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 L’ENA, le symbole de cette idée que l’État et les administrations publiques en général sont toujours légitimes quoi qu’ils fassent
©Reuters

Bonnes feuilles

Est-ce inconvenant de suggérer ce que DOIT faire le prochain président, en pleine campagne ? Non : car ceci est plus qu’un plan ou un programme. C’est une obligation morale de résultat. La situation de la France est en effet à haut risque. Elus, syndicats, gestionnaires, ministres en portent la responsabilité. Nous avons pourtant toutes les clés pour éviter le mur. En sortant de l’asphyxie fiscale et de la prolifération des normes et des lois. On croit que c’est impossible de réformer notre pays car tout – les dépenses folles, le chômage, la dette – est à reconstruire ? C’est juste qu’il faut « faire le job », maintenant. La feuille de route est là, il suffit de la mettre en œuvre. Agnès Verdier-Molinié est directrice de la Fondation iFRAP, un think-tank qui évalue les politiques publiques. Elle intervient régulièrement sur les thématiques de la campagne présidentielle et a déjà publié avec succès, entre autres, On va dans le mur !

Agnès  Verdier-Molinié

Agnès Verdier-Molinié

Agnès Verdier-Molinié est directrice de la Fondation IFRAP(Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques).

Son dernier ouvrage est "Ce que doit faire le (prochain) président", paru aux éditions Albin Michel en janvier 2017.

 

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Nous sommes début juin 2016, Annick Girardin, ministre de la Fonction publique, souhaite organiser un colloque le jeudi 23 juin à l’occasion de la journée des Nations unies pour la fonction publique. « La ministre serait ravie que vous puissiez intervenir », mais, quand vient le moment d’évoquer la table ronde qui se tiendra au ministère, le sujet ne laisse pas d’étonner : « Les Français méritent-ils leur fonction publique ? » Cela ressemble à une plaisanterie. On croit avoir mal entendu, on demande de répéter. Mais c’est bien cela et le message est bien conforme à celui diffusé par l’ENA au cœur de nos administrations : « Nos agents savent mieux que nous ce qui est bon pour nous. »

Depuis la guerre, l’ENA aurait (paraît-il) formé les meilleurs cerveaux au service de l’intérêt général. Cependant, depuis près de quarante ans, nous additionnons les déficits, la gestion déficiente de l’État et les réformes sabotées.

Quelle est la réponse d’un énarque à une crise agricole, une inondation, un taux de chômage qui augmente, des collectivités au bord de la faillite, etc. ? Ajouter une couche de dépenses et de subventions ! Avec pour conséquence une augmentation des impôts et de la dette. Quelle est la réponse classique à tout fait divers accidentel ? Ajouter des normes ! On ne peut s’en étonner puisqu’ils ont été formés et programmés pour faire intervenir l’État, légiférer, encadrer et réglementer.

Résultat : notre stock de lois culmine aujourd’hui à 10 500 textes, notre Parlement vote une centaine de lois par an, le nombre de nos impôts et taxes est de 360. Un bilan qui ne donne pas envie de pavoiser. Une certitude cependant : en 2015, les futurs énarques ne suivaient aucun module spécifique concernant la question de la maîtrise des finances publiques et de l’adaptation des missions publiques. Pas non plus de cours transversal sur la révision des politiques publiques, sujet abordé de façon assez éclatée au cours de la formation.

En octobre 2015, l’ENA a fêté ses 70 ans. Cette exception culturelle française remonte (comme le statut de nos agents publics) à la sortie de la Seconde Guerre mondiale. L’objectif était qu’avec cette école de formation des cadres de l’État, « la mystique de l’État retrouve toute sa force » et que la République prenne en charge la formation des élites destinées à « apprendre le sens de l’État ». Après soixante-dix ans d’un règne sans partage sur nos administrations et nos gouvernements[1], le constat est le suivant : ce « sens de l’État » a consisté surtout à alourdir son poids.

La première promotion de 1946-1947 comptait 86 énarques. La France en compte environ 5 000 aujourd’hui et, durant ce laps de temps, la dépense publique est passée de 35 % à 57 % du PIB. En outre, selon les statistiques de la promotion Léopold Sédar Senghor, 27,7 % des postes des grands corps de l’État (Cour des comptes, Conseil d’État, inspection des finances) sont occupés par des enfants d’énarques. Les générations perpétuent la noble tradition des administrations des années 1950 quand nous aurions besoin d’une administration 2.0.

