsque la banque centrale accroît l’offre de monnaie, elle engendre une baisse du taux d’intérêt et une augmentation de la quantité demandée de biens et services pour tout niveau de prix, déplaçant la courbe de demande agrégée vers la droite » (c’est-à-dire qu’elle progresse)….» « Dans ce chapitre, nous avons considéré l’offre de monnaie comme l’instrument de la politique de la banque centrale. Lorsque la banque centrale achète des obligations d’Etat… elle augmente l’offre de monnaie ainsi que la demande agrégée. Lorsque la banque centrale vend des obligations d’Etat….elle diminue l’offre de monnaie et la demande agrégée se contracte ».

La croissance n’est donc pas un mystère insondable, la croissance est en fait directement sous le contrôle de la banque centrale.

Greg Mankiw poursuit :

« La leçon que nous pouvons tirer de tout cela est simple : les changements de politique monétaire dont l’objectif est d’augmenter la demande agrégée peuvent être représentés soit par le biais d’une augmentation de l’offre de monnaie, soit par le biais d’une baisse des taux d’intérêts. »

La difficulté ne tient qu’à une chose, la banque centrale ne dispose que du contrôle de la croissance dans sa forme « brute » c’est-à-dire incluant l’inflation. Le pouvoir qui n’est pas entre les mains de la banque centrale est le pouvoir de déterminer quelle part de cette demande va être de la croissance « réelle » et quelle part va être de l’inflation. Mais dans le contexte actuel, peu importe, puisque cette demande agrégée est simplement inexistante, ou presque. (Croissance réelle en zone euro : 0,5% au dernier trimestre 2013, et inflation de 0,7%, soit un total de 1,2% seulement pour la demande agrégée). Voilà pourquoi l’Europe stagne.

Si le moteur de la demande est monétaire et que cette demande est inexistante, il s’agit donc d’un problème…monétaire. Un phénomène qui correspond à la base de la théorie économique et qui semble passer complètement au-dessus du plateau de France 2.

Mais pour répondre plus précisément à Michel Sapin

« Et vous croyez qu'il y a des décisions qui sont immédiates qui provoquent une croissance qui est immédiate ? Vous ne le pensez pas, parce que vous savez que ce serait une bêtise de dire cela » 

Une bêtise ? Vraiment ? Et pourtant…Lorsqu’une banque centrale augmente l’offre de monnaie, le résultat est bien immédiat. Preuve peut en être faite dans le graphique suivant. En novembre 2012, Shinzo Abe est en tête dans les sondages pour prendre le pouvoir au Japon. Il annonce alors un projet de réforme de la politique monétaire et une très forte augmentation de l’offre de monnaie. Voici le résultat sur la production, visible immédiatement après l’annonce du mois de novembre :

Source : Federal Reserve Economic Data

Mais le Japon n’est pas toujours toléré comme exemple. Soit. Allons voir la Suède et son plan de relance monétaire (par l’abandon de son taux de change fixe en novembre 1992) 

Il ne s’agit pas de pensée magique. Il s’agit de théorie mais aussi de pratique. Ce qui surprend véritablement est que ce phénomène semble représenter un mystère pour la classe politique française. De fait, Les théories monétaires sont totalement ignorées.

Plus effrayant encore, l’Europe est aujourd’hui proche d’un contexte de déflation. Dans un tel contexte, et comme nous l’avons vu précédemment, il ne reste alors qu’à la banque centrale d’agir. Mais certains opposants se réfugient derrière le fait que la banque centrale soit déjà à son maximum d’intervention puisqu’elle a déjà baissé ses taux à un niveau 0. Ce à quoi Ben Bernanke, ancien président de la Réserve fédérale des Etats-Unis répondait dans un célèbre discours datant de 2003. A ce moment, Bernanke est un simple gouverneur de la FED, nommé en raison d’un parcours universitaire mondialement reconnu :

« Les causes de la déflation ne sont pas un mystère. La déflation est presque dans tous les cas une conséquence de la chute de la demande agrégée. De même, les effets économiques d’un épisode déflationniste, pour la plus grand part, sont similaires à ceux d’une chute sévère des dépenses agrégées, c’est-à-dire récession, chômage en hausse et tensions financières ».

Des mots qui devraient pourtant résonner aux oreilles de nos dirigeants. Bernanke poursuit :

« Comme je l’ai déjà mentionné, certains observateurs ont conclu que lorsque les taux de la banque centrale étaient déjà tombés à 0, c’est-à-dire leur minimum « pratique », la politique monétaire perdait sa capacité à stimuler la demande agrégée dans l’économie. Dans un sens conceptuel large, et aussi selon mon opinion, cette conclusion est clairement fausse. »… « La conclusion établissant que la déflation est toujours réversible ressort de raisonnements économiques basiques »

Basiques mais pas pour tout le monde.

La conclusion est simple. Le manque de résultats en Europe, mais plus précisément en France, ne sont rien d’autre que la suite logique de la véritable ignorance de la classe politique concernant les enjeux monétaires et leurs effets sur la croissance.

Les différents discours politiques français consacrés à la notion de monnaie restent enfermés dans des stéréotypes obsolètes du type « politique de change » « faire baisser la monnaie pour augmenter les exports » etc…qui passent complètement à côté de ce que sont véritablement le pouvoir et le rôle d’une banque centrale. De cette évidente défaillance découle les erreurs successives de diagnostic, les réformes inutiles,  la crispation du pays, et l’absence de tout résultat. Entretemps, de nombreux pays sont sortis de la crise parce qu’ils en ont correctement identifié les causes. 

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