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 Championne des révolutions libérales ratées, la France est-elle un pays "gauchiste" qui s’ignore ?
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Alors que l'Histoire lui offrait à plusieurs reprises l'occasion d'embrasser le tournant libéral, à l'instar des pays anglo-saxons, la France a toujours préféré suivre sa propre voie, à l'initiative, le plus souvent, de personnalités de gauche.

Emmanuel Jousse

Emmanuel Jousse

Emmanuel Jousse est historien, spécialiste du socialisme. Il est notamment l'auteur de l'ouvrage Les origines intellectuelles du socialisme réformiste en France (1871-1917)

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Atlantico : En considérant ces trois périodes historiques (celle que l'on pourrait qualifier de "révolutionnaire" entre les XVIIe et XVIIIe siècles : la Glorieuse révolution, la Révolution américaine et la Révolution française ; le tournant néo-libéral des années 1980 ; et la vague dite "populiste" de l'année 2016), dans quelle mesure pourrait-on dire que la France, à la différence des pays anglo-saxons, a toujours refusé d'embrasser la voie libérale ? Comment expliquer cette direction prise ? 

Emmanuel JousseIl est vrai que les révolutions anglaise en 1688 et américaine en 1775-1783 ont donné une valeur d’impératif à l’affirmation de la liberté, entendue comme le rejet de toute interférence extérieure sur la capacité d’agir (la "liberté négative" qu’évoque Isaiah Berlin en 1969). Le refus des charges fiscales ou militaires imposées par la monarchie, comme la défense d’un droit à la représentation, animent ainsi les deux révolutions, en associant la liberté à l’intérêt individuel bien entendu. Mais cette défense de la liberté n’est qu’une réponse possible aux problèmes posés des deux côtés de l’Atlantique, sur la nature du pouvoir et de sa légitimité, sur la constitution de la communauté politique et sa représentation.

La Révolution française a répondu différemment à ces questions en considérant que la liberté n’avait de sens qu’en tant que ciment d’une communauté politique, de valeur que comme vertu civique. La liberté est une force collective d’affirmation, et la source d’un pacte qui doit être toujours actualisé. Il est donc vrai que ces développements contrastés de l’idée de liberté ont entraîné des manières fort différentes d’envisager l’Etat (menace contre la liberté des individus ; garant de la communauté civique), de la représentation (celle des intérêts des citoyens, celle des intérêts de la Nation), de la légitimité et du pouvoir. L’explication de la voie divergente entre la France et les pays anglo-saxons peut alors emprunter les chemins connus de l’Ancien régime et la Révolution de Tocqueville. Et elles nourrissent effectivement les réflexions sur un libéralisme introuvable en France jusque dans les années 1970-1980. 

Cette perspective est bien commode mais je dois vous avouer qu’elle ne me satisfait pas. Historiquement d’abord, de nombreux travaux ont déconstruit l’interprétation libérale de la Glorious Revolution comme de la révolution américaine, de la même façon que le problème de la liberté et de son interprétation depuis la Révolution française a été réexaminé et nuancé, surtout pour la IIIe République. Le contraste entre des révolutions anglo-saxonnes libérales et une révolution française "illibérale" (l’expression est de Pierre Rosanvallon) me semble d’autant moins pertinent aujourd’hui qu’il me semble que les Etats-Unis de Trump, la Grande-Bretagne du Brexit et la France de l’élection présidentielle si incertaine, posent les mêmes questions fondamentales, comme au XVIIIe siècle: celle de la légitimité de la représentation lorsque les "élites" sont si fortement attaquées, celle de l’avenir de la représentation lorsque la parole médiatique se heurte à celle des citoyens, celle de l’approfondissement démocratique dans un contexte de crise.

