"Bordeaux connection" : comment gagner sa place dans la hiérarchie invisible des producteurs de vin<!-- --> | Atlantico.fr
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Une enquête de Benoits Simmat, publiée chez First Editions.
Une enquête de Benoits Simmat, publiée chez First Editions.
©Reuters

Bonnes feuilles

"Bordeaux Connection" raconte pour la première fois au grand public, ce système des grands crus vu de l'intérieur. Depuis les secrets de fabrication d'une bouteille à Bordeaux jusqu'aux mystérieuses transactions opérées en Asie, en passant par toutes les questions qui fâchent : classements inadaptés ; culture bio inexistante ; inféodation à un "goût mondial"; rupture avec un public d'amateurs français ; impuissance devant la contrefaçon, etc. Une enquête de Benoits Simmat, publiée chez First Editions (2/2).

Benoist Simmat

Benoist Simmat

Benoist Simmat est journaliste économique, spécialiste reconnu de l’économie mondiale du vin. Longtemps reporter au Journal du Dimanche, il est dorénavant journaliste indépendant (Libération, Management, L’Optimum, etc) et responsable des actualités pour La Revue du vin de France. Coauteur de plusieurs essais dont Ségolène Royal, La Dame aux deux visages (L’Archipel, 2007), La Guerre des Vins (Flammarion, 2012), il est également scénariste de bandes dessinées-enquêtes (Robert Parker, les sept péchés capiteux, Vent d’Ouest ; La Gauche Bling-Bling, 12Bis) et La Ligue des économistes extraordinaires, aux éditions Dargaud.

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Les Templiers du Médoc, encore et toujours – Montrose et Bouygues en tenues de Premiers – Ils sont venus, ils sont tous là… – Les grands Bordeaux, des marques de luxe à prix d’or – Et le plaisir dans tout ça ?

Le Grand Maître a de l’expérience, il s’appelle toujours Emmanuel Cruse, et a toujours autant de Commandeurs à ordonner, peut-être cette année un peu moins d’Asiatiques que d’habitude, mais à nouveau quelques Américains, qui, enhardis par la chute de l’euro face au dollar, ont fait leur grand retour à Bordeaux à l’occasion de la campagne primeur 2015 pour le millésime 2014.

Alors c’est reparti :

« Par la mémoire auguste et vénérable de notre fondateur […], nous vous faisons Commandeur d’honneur dans l’ordre de la Commanderie du Bontemps […].

En ce début de soirée du jeudi 18 juin 2015, à Château Montrose, une nouvelle fournée d’une quarantaine de fidèles des grands Bordeaux va recevoir les insignes de l’Ordre et jurer fidélité aux grands Médoc.

En huit années d’exercice, le Grand Maître a tout de même bien mérité de sa caste car il aura ordonné, précise-t-il, un peu plus de huit cents Commandeurs d’honneur de la Commanderie du Bontemps, Médoc, Graves, Sauternes, Barsac.

Au moment d’achever son office, il s’amuse à repenser que les trois premiers honorés de cette distinction par sa main, en avril 2008, furent justement Martin, Mélissa et Olivier Bouygues, ceux-là même qui reçoivent aujourd’hui tout le Bordeaux des grands crus dans leur Saint-Estèphe rebâti à grands frais.

Le parallélépipédique Montrose reçoit en effet pour cette édition 2015 de la fête de la Fleur, une des soirées smoking et robes de soirée les plus courues du monde, preuve que la famille Bouygues a gagné sa place dans la hiérarchie invisible de la Bordeaux Connection.

La Commanderie du Bontemps organise une par- tie des festivités en les finançant grâce aux bénéfices tirés du prix des places payées par les familles, propriétaires, financiers, négociants ou distributeurs voulant régaler leurs invités personnels.

La polémique, un peu surréaliste, née en 2013 de l’augmentation du prix de la tablée de dix par la Com- manderie, passé de 3 500 à 5 000 euros (soit 500 euros par invité), a maintenant été digérée et Emmanuel Cruse n’est plus obligé d’asséner son argument favori :

« Non mais franchement, si on était aux États-Unis, ce type d’événement, c’est 1 000 dollars la place ! »

Son énergie, il va pouvoir la consacrer au cœur du sujet : faire transférer depuis la cave de la Commanderie la plus grande réserve de grands Bordeaux au monde261, l’équivalent de 2 000 bouteilles pour étan- cher la soif de tannins fondus comme de reconnais- sance sociale des privilégiés du jour.

