Yannick Haenel : la nuit transfigurée<!-- --> | Atlantico.fr
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Yannick Haenel publie « Le Trésorier-payeur » (Gallimard/ L’Infini).
Yannick Haenel publie « Le Trésorier-payeur » (Gallimard/ L’Infini).
©Francesca Mantovani / Editions Gallimard / DR

Atlantico Litterati

Prix Médicis 2020 -et finaliste du Goncourt- avec « Tiens ferme ta couronne » ( Gallimard / L’Infini), le romancier-essayiste Yannick Haenel - chroniqueur de Transfuge et de Charlie Hebdo - s’impose avec « Le Trésorier-payeur » ( Gallimard / L’Infini). Un grand (et gros) roman aérien dont les lecteurs vont beaucoup parler. Aperçus et impressions.

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est écrivain, critique littéraire et journaliste. Auteure de onze romans, dont "Un amour de Sagan" -publié jusqu’en Chine- autofiction qui relate  sa vie entre Françoise Sagan et  Bernard Frank, elle publia un essai sur  les métamorphoses des hommes après  le féminisme : « Le Nouvel Homme » (Lattès). Sélectionnée Goncourt et distinguée par le prix du Premier Roman pour « Portrait d’un amour coupable » (Grasset), elle obtint ensuite le "Prix Alfred Née" de l'Académie française pour « Une femme amoureuse » (Grasset/Le Livre de Poche).

Elle fonda et dirigea  vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels le mensuel Playboy-France, l’hebdomadaire Pariscope  et «  F Magazine, »- mensuel féministe racheté au groupe Servan-Schreiber, qu’Annick Geille reformula et dirigea cinq ans, aux côtés  de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, elle dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », qui devint  Le Salon Littéraire en ligne-, tout en rédigeant chaque mois une critique littéraire pour le mensuel -papier "Service Littéraire".

Annick Geille  remet  depuis quelques années à Atlantico -premier quotidien en ligne de France-une chronique vouée à  la littérature et à ceux qui la font : «  Litterati ».

Voir la bio »

Un bain de sang. Celui du massacreen 2015 des journalistes de Charlie Hebdo, puis des victimes de l’Hyper Cacher et de Montrouge,soit 17 morts. Le romancier-essayiste Yannick Haenel - chroniqueur du procès qui se déroula du 2 septembre au 10 novembre 2020 - revit des semaines durant la scène de crime de Charlie. Il rédigeait chaque nuit sa chronique du procès,tant pourle journal (comme l’avait souhaité Riss) que pour le site. Les caméras de surveillance montraientl’arrivée des assassinscagoulés de noir. Cesimages matérialisaientun cauchemar récurrent attaquant la psyché deYannick Haenel et coupant en deux « époques »-  à jamais distinctes (avant/après) -la vie et l’imaginaire de cet auteur ultrasensible comme tous les artistes, mais plus encore :« Il est nécessaire que nous continuions à tendre vers la lumière, même lorsqu'elle est complètement éteinte, parce que l'obscurité profite de nos moindres distractions : elle veut vivre à notre place, et lorsqu'elle y est parvenue, elle nous expulse. », disait Yannick Haenel dans son précédent roman au titre Proustien: «  Tiens ferme ta couronne » (Gallimard/ L’Infini - finaliste du Goncourt et Prix Médicis 2019 /) . « Comment écrire après que l’horreur a fait taire les mots ? », s’interrogea Yannick Haenel lorsqu’il fut victime du syndrome de la page blanche.  Traumatisme qu’il parvint à dominervia la parution d’un essai :«  Notre solitude » (éditions « Les Échappés).

