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Erdogan en tournée dans le Golfe : comme un parfum de retour à l’Empire ottoman
©Reuters

Turquie

Stratège islamiste néo-ottoman par excellence, le président turc Recep Tayyip Erdogan a toujours su que le meilleur moyen de séduire voire d’hystériser les Arabes - jadis ennemis historiques des Turcs - est de paraître plus pro-palestinien (donc pro-arabe) qu’eux, plus musulman-sunnite et plus « anti-sioniste que les leaders arabo-musulmans sunnites eux-mêmes.

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle est un géopolitologue et essayiste franco-italien. Ancien éditorialiste (France SoirIl Liberal, etc.), il intervient dans des institutions patronales et européennes, et est chercheur associé au Cpfa (Center of Foreign and Political Affairs). Il a publié plusieurs essais en France et en Italie sur la faiblesse des démocraties, les guerres balkaniques, l'islamisme, la Turquie, la persécution des chrétiens, la Syrie et le terrorisme. 

Son dernier ouvrage, coécrit avec Jacques Soppelsa, Vers un choc global ? La mondialisation dangereuse, est paru en 2023 aux Editions de l'Artilleur. 

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Ainsi culpabilisés, ces derniers – surtout les autocrates du Golfe et autres pays proches d’Israël et de l’Occident - comme l’Arabie saoudite ou l’Egypte - sont alors discrédités par leurs propres masses qui voient dans la Turquie néo-ottomane post-kémaliste d’Erdogan le « protecteur » des musulmans du monde que leurs propres dirigeants ne sont pas.

Cette idéalisation de la Turquie néo-ottomane, qui rétablit peu à peu un califat virtuel plus intelligemment que celui terroriste de Da’ech, a été particulièrement évidente depuis les révolutions arabes, lorsque l’habile président turc a totalement défendu le projet panislamiste des Frères puis a pour cette raison rompu de façon fort opportuniste avec l’Egypte de Moubarak (et plus tard de Al-Sissi) puis avec ses anciens « frères » Mou’ammar Kadhafi et Bachar al-Assad, afin  d’apparaître comme le seul « vrai » défenseur » des musulmans et des Arabes face à leurs ennemis internes et externes « mécréants » et « apostats ». Et la chose est d’autant plus crédible aujourd’hui que cette Turquie néo-sultanesque s’est débarrassée de son laïcisme, s’est réislamisée, s’est éloignée de facto et de jure de l’Europe « en voie de pourrissement » (dixit Erdogan), puis a provoqué de graves crises diplomatiques avec l’Etat hébreu depuis le coup de gueule d’Erdogan lors du G8 en 2008 puis surtout avec l’affaire de la flottille de Gaza (Navi Marmara) en 2010.

La Turquie d’Erdogan espoir et exemple pour les Frères musulmans

Depuis, nombre de musulmans du monde entier sont désormais persuadés que la Turquie moderniste - jadis laïcarde créée par Atâtürk « l’apostat » - n’est plus ce pays « traître à l’islam » qui imitait l’Occident et était le meilleur allié stratégique d’Israël, mais au contraire le nouveau et plus zélé défenseur des Palestiniens, notamment des adeptes du mouvements islamiste Hamas, frère-musulman et terroriste.

C’est dans le cadre de cette politique panislamiste d’Ankara consistant à séduire les Arabes pour rétablir la « profondeur stratégique » de la Turquie dans ses anciennes possessions ottomanes, que le président turc (qui a aussi pris fait et cause pour le Qatar et les Frères musulmans mis à l’index par l’Egypte et les monarchies du Golfe) a exhorté les musulmans du monde entier à "visiter" et "protéger" Jérusalem, après des violences meurtrières liées à l'installation par Israël des détecteurs de métaux à l’entrée de l'esplanade des Mosquées/Mont du Temple. Le néo-sultan a une fois de plus su trouver les paroles les plus pertinentes pour gagner les cœurs des islamistes et des antisionistes musulmans du monde entier, jouant sur la corde sensible du pathos religieux : « Je voudrais lancer un appel à tous mes concitoyens et aux musulmans du monde entier : que tous ceux qui en ont les moyens (...) effectuent une visite à Jérusalem, à la mosquée (…). Venez protégeons tous ensemble Jérusalem"…

