Données personnelles : est-on réellement espionné par Pékin en utilisant TikTok sur son smartphone ?<!-- --> | Atlantico.fr
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La France a décidé d'interdire le téléchargement et l'utilisation des applications récréatives comme TikTok sur les smartphones des agents publics des administrations.
La France a décidé d'interdire le téléchargement et l'utilisation des applications récréatives comme TikTok sur les smartphones des agents publics des administrations.
©MANJUNATH KIRAN / AFP

La Minute Tech

Face aux craintes d'espionnage, le gouvernement a décidé d'interdire le téléchargement et l'utilisation des applications récréatives comme TikTok, Netflix ou Instagram aux agents publics des administrations.

Julien Pillot

Julien Pillot

Julien Pillot est Enseignant-Chercheur en économie (Inseec Grande Ecole) / Chercheur associé CNRS.

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Atlantico : Ce vendredi, le gouvernement a interdit – par la voix du ministère de la Fonction Publique – l’utilisation de TikTok sur les téléphones mobiles de la fonction publique. Deux millions et demi de fonctionnaires sont ainsi concernés par cette décision. Cette mesure était-elle attendue ? Que reproche-t-on à TikTok ?

Julien Pillot : Il faut d’abord souligner que ce sont toutes les « applications récréatives » qui sont concernées par la présente interdiction et que celle-ci ne concerne que les téléphones professionnels, les fonctionnaires demeurant libres d’installer les applications de leur choix sur leurs téléphones personnels. Quand on évoque les « applications récréatives », TikTok est donc évidemment concernée, mais au même titre que d’autres réseaux sociaux (Facebook, Instagram, Snap, Whatsapp…), applications de streaming (Netflix, Prime Video…) ou de jeux vidéo (Candy Crush, Angry Birds…). .

Alors pourquoi s’attaquer à l’ensemble des applications récréatives, si au final, c’est surtout TikTok qui inquiète ? Pour répondre à cette question, il y aura deux écoles. Une première qui nous dira que nous allons encore plus loin que les autres juridictions américaines, belges ou britanniques puisque nous visons plus large (que seulement TikTok) et que cette application extensive du principe de précaution démontre une prise de conscience que le problème avec l’espionnage numérique est systémique et que chaque application peut-être un cheval de Troie potentiel. Une seconde école nous dira de façon plus prosaïque que, pour ne pas froisser et risquer de se fâcher avec nos amis Chinois, on s’est refusé à viser explicitement TikTok. A chacun la liberté de se faire sa propre opinion.

Pour répondre à la deuxième partie de votre question, je crois que nous pouvons dire que cette mesure est dans l’air du temps. J’y vois au moins deux raisons principales.

D’une part, il faut bien comprendre qu’une guerre froide est en cours entre la Chine et les Etats-Unis, et plus largement entre la Chine et l’Occident. C’est une bataille qui se joue à la fois sur le terrain économique, sur celui de la cybersécurité et celui de l’influence. Les services numériques en général, et les réseaux sociaux en particulier, se trouvent justement à l’interfaçage de ces trois dimensions, et il est donc normal qu’ils fassent l’objet d’une vigilance accrue, et de mesures adaptées.

D’autre part, je dirais que le temps de l’insouciance quant aux travers du numérique est définitivement révolu. Nous avons (enfin !) fini par comprendre que derrière le numérique, il y a de la puissance économique, mais aussi un très haut potentiel d’influence – de soft power comme il est désormais admis de le décrire – mais aussi des risques majeurs en matière d’espionnage et des failles de cybersécurité qui ne demandent qu’à être exploitées à des fins malveillantes.

A ce compte-là, on prête à TikTok un peu tous les maux du monde : outil d’espionnage et de propagande à la solde de Pékin pour les uns, application aux effets addictifs des plus néfastes pour les autres, voire medium d’abrutissement massif de la jeunesse occidentale pour se donner les moyens de gagner la guerre des cerveaux du 21e siècle.

En quoi TikTok serait un réseau social plus dangereux que les autres ?

Je ne sais pas si nous pouvons clairement parler de « danger », mais peut-être d’avantage d’opacité.Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que le patron de TikTok vient d’être sommé de s’expliquer devant une commission parlementaire américaine dans le cadre d’une audition de 5h que d’aucuns pourraient qualifier de… particulièrement musclée : l’idée est de tenter, si tant est que cela soit possible, de lever le voile d’opacité qui entoure le fonctionnement de ce réseau social.

Par exemple, on ne sait pas grand-chose de la nature des données collectées par TikTok, ni de leur lieu de stockage. De plus, on suspecte fortement TikTok d’avoir un algorithme différencié pour la jeunesse occidentale et la jeunesse chinoise, une fois encore pour donner à la Chine les moyens de gagner la bataille des cerveaux au 21e siècle. Pour les tenants de cette hypothèse, l’algorithme de TikTok serait entrainé pour pousser aux Occidentaux les contenus les plus divertissants, pour ne pas dire abrutissants, et aux Chinois des contenus à plus fort pouvoir éducatif. Enfin, et c’est probablement le principal, il y a une opacité quant à la capacité (et la volonté) de Pékin d’accéder aux données des utilisateurs, y compris les plus sensibles. Dans nos Etats de droit, les gouvernements ne peuvent accéder aux données détenues par les entreprises sans décision de justice, rendue par des juges indépendants. En Chine, ce garde-fou n’existe pas. Et même si ByteDance / TikTok s’en défend, on peut suspecter l’entreprise de répondre aux sollicitations de Pékin à tout moment… et donc de participer bon gré mal gré à un espionnage à grande échelle des puissances occidentales et de leurs citoyens.

Selon vous, en quoi cette décision est-elle d’importance ?

Cette décision est loin d’être anodine. Pour moi, elle est à analyser à deux niveaux.

D’un côté, c’est une décision importante car elle marque un tournant assez net dans les relations avec Pékin. Soit la Chine se met en conformité avec les règles économiques, éthiques et juridiques qui ont cours en Occident, soit le marché occidental lui sera moins accessible. C’est de bonne guerre dans la mesure où la Chine est parvenue à se créer des champions du numérique, notamment Baidu, Alibaba, Tencent, ou ByteDance (l’entreprise qui opère le réseau social TikTok) en partie grâce à des mesures ultra-protectionnistes, puisqu’elle a clairement interdit bon nombre de services occidentaux sur son territoire. Il est plus facile de se croître quand on dispose d’un immense marché captif expurgé de toute concurrence…

De l’autre côté, je dirais que c’est une décision importante en cela qu’elle envoie un message pédagogique très clair aux fonctionnaires. Cette décision est aussi une manière de leur rappeler, s’il en était besoin, qu’ils sont dépositaires de données sensibles et qu’ils sont en première ligne pour en assurer la sécurité. Dans un contexte de guerre cyber, une telle sécurité ne peut se concevoir qu’à la condition de prendre toutes les précautions pour ne pas introduire le moindre cheval de Troie par le biais des agents du service public. C’est donc un signal de responsabilisation qui est envoyé à travers cette décision.

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