Lorsque l’on sait ce qui précède, on comprend mieux l’exultation créative animant le nouvel ouvrage  de Yannick Haenel : « Le Trésorier-payeur ». "Chacun mène comme il le peut le mystère de sa propre existence ; notre blessure s’apaise ou s’infecte, selon la manière dont nous considérons notre âme. Mais il arrive un moment où chacun de nous parvient à se cacher non plus dans l’obscurité, mais dans la lumière, et il ne faut pas rater ce rendez‐vous." Publié ces jours-ci sur plus de quatre-cents pages, truffées de clins-d’œil, simulacres et faux-semblants( destinés à nous lecteurs aussi bien qu’auxproches de Yannick Haenel), l’auteur mariant avec un art consommé le vrai et le faux, le réel et l’imaginaire, vérités et mensonges. Le « Trésorier-payeur » joue avec les apparences pourinstallerun texte fou construitpar un géomètre- expert des Arts et Lettres. Une fiction aux trouvailles superbes pour ce qui est de l’écriture, une leçon de profondeur, donc de style. Comme si la mort que l’auteuraffronta longtemps dans son précédent livre l’avait libéré de toute pudeur,scrupule, réserve, crainte, comme si tout à coup le romancierbrisait le lien qui -sans doute et en secret-le tenaitimperceptiblement prisonnier ; un lien certes, ténu, maisligotant l’âme tout de même.« Il fallait rompre le maléfice : la mort ne pouvait avoir le dernier mot. L’écrituretoujours a le dernier mot ». Pour triompher de l’impuissance à écrire(cf. les images des assassins jaillies des caméras de surveillance et la scène de crimeà la rédaction de Charlie-Hebdo), Yannick Haenels’est souvenu que dans le processus d’écriture, il faut toujours vaincre un obstacle « sinon, le récit est sans intérêt ».Comme sile langage étant empreint d’une dimension sacrée (cf. « La maison de l’être » selon Heidegger ; comme si délivré du mal, en mémoire des morts, et pour tous les morts qui viendraient,l’écrivain- philosopheregardait en face sa littérature,soutenant son regard et ne cillant pas, car audacieux, effronté, osant tout . Comme si -enchanteresseenchantée-, la littérature lui rendait mieux que jamais son amour, révélant ainsi la supériorité de Yannick Haenel sur la scène littéraire française.

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« J’écris pour qui, entrant dans mon livre, y tomberait comme dans un trou  et n’en sortirait plus », déclara Georges Bataille (1887-1962)à propos de son ouvrage « L’expérience intérieure » (Gallimard). «  Endurer la tragédie en pilotage automatique » dit Yannick Haenel, l’un des plus fervents lecteurs de Bataille .Pour ne pas mourir à soi-même, écrire encore et toujours, écrire pour les morts et pour que vivent en chacun d’entre nous, lecteurs du « Trésorier-payeur » cet esprit de liberté, cette audace, ce culot qu’avait dans chacun de ses livres Bataille, le transgressif,et qu’ontforcément aussi, contaminés qu’ils sont par la liberté et la beauté des textes, les lecteursde « Histoire de l’œil », « Le Bleu du ciel », « Madame Edwarda », L’Impossible", "Ma mère". " Quant au portrait du « Trésorier-payeur, » j’hésite à en parler. Je voudrais que mon récit se substitue, en un sens, au visage de Georges Bataille ».Il faut refuser l’ « obscurité ». Yannick Haenel est un fin connaisseur du mythe de la Caverneet de Platon,Chacun de ses romans offre une vision critique del’époque et de sa cupidité (le personnage principal refusant le « système ») etentreprend une louange passionnée de l’Art, en particulier la littérature . Celle-ci est pour Yannick Haenel -commeelle le fut pour Georges Bataille (le vrai) : « L’héritière des religions ». Il y a en effet du sacré dans chaque écrit exprimant par la beauté du verbe une poésie porteuse de sens, et ouvrant La Caverne. Yannick Haenel rend au passage hommage à Shakespeare, Melville, Joyce, Rimbaud, Dante- et à la Bible que l’auteur chérit tout autant. Illusions comiques la vie ! Trucages le décor ! Le réeld’une banque n’existe que dans la fiction.  Dans Le Trésorier, lepersonnageprincipal est banquier à Béthune, dans une succursale de la banque de France et se nomme… Georges Bataille. Nous savons alors que le circuit romanesque va secouer fort nos petites âmes fatiguées. Il ya par exemple, déguisé en personnage, Philippe Sollers le « patron » de « l’Institut des Arts », initiateur en chef, magicien qui parle couramment tous les arts. « Philippe Massardier (…) avait la souveraineté malicieuse de celui qui a les clefs du château ; non seulement il jouait pour nous le rôle de guide, voire de pilote, et tout en ouvrant les portes, nous racontait des histoires, petites et grandes, de ce lieu, mais il nous introduisait dans l’épaisseur du temps : toute architecture est d’abord spectrale, et je me disais, en marchant sagement derrière le maître des lieux, qu’il me fallait écouter des fantômes »