Rappelons qu’à la suite de l’installation par les autorités israéliennes des détecteurs de métaux aux entrées de l'esplanade en réaction à l'assassinat le 14 juillet dernier de deux policiers israéliens par trois Arabes israéliens, des affrontements ont éclaté à plusieurs reprises entre Palestiniens et forces de sécurité israéliennes, provoquant la mort de cinq Palestiniens (puis de trois civils israéliens tués par un Palestinien dans une colonie israélienne en Cisjordanie). Face à ces violences et sur demande de la Jordanie, pays qui est toujours le gardien officiel des lieux saints musulmans de Jérusalem, Israël a fini par accepter mardi dernier de supprimer les détecteurs de métaux et de les remplacer par d'autres mesures de sécurité. Mais non content de souffler sur les braises religieuses du conflit israélo-palestinien, devenu depuis l’Intifada Al-Asa de 2000 un conflit judéo-islamique, Erdogan a appelé à continuer la lutte, n’hésitant pas à faire croire que les « vraies intentions des juifs israéliens » seraient de « voler l’ensemble de la ville sainte de Jérusalem aux musulmans », ce qui mériterait une réaction mondiale et radicale de l’ensemble des musulmans appelés par le sultan turc à lancer une sorte de croisade à l’envers : " la décision de retirer les détecteurs est bonne, mais est-ce suffisant à notre goût ? Non ! », a-t-il déclaré en dénonçant de plus belle les entraves israéliennes qui « empêcheraient les musulmans d’accéder au mont du Temple, notamment pour la prière du vendredi ». Puis le néo-sultan a surenchéri en déclarant que « sous prétexte de lutter contre le terrorisme, il s'agit d'une tentative pour prendre aux musulmans la Mosquée Al-Asa" ; « Si aujourd’hui, les soldats israéliens sont capables de souiller le complexe de la mosquée Al-Asa de leurs bottes avec insouciance, en donnant des incidents insignifiants en prétexte, et si le sang des musulmans coule facilement là-bas, alors la raison de tout cela est notre échec à défendre avec suffisamment de force al-Quads [Jérusalem] », a-t-il poursuivi en s’adressant aux membres de son parti, l’AKP, réunis au Parlement d’Ankara.

Une doxa « frères-musulmans » bien rodée et l’appel d’Erdogan à la croisade islamo-ottomane à rebours

Dans son appel à une sorte de croisade islamique à rebours, Erdogan a habilement rappelé que « l’empire ottoman » dont il voudrait être le nouveau calife-sultan, « a régné sur la mosquée Al-Asa, le troisième lieu le plus saint de l’islam, pendant quatre siècles (…). Nos ancêtres ont agi avec une si grande délicatesse et sensibilité qu’il est impossible de ne pas se rappeler d’eux avec gratitude et regret à la lumière de la cruauté d’aujourd’hui »… Plus révélatrices encore de l’idéologie néo-ottomane du leader turc, Erdogan a poursuivi en assurant que « dans la mesure où la Mecque est une moitié de notre coeur et que Médine est l’autre moitié, avec al-Quads (Jérusalem) tel un drap en gaze légère posé sur eux, nous devons défendre ensemble al-Quads. Défendons al-Quads comme si nous défendions la Mecque et Médine ». Ce discours paraît normal pour nombre d’Occidentaux et de non-musulmans abreuvés d’antisionisme tiers-mondiste et ignorants des faits historiques, mais il participe d’une falsification propre aux mouvements islamistes qui ajoutent depuis des décennies Al-Quads aux deux seules réelles villes saintes de l’islam sunnite, La Mecque et Médine, appelées aussi « Haramaïn » (« deux villes sacrées »), alors que le Coran ne mentionne pas Jérusalem comme  « troisième lieu saint ». Cela serait d’ailleurs d’autant plus incongru que, depuis la guerre de Mahomet avec les Juifs, les musulmans remplacèrent alors la « qibla » (orientation de la prière) initialement tournée vers Jérusalem par celle de La Mecque.

Erdogan est-il pour autant le gagnant du point de vue des intérêts nationaux turcs? Rien n’est moins sûr ! 