On comprend donc pourquoi prospère cette idée – qui n’existe nulle part ailleurs au monde – qui voudrait que « cela ne coûte pas cher (…) puisque c’est l’État qui paie » (extraordinaire « analyse » faite un jour par le président sortant). L’ENA est bien le symbole de cette idée que l’État et les administrations publiques en général (centrales, locales et sociales) sont toujours légitimes quoi qu’ils fassent. La seule idée d’évaluer vraiment leurs missions ou actions équivaut à remettre en question la nécessité même de leur existence.

Comment s’étonner, alors, quand un ministre des Finances regroupe une quinzaine de directeurs d’administration pour leur demander des idées afin d’équilibrer les comptes publics, qu’il obtienne deux heures de réponses fourmillant d’idées plus ingénieuses les unes que les autres pour augmenter les impôts, mais seulement quatre petites minutes pour baisser les dépenses ?

Comme c’est au fruit que l’on reconnaît l’arbre, n’y aurait-il pas un petit problème dans les enseignements en la matière de cette école supérieure d’application ? Impossible de le vérifier. Sujet ultra sensible… gêneurs, passez votre chemin. À l’heure des MOOC, les fameux cours en ligne, il n’est même pas possible de mettre la main sur un début de présentation des cours enseignés à l’ENA. Vous ne saurez rien de ce qu’enseigne cette école parmi les plus secrètes au monde. Vous voudriez savoir, comme beaucoup de Français, si nos charmants énarques sont en train d’apprendre comment faire baisser le déficit de la France, réorganiser nos administrations et réduire le nombre d’agents publics ou baisser le pourcentage de dépenses publiques par rapport au PIB ? Vous serez déçu, vous ne saurez rien, si ce n’est qu’un des cas sérieusement étudiés est la rénovation du zoo de Vincennes…

Les jeunes stagiaires ont d’ailleurs interdiction formelle de répondre aux questions extérieures concernant les enseignements de l’école, car ils seraient les « employés » de l’ENA. Gare : s’ils critiquent leur école, leur carrière pourrait en souffrir. Ou comment passer de l’affectio societatis à l’affectio etatis forcé !

C’est aussi ce que décrit Olivier Saby, jeune énarque et auteur de Promotion Ubu Roi qui explique que les élèves n’ont pas le droit de critiquer l’école. Quant aux cours, selon lui, ils n’en sont pas vraiment : « L’ENA s’enorgueillit de n’avoir aucun professeur permanent. Ceux qui nous dispensent les cours sont des “intervenants” (…) En plein cours sur l’ouverture du capital de Gaz de France, notre intervenant nous apprend qu’il a découvert le sujet qu’il devait traiter en arrivant dans la salle et qu’il n’y connaissait absolument rien car il était l’un des plus grands spécialistes de la grippe aviaire. Un autre jour, c’est un sujet lié à l’hôpital traité par un intervenant du Quai d’Orsay, etc. »

Toute l’imposture est là. Qui va réformer la France si tous ces « meilleurs d’entre nous » qui nous coûtent chacun 168 000 euros par an à former, selon le rapport du député Michel Pajon[2], et plus de 33 millions d’euros par an au total, n’ont pas une idée de plus que les autres ?

Et pourtant, l’ENA s’enorgueillit de constituer le seul vrai lieu de réflexion en matière de science administrative, en prise avec le réel. Mais entend-on l’ENA proposer les conditions d’une flexibilité et d’une amélioration de la qualité des services publics ou la fixation d’objectifs chiffrés (quantitatifs et qualitatifs) à chaque ministre, à l’instar de la feuille de route des ministres britanniques ? On rêve.

Le témoignage de ce jeune énarque est éloquent : « Dès la première année, un conseiller maître de la Cour des comptes nous avait posé cette question comme sujet à résoudre : “Vous êtes nommé directeur général des services d’une commune, que faites-vous de l’ancien directeur général des services de la majorité précédente ?” Les jeunes stagiaires de l’ENA répondent en chœur : “On le licencie.” Mauvaise réponse, répond le quadra dynamique, vous devez comprendre dès maintenant que, quels que soient vos qualités et votre professionnalisme, vous finirez tous dans un placard. Alors, pour que, quand ce sera votre tour, le placard soit confortable, vous avez tout intérêt à proposer des placards de qualité à ceux qui les occuperont avant vous. Pour le DGS, il y a beaucoup mieux à faire que de le licencier : vous proposez au maire de la commune de lui confier une mission, de première importance, une mission sur l’aide extérieure aux pays en voie de développement financée par la commune. » Voilà bien une machine à fabriquer des placards de qualité. Pas suédois mais bien français, ceux-là !