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Dans la vie, Philippe Sollers est l’éditeur de Yannick Haenel, son ami et père spirituel  en quelque sorte.Le Trésorier-payeur qui porte le nom de Bataille est un banquier qui aime tellement la littérature qu’il préfère les mots aux maux induits par le règne des banques. La dépense, c’est sonrêve. S’emparant ici ou là de la pensée du vrai Bataille, Haenel la met en pratique. Il théâtralise cette pensée. Albert Cohen -auquel on songe parfois dans la richesse et l’ampleur du texte- aurait aimé ces pages oùrayonne l’amour des protagonistes : Georges Bataille et Llya. « C’est seulement dans l’amour qui les embrase qu’un homme et une femme sont aussitôtsilencieusement, rendus à l’univers. L’être aimé ne propose à l’amant de l’ouvrir à la totalité de ce qui est qu’en s’ouvrant lui-même à son amour, une ouverture illimitée n’est donnée que dans cette fusion, où l’objet et le sujet, l’être aimé et l’amant cessent d’être dans le monde isolément-cessent d’être séparés l’un de l’autre et du monde, et sont deux souffles dans un seul vent» .Yannick Haenel aime mêler les personnes véritables à ses personnages, donnant ainsi la parfaite recette de l’art romanesque.  « Au moment où il me révéla ce détail, il se tourna brusquement vers moi, un éclat ironique passa sur son visage ; il vit que j’avais vu- je compris que son objectif était atteint : il avait déclenché ma curiosité, un roman scintillait, j’étais pris. » « Le romanqui « scintillait » dans l’imaginaire dunarrateur est celui que nous lisons.L’une des parutions les plus importantes de cette rentrée. 

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Comme font souvent les grands livres, le roman de Yannick Haenel livre unsecret. Un secret concernant le temps-qui gouverne tout, dans la vie comme chez Proust- et concernant aussi l’amour (cf. le désir) – qui nous gouverne tous : « La caresse est le nom secret du temps, sa vraie substance, sa matière éblouie. Il y a une douceur intérieure du langage qui est sa richesse cachée, c’est ce que Lilya et le Trésorier ( voir nos extraits ci-dessous) découvraient à travers leurs étreintes. »

« La Littérature peut tout, comme l'amour » conclut Yannick Haenel. La sienne est foisonnante, touffue telle une forêt qui ne brûlerait jamais. Yannick Haenel nous le chuchote à l’oreille : Le Trésorier-payeur c’est l’artistejouant au banquier pour faire semblant de suivre le rythme de l’époque, - la nôtre étant intéressée, c’est- à -dire cupide, avide, vide.Au lieu de compter, de thésauriser, le banquier Batailledésire : il songe à l’amour ; c’est un doux, le désir est son chemin ( « Heureux les doux, ilsrecevront la terreen héritage »chapitre 5, verset 1-12/Matthieu).

Par la volonté de l’auteur,le lecteur du « Trésorier-payeur » est mis dans la confidence et « initié » ; « au courant » de tout, il refusera les pièges de l’époque. Se passionnantseulement pourla bonté (la charité), il chérira les cœurs- à -corps : aucune faute, l’amour partagé et deux adultes consentants. Dans le même mouvement, cet « informé » sera parfois perdu, paumé, largué, telce petit enfant que nous sommes tous en secret. Yannick Haenel le sait : « la littératureredonne vie, La Mort est vaincue par le langage. » Bravo.