En réaction à la nouvelle attaque d’Erdogan contre Israël au nom d’une idéologie théocratique qui n’a jamais accepté réellement l’existence de l’Etat juif, l’une des figures de l’opposition israélienne, Lapid, a appelé à être bien plus dur avec la Turquie, notamment en s’alliant avec ses ennemis, à commencer par les Kurdes, dont il a appelé à soutenir un éventuel Etat indépendant, ce qui serait le pire des scénarii possibles pour Ankara. Yair Lapid (président du parti Yesh Atid), a aussi titillé les Turcs nationalistes et Erdogan en osant appeler le monde entier à reconnaître le génocide arménien, ajoutant que Jérusalem et Ankara ne redeviendront jamais des « amis ». Résumant assez fidèlement ce que pense la majorité des Israéliens depuis les années 2008-2010, Lapid a déclaré sans ambages : « Il est temps, d’une manière générale, d’arrêter de ramper devant les Turcs, qui continuent de nous frapper de plus en plus violemment (…). Il faut aussi renoncer à la chimère qu’est la construction d’un pipeline visant à exporter du gaz naturel vers la Turquie, car Israël ne peut pas se permettre de dépendre d’un client qui est devenu un Etat ennemi ou un Etat semi-ennemi ». Certes, les déclarations de Lapid n’engagent ni ne reflètent celles du gouvernement israélien, mais il est clair que ce type de réaction, ajoutée au fait que le gouvernement israélien est lui-même très en froid avec Ankara, n’est pas une bonne chose pour la Turquie et ses intérêts nationaux bien compris, puisque rien ne peut plus être dangereux pour Ankara qu’une alliance renforcée future entre Israël et un Etat kurde indépendant en Syrie et en Irak, bref, le pire ennemi désigné comme tel et combattu par la Turquie.

Conscient que la Turquie n’a pas trop intérêt à perdre ses alliés occidentaux et notamment américain et israélien, ce que pourtant s’efforce à faire Erdogan, le gouvernement israélien a officiellement répondu de façon assez pertinente aux dirigeants d’Ankara, dans des termes qu’auraient dû utiliser les Européens lorsqu’ils ont été gravement insultés et menacés par Recep Erdogan au printemps 2017 : « Ce serait intéressant de voir ce que pourrait dire Erdogan aux habitants de Chypre du nord ou aux Kurdes. Erdogan est la dernière personne à pouvoir donner des leçons à Israël », dixit la déclaration officielle du bureau du Premier ministre israélien. En réaction aux appels hautement sismiques d’Erdogan, le porte-parole du ministère israélien des Affaires étrangères (Emmanuel Nahshon), a quant à lui qualifié de « hallucinantes, fausses et déformées » les déclarations d’Erdogan, l’invitant à "s'occuper des problèmes difficiles de son pays"…

L’Arroseur arrosé

Rappelons que la Turquie occupe non seulement toujours illégalement 37 % du Nord de l’île de Chypre, envahie en 1974 par l’armée d’Ankara ; qu’Erdogan a fait capoter les récents pourparlers chypriotes en vue de la réunification par son refus catégorique de retirer ses troupes du Nord du pays ; qu’il nie toujours le génocide arménien, dont la reconnaissance est pénalisée en Turquie ; puis que son pays figure désormais dans le peloton de tête des Etats qui emprisonnent leurs journalistes et persécutent leurs minorités et opposants politiques. C’est d’ailleurs ces jours-ci que se tient à Ankara le procès kafkaïen des dix-sept collaborateurs du quotidien Cumhuriyet, dont Ahmet. Ce célèbre journaliste d'investigation, pourtant connu pour avoir dénoncé l'influence tentaculaire du mouvement de Fethullah Gülen dans son essai L'Armée de l'imam, qui lui avait valu une année de détention entre 2011 et 2012, a été arrêté fin décembre dernier sous le prétexte d’avoir fait de la propagande en faveur de Fethullah Gülen ! Mais peu importe les griefs et chefs accusatoires, puisque ce qui compte est de profiter de l’état d’urgence et des procès soi-disant en réaction au coup d’Etat de juillet dernier attribué aux Gülenistes pour mettre en fait au pas tous les médias récalcitrants et neutraliser les opposants de tous ordres qui s’opposent à l’ascension néo-califale et de plus en plus dictatoriale du Sultan Erdogan qui s’est arrogé les pleins pouvoirs lors du référendum d’avril dernier. Rappelons tout de même que la gigantesque purge lancée depuis le coup d'Etat raté a conduit à l’emprisonnement de plus de 150 journalistes (120 ont réussi à s’exiler), sans oublier les centaines de milliers de fonctionnaires, militaires, professeurs, policiers, juges licenciés et les milliers d’opposants politiques arrêtés ou emprisonnés, dont des membres des partis kémaliste (CHP) et pro-kurdes (HDP), les interpellations étant le plus souvent motivées par le grief ubuesque « d'apologie de terrorisme, en lien avec des organisations kurdes ou gülénistes », les preuves étant en général inexistantes pour ne pas dire orwéliennes. Les cas des célèbres quotidien et Cumhuriyet sont emblématiques :  Zaman, jadis proche du pouvoir AKP et aujourd’hui sur la sellette pour cause de proximité avec Gülen, avait le plus fort tirage du pays (600 000/jour), mais il a été autoritairement fermé deux semaines après le putsch manqué et des dizaines de ses journalistes ont été emprisonnés. Quant à Cumhuriyet, jadis également très populaire et chantre des valeurs kémalistes, il ne tire plus qu'à 50 000 exemplaires, après avoir subi toutes les persécutions possibles depuis les années 2000 pour cause de résistance à Erdogan et dénonciation de ses dérives autoritaire et panislamiste. D’autres quotidiens, comme Hürriyet (350 000 exemplaires/jour) ont quant à eux du infléchir leur ligne éditoriale. Déjà, en 2010, un rapport de la Commission européenne dénonçait les violations de la liberté de la presse en Turquie, évoquant alors les pressions et persécutions administratives exercées contre le groupe du milliardaire Dogan, propriétaire de Hürriyet et Milliyet et de moult radios et chaînes tv. Ces persécutions avaient d’ailleurs poussé Dogan à vendre deux de ses titres à des magnats du BTP dévoués à Erdogan …  Aujourd’hui, 70% de la presse écrite et des chaînes de télévision sont aux ordres du néo-sultan, les 30% restants n’étant d’ailleurs pas pour autant tous indépendants.

