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François Mitterrand devenait le premier président de gauche de la Ve République...
François Mitterrand devenait le premier président de gauche de la Ve République...
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Election de François Mitterrand

Il y a 30 ans jour pour jour, François Mitterrand devenait le premier président de gauche de la Ve République. Le journaliste Éric Brunet, auteur de "Dans la tête d'un réac", avait 15 ans à l'époque. Il livre sa vision très subjective de l'événement...

Eric Brunet

Eric Brunet

Eric Brunet est l'auteur de l'Obsession gaulliste aux éditions Albin Michel (2017). Il présente Radio Brunet tous les jours sur RMC de 13 heures à 15 heures

Il a par ailleurs publié Etre de droite, un tabou français (Albin Michel, 2006) et Dans la tête d’un réac (Nil, 2010).

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Maman se tient la tête entre les mains. Elle trépigne. Se lève, se rassoit. Elle tord sa bouche pour mordre ses lèvres dans un tic que nous lui connaissons bien. Je jurerais qu’elle a pleuré. A cause de cette agitation inhabituelle, ma petite sœur Virginie est terrorisée. A neuf ans, elle pressent que l’événement qui se trame est lourd de sens. Je tente de la distraire avec son Rubik's Cube.

Finalement, maman s’allonge sur le canapé à pompons dorés qui trône au milieu du living. Ses cheveux sont en pétard. Elle tremble. La nouvelle télévision couleur Telefunken est allumée sur la première chaîne. Jean-Pierre Elkabbach semble dépité. « C’est bon signe » a lancé papa, plutôt taiseux depuis le début d’après midi. Dans une minute, peut-être deux, nous saurons.

Toute l’après midi, dans l’entrée de l’appartement, le lourd téléphone gris à sonné. Des oncles et des cousins du sud-ouest, des militants socialistes, des collègues de maman, enseignants eux aussi au collège Mendès France. Mon grand-père enfin, Alban, la fierté de la famille : le plus ancien militant socialiste de France, entré à la SFIO quelques jours après le congrès de Tours en décembre 1920.

- Je crois que papi pleurait, nous a lancé maman, au cas où nous n’aurions pas perçu la solennité de l’instant…

Moi, je suis allongé sur l’épais tapis orange. Ma tête repose sur une pile de BD de Claire Bretécher. Mon père, un critérium à la main, ébauche la composition du nouveau gouvernement. Mauroy, Badinter, Joxe, Deferre…

A l’étage du dessus, celui que papa surnomme « le zélé transfuge ». M. Frison, cadre à EDF lui aussi, écoute des chants révolutionnaires depuis le matin (oui, nous habitons dans une petite résidence EDF au centre de Nantes). Aux dires de maman, il n’est pas vraiment de gauche : il a même voté Chaban-Delmas en 74. Pourtant il vient de repasser pour la troisième fois Bandiera Rossa, le célèbre chant italien :

Avanti o popolo. alla riscossa
Bandiera rossa (bis)
Avanti o popolo, alla riscossa
Bandiera rossa trionfera.

Ça y est. Un crâne chauve apparaît. Maman pousse un cri désespéré : elle pense que Giscard a gagné… Une seconde plus tard elle tombe à genou, en dévotion, et elle joint ses mains. C’est bien la tête de François Mitterrand que les ordinateurs d’Honeywell Bull font apparaître sur la première chaîne, devant la France entière. Une image informatique préhistorique, sur fond bleu blanc rouge…

Des cris de joie retentissent dans la rue. Ma petite sœur se penche à la fenêtre et communie avec les voisins : « on a gagné, on a gagné ».

Ensuite, pour moi, ça devient confus. Le téléphone retentit. La sonnette de l’appartement aussi. Je me lève… et je ressens l’impact violent. Comme une enclume dans l’œil. Je m’effondre dans le noir… J’entends mal, tout est vaporeux. Je vois des pieds tout près de mon visage. Des escarpins familiers. Maman crie.

- Mais il va nous gâcher la fête, celui-ci !

J’aperçois les pantoufles de papa. Il est sans doute accroupi à côté de moi. Il a une bouteille de Champagne à la main. Il me caresse le front.

- Il a pris le bouchon dans l’œil droit. Il est dans les pommes. Je le conduis aux urgences.

Le service des urgences d’un hôpital public, un dimanche de victoire socialiste, c’est folklorique. Le seul médecin que trouva papa était ivre mort. Il diagnostiqua un déchirement de rétine avec une vision définitive à quatre dixième.

J’avais 15 ans, et j’allais porter des lunettes toute ma vie.

J’étais la première victime du 10 Mai 1981.

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