Annick GEILLE

Extrait 1

(Rappel : le personnage principal du roman  de Yannick Haenel  «Le Trésorier-payeur » s’appelle Georges Bataille, comme l’écrivain NDLR).

Présages

« Entre octobre 1987 et juin 1990, Georges Bataille étudia à la Business School de Rennes. À l’époque, le mot « business » le faisait déjà rire ; et il ne parvint jamais à prendre tout à fait au sérieux cette activité, qui pourtant dirige le monde. Ses camarades avaient le goût des affaires, ce qui semble logique puisqu’ils avaient choisi cette voie ; mais lui, quoi qu’il fît pour se persuader que l’enrichissement était l’objet de tout échange, demeurait un philosophe, et voyait dans la richesse une vertu très secondaire et dans le profit, un vice ; il apprit néanmoins les arcanes de l’économie à sa manière, parce qu’il était résolu à se perfectionner dans cette matière qu’il estimait fondamentale et réussit, en se forçant, à s’initier aux labyrinthes de la finance.

Quand il parlait à Lilya de cette période de sa vie, qui fut riche en péripéties et détermina certaines de ses passions, il n’oubliait jamais de préciser que son premier jour dans l’école avait coïncidé avec un orage et un krach, ce qu’il avait interprété comme un présage ironique : les dieux accueillent ainsi le début dans la vie des illustres Romains, en faisant s’effondrer des étoiles sur leurs têtes.

Les nuages dans le ciel de Rennes se déchiraient ainsi ce soir‐là comme s’ils promettaient une révolution. Bataille avait une chambre à la sortie de la ville, sur la route de Fougères, la même depuis trois années ; un lit, un bureau, un lavabo, neuf mètres carrés à l’intérieur desquels s’était élaboré son monde solitaire, rempli de livres, de disques et de cahiers qui s’entassaient à même le sol. Les murs étaient couverts d’inscriptions à l’encre rouge : des phrases, des noms propres, des diagrammes que Bataille avait disposés comme autant de fragments d’une mosaïque dont lui seul possédait la clef. On sait qu’il prenait continuellement des notes sur ses lectures, et leur accordait la valeur d’un trésor (son stock d’études, disait‐il) ; ainsi sa chambre s’organisait‐elle à la fois comme une réserve de livres et comme le lieu où s’élabore leur culte : il faut imaginer Bataille écrivant sur le mur comme un adepte cherchant l’équation de l’univers.

Il avait pris l’habitude, après les cours en classes préparatoires, puis plus tard en licence de philo, d’étudier dans sa chambre jusqu’au dîner, après quoi il venait lire À la Belle Étoile, une brasserie en bord de route où il se sentait bien : la patronne, une robuste blonde qui accueillait les routiers avec chaleur, choyait « son étudiant », à qui elle offrait souvent le café. Parfois il dînait là, seul, quand il avait envie d’un steak, et qu’il lui restait un peu d’argent. Et malgré les conversations animées, malgré le boucan de la télévision, il parvenait à lire, et même à être heureux.

C’est là, à deux minutes à peine de sa chambre, que durant trois années, tous les soirs, de 20 heures à 23 heures, il avait lu avec application Nietzsche, puis Spinoza, puis Hegel ; et c’est là que, le 19 octobre 1987, avec les deux mille pages du Capital de Marx ouvertes devant lui, il apprit que l’indice Dow Jones de la Bourse de New York avait perdu 22,6 %, ce qui constituait la deuxième plus importante baisse jamais enregistrée sur un marché d’actions, et allait provoquer une telle panique dans les milieux boursiers qu’on qualifierait cette journée d’octobre de « lundi noir », en référence au « jeudi noir » du 24 octobre 1929, première journée du krach de la Bourse de New York, qui fit entrer les États‐Unis dans la Grande Dépression.