Et le placard se décline partout. Qu’est-ce que le Conseil supérieur de l’administration territoriale de l’État (CSATE) ? Créé en 2006, il est officiellement chargé d’une « mission générale de conseil, de soutien et d’orientation à l’égard des préfets, des sous-préfets et des fonctionnaires de niveau comparable… ». En réalité, selon un expert ès qualités des messages subliminaux de notre système, ce CSATE est un vaste placard de recyclage. Pourquoi ? Tout simplement parce que environ la moitié de la rémunération des préfets en poste vient des primes liées au poste. Plus de poste ? Plus de prime. Mais si l’ancien préfet est nommé au CSATE, alors la prime est là de nouveau puisqu’il est… en poste ! Il est assez édifiant de lire ensuite les raisons du président Jean-Marc Rebière, qui explique, à propos de la mission de ce CSATE, que, face aux événements inattendus, « la solitude du préfet est grande » et qu’il faut épauler les préfets car « s’insérer dans le tissu local ou organiser de grands événements, ça ne s’apprend pas non plus à l’ENA » !

Si l’on en croit le dernier rapport décapant sur les concours de l’année 2015 de l’école, cela ne va pas s’arranger. Son président, l’énarque Jean-Paul Faugère, y fait un portrait saisissant de candidats tous formatés sur le même moule, souffrant clairement d’« absence de sens critique », présentant une « incapacité à prendre de la hauteur », faisant preuve de « conformisme » et, pire, de « pensées stéréotypées ». Et pourtant, du sens critique par rapport au système public de la France, il va en falloir dans les prochaines années, et beaucoup.

Le plus incroyable, c’est que les élèves de la promotion 2016, la promo George Orwell, critiquent eux-mêmes cette uniformisation dans un rapport de dix pages sur lequel ni à Matignon ni au ministère de la Fonction publique personne n’a cru bon de réagir. À la majorité (77 % des votants, 52 % des inscrits), les élèves ont pointé sévèrement que toutes les notes de la scolarité des élèves « sont fondues en une seule moyenne, ce qui conduit à lisser les forces et les faiblesses des élèves, sans délivrer aucune information sur les différentes compétences acquises ». Ils déplorent que le classement de sortie les amène « à limiter leur inventivité et les incite au conformisme ». Et d’insister : « Alors même que l’ENA se pense comme une école de la réforme de l’État et devrait à ce titre développer l’inventivité des futurs cadres de la fonction publique, nous avons tendance à réagir à l’existence du classement en minimisant notre prise de risque et notre créativité. »

Pire, « l’adéquation profil/poste n’est pas réalisée, étant donné qu’une personne qui aura eu des notes médiocres en droit pourra, grâce à son classement, devenir juge administratif, sortir au Conseil d’État ou devenir chef de bureau des affaires juridiques d’un ministère ».

Au-delà du classement, la carrière est une obsession. Comme il a été clair que les postes de l’Union européenne allaient échapper à nos chers énarques qui n’avaient pas de doctorat, on a envisagé que la Sorbonne donne des « PhD » par équivalence aux diplômés de l’ENA. Heureusement, cela n’a pas été adopté (pour l’instant). Mais l’école n’a pas, elle, envie d’ouvrir les postes de la haute fonction publique aux docteurs et ce, contrairement à un engagement très clair de François Hollande sur le sujet. Une bataille d’amendements, très discrète, a eu lieu en mars 2013. Un projet de loi prévoyait que les docteurs, quelle que soit leur branche académique, puissent accéder à un concours interne sur titre pour intégrer les postes de catégorie A de la fonction publique. Mais, patatras ! un lobbying discret a eu lieu et cette possibilité n’a finalement pas été votée. La ministre en charge a été questionnée sur le sujet sur le site du Monde pour expliquer les raisons qui avaient poussé le gouvernement à revenir sur la reconnaissance du doctorat dans la haute fonction publique. Le début de la réponse de Geneviève Fioraso est à méditer : « Ma détermination reste intacte, j’ai commencé à rencontrer les responsables, notamment la directrice de l’ENA. » Si vous cherchiez à savoir où ça bloque…



[1] Le pourcentage d’énarques aux postes clés en cabinet à Bercy, à Matignon et à l’Élysée fluctue entre 39 et 48 %, quel que soit le gouvernement au pouvoir.

[2] Rapport sur la gestion des finances publiques et des ressources humaines, projet de loi de finances pour 2016.

Extrait de "Ce que doit faire le (prochain) président" d'Agnès Verdier-Molinié, publié chez Albin-Michel

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