La descente aux enfers de la Tunisie est-elle encore stoppable ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Des policiers près de la synagogue Ghriba lors d'une fusillade sur l'île balnéaire de Djerba, le 9 mai 2023.
Des policiers près de la synagogue Ghriba lors d'une fusillade sur l'île balnéaire de Djerba, le 9 mai 2023.
©Yassine MAHJOUB / AFP

Géopolitico-Scanner

L'attaque ayant visé la synagogue de la Ghriba sur l'île de Djerba souligne la dégradation de la situation politique, économique et sociale de la Tunisie.

Dov Zerah

Dov Zerah

Ancien élève de l’École nationale d’administration (ENA), Dov ZERAH a été directeur des Monnaies et médailles. Ancien directeur général de l'Agence française de développement (AFD), il a également été président de Proparco, filiale de l’AFD spécialisée dans le financement du secteur privé et censeur d'OSEO.

Auteur de sept livres et de très nombreux articles, Dov ZERAH a enseigné à l’Institut d’études politiques de Paris (Sciences Po), à l’ENA, ainsi qu’à l’École des hautes études commerciales de Paris (HEC). Conseiller municipal de Neuilly-sur-Seine de 2008 à 2014, et à nouveau depuis 2020. Administrateur du Consistoire de Paris de 1998 à 2006 et de 2010 à 2018, il en a été le président en 2010.

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Atlantico : Quel est l’état des lieux de la situation, démocratique, politique et sociale en Tunisie. A quel point y a-t-il eu une descente aux enfers du pays ?

Dov Zerah: Depuis 12 ans, la situation économico-sociale du pays n’a cessé de se dégrader. La Tunisie est engagée dans une lente descente aux enfers. Le 17 décembre 2010, l’immolation d’un jeune vendeur ambulant de fruits et légumes dans le Centre-Est tunisien a mis le feu aux poudres ; 28 jours plus tard, le Président Zine El-Abdine Ben ALI a fui son pays. S’est alors ouverte une période révolutionnaire.

Que reste-t-il du « dégagisme » à la tunisienne ? Le pays a certes connu des élections libres qui ont permis l’arrivée au Palais de Carthage de trois présidents. Après une mainmise du parti islamique Ennahdha pendant huit ans, le Président Khaïs SAÏED a instauré une dictature et mis en prison tous les opposants ; il a fermé la parenthèse du dernier « printemps arabe ». Les acquis démocratiques sont aujourd’hui réduits aux acquêts !

Depuis, le pays connait détérioration régulière de la situation économique.

Malgré de faibles ressources naturelles, la Tunisie a connu « quarante laborieuses » grâce au Président Habib BOURGUIBA qui a consacré toutes les capacités d’investissement du pays sur le capital humain, les infrastructures d’éducation et de santé, refusant les dépenses militaires et somptuaires. Un vrai modèle économique !

Parallèlement à ces orientations systémiques, le Combattant suprême a été pragmatique en matière de gestion macroéconomique. Après les années 1962-1968 de socialisation accélérée sous la férule d’Ahmed Ben SALAH, les résultats économiques catastrophiques l’ont conduit à mettre fin à l’expérience. En 1970, il a choisi M. Hédi NOUIRA qui en dix ans va révolutionner le pays en acclimatant l’économie de marché et l’ouverture au commerce mondial.

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Cette stratégie économique a entrainé croissance, amélioration constante du niveau de vie, et la constitution d’une classe moyenne confortée par la libération de la femme et un début de sécularisation de la société.

Atlantico : Quels sont les éléments marquants de ce déclin ? A qui vont les responsabilités ?

Dov Zerah: Depuis 2011, la situation économique n’a cessé de se détériorer :

- Avec un PIB d’environ 47 Md$ pour 2023, inchangé depuis dix ans en dollars courants, le PIB par habitant a baissé de 4 140 $ en 2010 à près de 3 900 $ en 2023, sans tenir compte d’une inflation annuelle qui, sur la décennie, est passée d’une tendance autour de 4 % à 5-6 %

- Avec une population de plus de 12,5 millions d’habitants, le taux de chômage est officiellement au-dessus de 15 %, mais plus inquiétant, le taux d’emploi (nombre de personnes qui ont un emploi rapporté à la population des 15-65 ans) est estimé par les instances internationales à moins de 40 %. Cette situation a conduit les autorités locales à chercher des boucs émissaires et à s’en prendre aux migrants venus du sud de l’Afrique.

- Le maintien des déficits publics a porté en 2023 la dette publique à 140 MdTND et 120 % du PIB contre 40 % en 2010.

- La persistance du déficit des comptes extérieurs autour de 10 % du PIB a entrainé un triplement de la dette extérieure de 31 milliards de dinars tunisiens (TND) en 2010 à 109 MdTND en 2020, soit plus de 100 % du PIB,

- L’indicateur le plus caractéristique de cette dégradation de la situation économique tunisienne, le taux de change est passé de 1,92 TND pour un euro à fin 2010, 3,35 aujourd’hui. Une lente dégringolade qui caractérise l’appauvrissement collectif.

Le sous-investissement tant public que privé, les interminables grèves, la fuite des capitaux, la contrebande, le développement des exportations illégales, la diffusion de la corruption à tous les échelons de la société, le développement du secteur informel, les attentats terroristes …, ce sont les maux qui rongent une Tunisie qui en est arrivée à importer des phosphates, sa principale richesse naturelle. La pandémie n’a pas arrangé la situation.

Atlantico: La situation est-elle inextricable ? Qui peut encore faire quelque chose ? Y-a-t-il des forces politiques dans le pays capables de redresser la barre ?

Dov Zerah: Tous les opposants politiques ayant été mis en prison, et toute opposition étant automatiquement bâillonnée, le sursaut ne peut venir que du Président actuel.

Au lieu de ferrailler avec le FMI, le Président devrait accepter l’accord et les ressources de l’Institution ; appliquer les mesures préconisées est incontournable pour assainit la situation et redonner confiance aux opérateurs économiques.

Atlantico : Quel rôle peut avoir la diplomatie internationale (et française) face à cette situation ?

Dov Zerah: La rigidité intellectuelle et caractérielle du Président de la République rend tout exercice diplomatique difficile, voire impossible. Seule une coalition de plusieurs partenaires économiques importants sous la houlette des institutions de Bretton Woods, FMI et Banque mondiale, est en mesure d’expliquer à Khaïs SAÏED que des mesures d’ajustement s’imposent pour recevoir l’aide internationale et remettre le pays sur les rails.

Au-delà du traitement des aspects économiques de la crise, cela signifierait que la communauté internationale ferme les yeux sur les atteintes aux droits de l’homme et à la dictature mise en place depuis deux ans.

Il est grand temps que les responsables tunisiens se souviennent des leçons de BOURGUIBA et referment la parenthèse de cette décennie perdue sur le plan économico-social.

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