Alors qu’il regardait ce soir‐là le journal de 20 heures sur l’écran de télévision fixé au bout du comptoir, et que les commentateurs économiques soulignaient l’ampleur et la gravité de cette crise qui était plus qu’une crise, et dont il était impossible encore de mesurer les conséquences, lesquelles seraient très certainement catastrophiques non seu‐ lement pour les banques mais pour tous les particuliers qui avaient un compte, le tonnerre éclata avec une violence telle que Bataille vit clairement la foudre jaillir au‐dessus de la ville et composer dans un ciel blanc d’abominables figures de mâchoires.

L’effondrement des mondes étoilés se fera, comme la Création, dans une grandiose beauté. Qui a dit cela ? Le ciel se déchirait, les plombs sautèrent et la lumière s’éteignit dans le café. Tandis que les clients râlaient, Bataille, debout face à la vitre où se déchaînaient des feux blanchâtres, exultait, comme si l’on saluait personnellement son entrée dans un monde interdit.

Le lendemain, aucun professeur n’y fit allusion, et ceux que l’on sollicita se montrèrent réticents. Bataille trouva surprenant, voire scandaleux, qu’on coupât ainsi l’enseignement économique de ce qui arrivait réellement au monde, comme si les combinaisons du capital formaient une sphère séparée, dont les rouages, le fonctionnement et la connaissance étaient réservés à une élite qui tirait profit de ses privilèges et s’en partageait le considérable butin.

Il était clair qu’une chose folle se déchaînait au cœur du marché, et qu’un tel événement débordait le secteur du calcul ; il en avait perçu la menace dans le ciel où, à travers les exubérances de l’orage, s’écrivaient en réalité des turbulences qui affecteraient la terre entière.

Bataille avait noté dans ses cahiers que toujours le calcul prélude aux orgies de mort. Et c’était ça, pour lui, l’économie : le cœur ardent, explosif, du fonctionnement mondial ; alors si quelque chose n’allait pas, si la machine se grippait, c’est que se préparaient des choses obscures, sans doute dangereuses, en tous les cas passionnantes.

Qu’on voulût, à l’école, masquer cette part ténébreuse et occulter le monstre renforçait sa détermination : il avait compris que les places boursières contenaient la chaudière de l’enfer ; et même si personne ne voulait voir les flammes qui s’en dégageaient, la chaudière fonctionnait bel et bien : non seulement elle n’était pas tombée en panne, mais son grondement en révélait la surchauffe. À travers elle se consumaient la vérité du krach de Wall Street et celle des prochains krachs, tous les krachs qui ne manqueraient pas d’avoir lieu, car telle était désormais la tournure qu’avait prise le monde des échanges.

Ce qui nous arrive réellement se déchiffre comme un maléfice car le monde est en proie à des attaques qui sont invisibles : c’était, en gros, ce que pensait Bataille, mais il se contenta, la première année, d’étudier sagement le marketing international, la finance d’entreprise, le contrôle de gestion et le fonctionnement bancaire – celui des banques d’affaires et celui des banques d’épargne.

Comme il venait d’une filière littéraire, il avait dû rattraper son retard dans certaines matières, mais il apprenait vite. Il crut mourir d’ennui pendant les cours de comptabilité, qui occupaient chaque semaine un nombre d’heures considérable. On leur disait en effet que tout se résumait à un exercice comptable, même les opérations boursières. Est‐ce parce que la dette ne fait jamais que s’approfondir ? Ce qui mène les hommes est précisément ce qui leur manque, et qu’ils veulent avoir à tout prix ; ainsi l’argent n’est‐il jamais ni gagné ni perdu, mais continuellement transféré ; et c’est avant tout ce transfert qui fonde ce que les manuels auxquels s’astreignait Bataille nomment l’économie.