Ce budget est toutefois sans commune mesure avec celui que la puissance invitante décide de consacrer à cet événement ultra-prestigieux.

Lors de l’édition 2003, feu la baronne Philippine de Rothschild avait arrosé mille cinq cents invités de Mouton-Rothschild 1982, retenu Placido Domingo pour honorer de sa voix de ténor le dessert et fait affréter un Airbus pour ramener de nuit les amis de la baronne sur Paris, la facture totale ayant, chuchote-t-on, dépassé les 2,5 millions d’euros.

Qui sait ce que les Bouygues ont réservé à leurs invités ce soir ? Il ne s’agissait pas que de trancher pour un très grand Montrose – les 2009 et 2010 ont été sublimes, ont reçu chacun la note de 100/100 Parker, mais ne sont-ils tout de même pas trop jeunes ?

Même si la crise chinoise est passée par là, le Bor- deaux des grands vins est plus que jamais un lieu de pouvoir. La famille du BTP a justement obtenu, c’est un symbole très fort, que son Montrose, un « deu- xième grand cru classé », soit servi à la place d’un Premier comme dernier vin rouge du repas, le choix, classique, d’Yquem sur le dessert servant à préserver l’honneur des leaders du classement de 1855.

Place à la fête, et d’abord aux inévitables grands Sauternes obligatoirement versés généreusement à l’apéritif aux mille quatre cent cinquante invités – ambiance sécuritaire oblige, la commission de sécu- rité s’est montrée légèrement plus rigide qu’à l’accoutumée. Il s’agit de marques que l’on ne boit plus trop et pourtant délicieuses, ces La Tour Blanche, Guiraud, Myrat et autres Coutet.

Comme à Hong Kong voici trois ans, et quand bien même les années fastes seraient derrière elles, les deux cents familles des deux cents grands crus – très puis- sants ou beaucoup plus modestes, mais « grand cru » quand même – ont tenu à être là car on ne manque pas la fête de la Fleur, cette réunion traditionnelle inven- tée dans les temps contemporains pour magnifier les grandes étiquettes du Médoc, et par-delà bordelaises.

Oui, les Patrick, Olivier, et même Adrien Bernard – revenu de Chine à la demande paternelle – sont évidemment de la partie, comme les Cruse, Castéja, Lurton, Lévêque, Cazes, de Boüard, Mähler-Besse, Rolland, Magrez, Miailhe et autres Thunevin, etc., plus quelques amis Grands Maîtres asiatiques ou américains, moins quelques rebelles comme Stéphane Derenoncourt ou Jean-Hubert Delon.

Tous, à leur corps défendant ou non, ont constitué depuis quelques décennies une nouvelle aristocratie des affaires aux codes centrés sur le commerce d’un ancien produit plaisir, des bouteilles de vin de bons Bordeaux, devenus des marques de luxe catapultées dans la compétition économique globale.

Les moyens dégagés pour cette offensive ont été rendus possibles par l’extraordinaire valorisation des grands Bordeaux depuis la fin des années quatre- vingt : en trois décennies, les prix de la petite dizaine de Premiers ont sextuplé, ceux des « superseconds » ont plus que quadruplé, ceux des vingt châteaux qui comptent ensuite ont un peu moins que triplé, etc.

L’exploit de quelques-uns, une élite dans l’élite, a été de vendre par centaines de milliers d’exemplaires des bouteilles de vin à des prix ayant pu atteindre celui de la truffe noire, c’est-à-dire un bon millier d’euros le kilo ; ils sont très nombreux à loucher sur les extraordinaires rentabilités dégagées par un label mondial installé.

Depuis deux ans, pourtant, les stocks s’accumulent à Bordeaux, la bulle chinoise s’étant dégonflée aussi rapidement qu’elle était apparue, mais déjà les têtes chercheuses de la Bordeaux Connection regardent vers d’autres horizons : l’Australie, que Pierre Lurton rêve de convertir à Cheval Blanc ; l’Inde, où Paul Pontallier fut récemment l’un des rares à abreuver les maharadjas en Margaux ; le Brésil, le Mexique,voire, pourquoi pas ?, le Nigeria, les puissances d’après-demain.

Ainsi se poursuivront encore longtemps les affaires dans l’extraordinaire caste des grands crus bordelais.

Extrait de "Bordeaux Connection", de Benoist Simmat, publiée chez First Editions, 2015. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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