Le bilan de la chasse aux sorcières anti-Erdogan est édifiant… mais le processus d’adhésion à l’UE n’est toujours pas définitivement stoppé par Bruxelles

Limogeage de 110 000 personnes ; arrestation de 50 000 autres, accentuation des persécutions contre l’opposition laïque, güléniste et pro-kurde ; dérive autoritaire ; islamisation croissante de la société ; rhétoriques xénophobes anti-européennes, anti-occidentales et antiisraéliennes de plus en plus violentes, etc. Tout cela devrait faire réfléchir nos dirigeants et intellectuels européens et même américains qui n’ont cessé entre les années 1990 et 2010 de plaider en faveur de l’intégration de la Turquie dans l’Union européenne et qui traitaient les turcosceptiques - dont nous sommes - d’adeptes du « choc des civilisations » ou « d’islamophobes ». Ces dirigeants européens adeptes de la politique de l’apaisement se sont couchés à de nombreuses reprises devant un Erdogan irascible qui les a pourtant insultés, menacés, méprisés, et surtout habilement culpabilisés en les accusant de bloquer sciemment l’intégration dans l’UE d’un « pays musulman » alors qu’en fait c’est le gouvernement turc qui a bloqué les négociations avec l’Union en violant régulièrement et de façon croissante les règles européennes et démocratiques auxquelles tout candidat doit se conformer.

En guise de conclusion : l’échec patent de la « politique d’apaisement »

Nos dirigeants ont cru « calmer » le loup turc en le faisant entrer - à moitié - dans la bergerie ? Ils ont cru « apaiser sa frustration évidente » en jurant être « islamophiles », ne «pas être un club chrétiens » et être des « amis » de la Turquie même devenue quant à elle un « club musulman » christianophobe... Ils ont cédé sur le dossier de Chypre et de la Grèce systématiquement militairement et politiquement menacés par Ankara, puis sue la question des migrants illégaux, dans le cadre d’un accord UE-Turquie qui s’apparentait à un pur racket. Ils ont juré que l’on ne devait « pas dire franchement aux Turcs qu’ils ne sont pas éligibles » dans l’Union afin de « ne pas les vexer »... Il valait mieux les avoir « avec nous que contre nous ».

Et bien la Turquie, très vexée et remontée après avoir perçu cette hypocrisie comme une lâcheté, est bien moins amicale aujourd’hui envers nous, bien moins pro-occidentale et bien plus éloignée de notre modèle qu’elle ne l’a jamais été depuis sa fondation par Atatürk qui, lui, avait été visionnaire : il avait prévenu ses successeurs que la démocratisation en Turquie risquerait de favoriser le retour des « obscurantistes »… C’est justement ce dilemme – démocratisation islamiste – que j’avais exposé dans La Turquie dans l’Europe, un cheval de Troie islamiste ? et Le dilemme turc, les vrais enjeux de la candidature d’Ankara (Le Toucan), publiés entre 2002 et 2005, lorsqu’il était de très mauvais goût et très politiquement incorrect de dévoiler la nature profonde « national-islamiste »-néo-ottomane et autoritaire du grand démocrate Recep Tayyip Erdogan. Il n’est jamais bon d’avoir raison trop tôt : vous êtes conspué sur le coup car en discorde avec la doxa ambiante, puis on ne rappelle pas que vous aviez raison plus tard de peur de devoir avouer qu’on s’est trompé auparavant…

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