Il n’avait avec ses camarades que très peu de rapports ; d’ailleurs aucun d’eux ne se souciait vraiment du sens de l’économie, encore moins de sa métaphysique : ils étaient ici pour trouver un métier, c’est‐à‐dire pour gagner de l’argent ; et ce qu’on apprenait dans cette école visait précisément à gagner le plus d’argent possible. Ainsi adhéraient‐ils en toute innocence à cette rapacité spéculative qui prévalait chez les golden boys de Wall Street, lesquels étaient capables d’empocher des millions de dollars en quelques secondes grâce à d’ingénieux montages financiers : le film Wall Street d’Oliver Stone exerçait alors une influence considérable, et il n’était pas difficile de comprendre que le personnage de Gordon Gekko, le trader sans scrupules joué par Michael Douglas, était leur modèle. D’ailleurs, la plupart de ceux qui s’étaient inscrits dans cette école l’avaient fait après avoir vu ce film, ainsi les écoles de commerce du monde entier n’avaient‐ elles aucun besoin de faire de la publicité : le personnage de Michael Douglas était leur meilleur agent recruteur.

Si les professeurs dénigraient ces dérives dont le cynisme leur paraissait une trahison des idéaux du commerce, la plupart des étudiants s’identifiaient aux jeunes loups de Wall Street, le plus souvent d’une manière superficielle, mais les rares qui avaient conscience de la crapulerie en admiraient l’insolence, en laquelle ils voyaient le comble de la classe.

Bataille comprit vite que l’énergie avec laquelle il plongeait dans l’économie lui faisait du tort car elle paraissait excessive aux autres : sa passion intellectuelle était perçue comme un zèle fâcheux par ses camarades qui, de leur côté, se contentaient d’un savoir moyen dont s’accommodaient leurs professeurs : ils auraient leur diplôme et seraient embauchés dans des entreprises performantes, alors à quoi bon projeter sur ces matières une radicalité qui les rendait inquiétantes ?

Mais c’est surtout parce qu’il n’allait pas à leurs fêtes qu’il passa pour un type négligeable : dans ce genre d’école, il est de bon ton d’avoir l’air décontracté, festif et nonchalant, quitte à simuler l’insouciance ; les étudiants passent leur temps à faire savoir bruyamment qu’ils ne travaillent pas : être pris pour quelqu’un de besogneux est un péché capital.

Ces fêtes étaient le plus souvent des prétextes à beuverie, et les étudiants s’y défoulaient selon la tradition, c’est‐ à‐dire jusqu’à des extrémités vomitives ; elles possédaient aussi une fonction sociale, car celui qui s’y révélait grand fêtard était reconnu comme un des leurs, il était désormais admis et considéré.

Il aurait sans doute été facile pour Bataille, qui aimait tant boire et se griser d’oubli, de rompre avec son humeur dédaigneuse, de se mêler à ses camarades à travers l’alcool et la danse, et de se faire accepter par eux en les étonnant grâce à son usage extrême de la nuit, mais son orgueil le retenait. Quelque chose de farouche s’opposait en lui aux sympathies ; il avait pris des habitudes de loup ; et les soirs de fête, il s’obstinait à étudier, plus durement encore que les autres jours.

Bref, il les trouvait puérils et leur tourna le dos ; il se foutait complètement d’être intégré et ne cherchait qu’à s’initier. Sa solitude ne fit alors que s’accroître et ses rapports avec les autres devinrent fantomatiques.

Il y eut de longues périodes de découragement : rien de plus fermé que cet univers comptable où l’esprit se réduit à la pesanteur qui l’accable. Bataille se maudissait de toujours choisir des directions contraires à la facilité, mais il tenait bon.

À force de l’étudier si scrupuleusement, l’économie s’était mise à lui apparaître comme une chose de l’esprit qui, au lieu de le relier, le coupait des autres, car il s’y vouait avec l’assiduité des mystiques.