La France a-t-elle donc refusé d’embrasser la voie libérale, comme vous le demandez ? Votre question induit une linéarité dans l’histoire des idées, et une hiérarchie des choix dans laquelle le libéralisme aurait la primeur. Mais après tout y a-t-il un choix délibéré du libéralisme ? N’y a-t-il pas une succession de possibles qui s’ouvrent et se ferment en fonction des circonstances et des héritages ? Vous évoquez l’élection présidentielle de 1981 comme un refus du tournant libéral, mais ne faut-il pas, aussi, donner leur part aux circonstances ? Mitterrand n’a-t-il pas succédé à Valéry Giscard d’Estaing qui n’avait rien d’un collectiviste ? N’a-t-il pas toléré une cohabitation avec Jacques Chirac qui, en 1986, défendait un projet libéral ? Le libéralisme peut-il se réduire à un singulier alors qu’il semble tellement pluriel depuis deux siècles ? Bref, je reformulerais votre question : plutôt que de me demander pourquoi la France a toujours refusé d’embrasser la voie libérale contrairement aux Etats-Unis ou à la Grande-Bretagne, je me demanderais plutôt pourquoi des trajectoires apparemment si contrastées aboutissent à des effets semblables, ceux d’une crise politique sans précédent. Je n’ai pas de réponse à cette question, mais je pense que la poser permet de sortir des explications préconstruites sur ce que la France est et ce que la France devrait être, et de nous interroger sur ce que nous entendons aujourd’hui par ces termes. Peut-être la France a-t-elle refusé d’embrasser la voie libérale, mais je pense plus constructif de demander sérieusement et honnêtement ce qu’est être libéral aujourd’hui.

En tenant compte à nouveau des trois périodes historiques précédemment mentionnées, on remarque que, dans le cas français, le peuple occupe une place centrale (dans le processus révolutionnaire, dans l'arrivée au pouvoir de Mitterrand, dans la percée de Mélenchon dans les sondages actuellement). Les Français seraient-ils un peuple de gauche ? Quels seraient les ressorts de cet ancrage à gauche de la France ? Le pays en a-t-il pleinement conscience ? 

Ma réponse à votre deuxième question est un peu de la même eau. Certes, le peuple occupe une place centrale dans l’héritage révolutionnaire, mais c’est aussi le cas en Grande-Bretagne ou aux
Etats-Unis (après tout, la Constitution américaine commence bien par "We, the People"). Mais est-ce le même peuple qui monte sur une barricade, qui vote dans une élection comme en 1981, ou qui fuit devant les sondages comme aujourd’hui ? Et si nous admettons cette pluralité d’acceptions, que signifie l’expression «"peuple de gauche" ? Tout dépend de la façon dont vous définissez ce "peuple". Je ferai la même réflexion pour la gauche, aussi contradictoire que les sondages sur le bonheur des Français qui les montre heureux individuellement, mais pessimistes collectivement. Il y a une politique extérieure "de gauche" qui ne rencontrerait certainement pas le même taux de satisfaction qu’une politique économique "de gauche". Et puis le terme est décidément bien vague : depuis son invention lors du débat sur le veto royal en 1789, le terme n’a cessé de changer de contenu, allant des monarchistes constitutionnels entre 1815 et 1830 au parti du mouvement et aux Républicains au milieu du XIXe siècle, puis aux socialistes avant 1914, puis aux communistes… 

Dans ces conditions, je ne pense pas que l’on puisse qualifier les Français de "peuple de gauche". Cette conclusion s’impose sans même avoir à reprendre l’histoire politique du XIXe siècle, en songeant simplement aux fortes mobilisations contre le Mariage pour tous, ou au nombre de voix réunies lors de la primaire de la droite et du centre. Les Français sont-ils un peuple de gauche ou de droite ? Il n’est pas aisé de répondre à cette question, d’autant qu’elle masque totalement les fractures profondes qui traversent notre territoire, entre les intégrations géographiques, les situations socio-professionnelles, les tranches d’âge... Cela ne signifie pas que nous devrions abandonner toute catégorie pour mieux comprendre le présent, mais je pense que le problème vient du fait que la "gauche" est toujours relative à un positionnement dans l’espace. Sans doute retournerais-je à l’ "illibéralisme" : sans dire que le libéralisme constitue une voie que la France aurait dû prendre, il est certain que son refus a orienté les traits de notre culture politique, que ce soit la centralité de l’Etat, la méfiance envers l’autonomie citoyenne, ou le culte du chef qui a gagné presque tous les candidats à l’élection présidentielle, de Macron à Le Pen en passant par Macron ou Fillon. Là encore, une réflexion profonde s’impose sur les concepts fondamentaux de notre vie politique, sur ce que veulent dire la liberté et l’égalité dans notre pays, et sur ce que représentent les valeurs démocratiques.

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