Il lui arrivait de plus en plus souvent de passer la nuit à lire, allongé sur son lit, fumant, buvant du café jusqu’à l’aube, après quoi il se préparait pour aller en cours comme si de rien n’était ; il lisait avant tout les économistes, Schumpeter, Keynes, Marx et von Mises, et même si ces lectures étaient austères, la plus morne théorie du crédit prenait chez lui tournure enflammée, et ouvrait à Bataille une région spéciale de la solitude qui l’accordait à une extase désertique : plus il lisait, plus la nuit s’éclairait ; et il lui semblait qu’elle produisait alors sa propre matière, une substance nacrée qui ressemblait à la manne que Dieu envoie aux Hébreux.

Ainsi lui arrivait‐il vers 3 heures du matin, vers 4 heures, vers 5 heures, d’approcher ce qui reste à atteindre lorsque tout a été atteint et de s’introduire dans un espace qui fait taire le silence lui‐même. C’était une expérience qu’il menait sur son esprit, dont il cherchait chaque nuit à reculer les limites. Le savoir est au fond intolérable, c’est pourquoi on ne peut lui résister ; et s’il arrive que la pensée la plus rigoureuse se retrouve au bord de sa propre béance, n’est‐ce pas alors qu’elle s’accomplit ?

À partir d’un certain point, toute chose s’efface au profit de la vérité, et à travers son extase Bataille était emporté dans la splendeur intérieure d’un univers coloré. Il y a une petite lumière bleutée qui clignote au fond de chaque instant ; tant qu’on la voit, on est en vie, on a sa solitude. Des gouffres d’azur et des étincelles défilent. Les yeux flambent dans un clair déluge. On met alors sa confiance dans la direction qui nous appelle et la nuit, doucement, s’efface.

En sortant dans la rue le matin pour aller en cours, il se sentait flotter dans les airs ; la nuit blanche l’entourait comme un foulard de soie, lui donnant l’allure d’un prince qui revient d’une aventure.

Extrait II

« Dans l’amour, elle était aussi tendre qu’entreprenante »

“Les jours suivants, leurs étreintes prirent des formes intrépides. Ils ne s’arrêtaient plus. Le corps de Lilya était fait pour lui, et le sien pour elle : dans les bras l’un de l’autre, ils s’étreignaient durant des heures. Le Trésorier s’étonna d’être aussi endurant : à peine avait‐il joui qu’il recommençait. Lilya était si langoureuse avec lui qu’il lui arrivait de jouir cinq fois en deux heures. Dans l’amour, elle était aussi tendre qu’entreprenante ; ses gestes étaient délicats et follement crus. Elle était capable de s’aban‐ donner merveilleusement, comme seules les vraies amoureuses ; puis de s’activer sur le plaisir du Trésorier avec une lubricité passionnée. Quand elle jouissait, de petits soupirs s’échappaient de ses lèvres qui prenaient une couleur pâle, celle qui m’obsède depuis que j’ai commencé à écrire ce livre – celle, un peu laiteuse, que prend le ciel au moment d’un orage.

A chaque flash du plaisir entre les bras du Trésorier, et sans doute en solitaire, deux doigts glissés entre ses cuisses, Lilya rejoignait un point qui la hantait. En s’absentant ainsi, mieux qu’à travers l’ivresse ou le sommeil, elle voyait passer furtivement le sourire de ses grands‐parents bien‐ aimés que la bombe tombée sur Hiroshima avait effacés. Elle disait « effacer » parce que leurs corps avaient disparu. Il lui était impossible de se figurer cet affreux prodige : qu’un corps ait pu exister et qu’il n’en restât nulle trace, qu’en une seconde il passât de la présence à l’absence, cela l’obsédait.

Lorsqu’elle en parla au Trésorier, il lui sembla que sa voix retrouvait les accents qu’elle avait eus devant la tombe de Charles Dereine. Que faisaient ses grands‐parents le lundi 6 août 1945 à 8 h 15 du matin sur la plage d’Hiro‐ shima, juste en face de l’île sacrée Miyajima ? Ils avaient vingt ans, se tenaient la main, s’embrassaient sur la plage ; ils venaient d’avoir un enfant, une petite fille qu’ils avaient laissée quelques jours à la famille afin de se purifier selon le rite shinto. On avait dit à Lilya que le sanctuaire gardait la mémoire des bénédictions et que leur nom y était inscrit.

Lilya dit que cette petite fille était sa mère. On envoya celle‐ci en Europe, elle grandit à Londres, puis à Paris sous la protection d’un oncle qui travaillait à la Maison de l’UNESCO. Elle rencontra un chirurgien, avec qui elle eut une fille ; le chirurgien était marié, il ne reconnut pas l’enfant et décampa. C’est ainsi que Lilya ne connut jamais son père, et qu’elle vécut dans le culte transmis par sa mère, celui de ses grands‐parents dont les cendres s’étaient évanouies dans la poudre du temps.

Sa mère lui avait donné leur photographie ; et elle confia ce soir‐là au Trésorier qu’il lui arrivait de voir leur visage au moment de jouir : l’éclair du plaisir était parfois si déchirant qu’il ouvrait en elle une brèche où elle les rejoignait.

Et puis, Lilya était tourmentée par l’emprise que Malanga exerçait sur elle. Cet homme à qui rien ne résistait, et qui dirigeait la filiale française d’une firme leader mondial de la fabrication de pneumatiques, avait jeté son dévolu sur elle, l’avait demandée en mariage, et lorsqu’il s’absentait de Béthune pour aller à Paris ou à Nashville, où Bridgestone avait son siège social, il la faisait surveiller.

Il avait rencontré Lilya un an plus tôt, le soir de l’inauguration de « La Piscine », le musée de Roubaix, lors du spectacle des derviches tourneurs de l’orchestre Al‐Kindi, venus de Damas, dont Bridgestone avait assuré le mécénat ; et ils avaient alors entamé ce que Lilya appelait une « relation tumultueuse ».

Elle avait refusé la demande en mariage de Malanga, ce qui rendait celui‐ci furieux : la violence de cet homme n’avait fait que grandir au fil des mois, et s’il ne la dirigeait pas contre Lilya, elle prenait néanmoins des formes dangereuses, car Malanga ne mettait jamais aucune limite dans ses désirs, et imposait depuis le début ses choix à Lilya : ainsi, quand il revenait de ses séjours autour du monde, devait‐elle se plier à sa volonté. Cet homme s’était entiché de la plastique de Lilya et n’avait qu’une obsession : pouvoir disposer d’elle à sa guise.

Elle avait bien essayé plusieurs fois de mettre fin à cette relation qui la rendait malheureuse, mais les histoires où l’un domine l’autre n’en finissent jamais, et ainsi ne pouvait‐elle accéder réellement à la liberté qu’elle convoitait : toujours cet homme pouvait surgir et réduire à néant son indépendance.

La rencontre avec le Trésorier était donc une belle surprise ; et si, au début, elle avait imaginé qu’elle ne partagerait avec cet homme que des moments agréables, elle fut vite intriguée par sa douceur, sa délicatesse, sa manière limpide et attentive d’aimer. L’absence de rapports de force l’avait d’abord déconcertée, car elle était tellement habituée à la violence qu’elle ne pouvait que trouver inconsis‐ tante une personne qui lui voulait du bien. Mais très vite, la joie sexuelle s’était élargie à tout son être, et chaque fois qu’elle faisait l’amour avec le Trésorier, elle y trouvait non seulement un plaisir qui s’amplifiait à chaque rendez‐vous, mais une vérité : elle découvrait que les matins, les après‐ midi, les soirs, les nuits, tout pouvait prendre couleur de flamme et scintiller comme un poème ; elle comprenait que l’amour pouvait rendre heureux. »

Copyright Yannick Haenel « Le Trésorier-payeur » (Gallimard/L’Infini) / août 2022/ 407 pages/ 21 euros.

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