Vladimir Poutine peut-il perdre sa guerre contre l'Ukraine et son pouvoir ? <!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Défense
Vladimir Poutine et Sergueï Choïgou lors d'une cérémonie officielle.
Vladimir Poutine et Sergueï Choïgou lors d'une cérémonie officielle.
©Mikhail METZEL / SPUTNIK / AFP

Bonnes feuilles

Michel Fize publie « La Russie survivra-t-elle en 2034 ? : suivie de Réflexions sur la guerre ». Le 24 février 2022, Vladimir Poutine déclenchait une opération spéciale militaire contre son voisin ukrainien. Le pouvoir de Vladimir Poutine vacille mais va-t-il rompre? Au-delà de ce conflit, c'est tout le problème de la guerre dans nos sociétés qui est posé. Comment l'extraire de l'esprit des hommes ? Extrait 3/3.

Michel Fize

Michel Fize

Michel Fize est un sociologue, ancien chercheur au CNRS, écrivain, ancien conseiller régional d'Ile de France, ardent défenseur de la cause animale.

Il est l'auteur d'une quarantaine d'ouvrages dont La Démocratie familiale (Presses de la Renaissance, 1990), Le Livre noir de la jeunesse (Presses de la Renaissance, 2007), L'Individualisme démocratique (L'Oeuvre, 2010), Jeunesses à l'abandon (Mimésis, 2016), La Crise morale de la France et des Français (Mimésis, 2017). Son dernier livre : De l'abîme à l'espoir (Mimésis, 2021)

Voir la bio »

Vladimir Poutine est, constitutionnellement, en place jusqu’en 2037. Il y a encore quelques semaines, l’on pensait que, sauf maladie grave (l’on évoquait de temps à autre un cancer) ou incapacité quelconque, le président russe resterait au Kremlin jusqu’au terme de son mandat : l’homme, en effet, a tant « verrouillé » autour de lui que l’on voyait mal se réaliser un coup d’Etat, d’autant que la population russe le soutenait très largement depuis son entrée en guerre… et les Etats-Unis avaient officiellement fait savoir qu’ils ne tenteraient rien pour renverser le chef du Kremlin.

Mais du temps a passé. Nous sommes en septembre 2022. Confronté à la contre-offensive ukrainienne de grande envergure dont nous avons parlé, le président Poutine vient de décider la mobilisation partielle de 300 000 réservistes [âgés de 18 à 50 ans ayant fait leur service militaire] (chiffre qui semble correspondre à celui des combattants ukrainiens). Les étudiants sont même, plus ou moins, appelés à la rescousse. Le décret de convocation est en réalité assez vague, parlant d’« appel des citoyens… au service des forces armées », ce qui permet de penser que le chiffre de 300 000 est largement en-dessous de la réalité.

Vladimir Poutine fait penser à ce souverain évoqué par Emmanuel Kant qui « dispose, sans avoir besoin de s’exposer lui-même au péril, de milliers d’hommes prêts à se laisser sacrifier pour une cause qui ne les concerne pas » (Pour la paix perpétuelle). Mais aujourd’hui les jeunes Russes ne veulent pas mourir pour une guerre dont manifestement ils ne comprennent pas ou plus le sens. Ils ne veulent pas mourir pour un dictateur d’un autre âge, ne veulent pas mourir tout simplement (comme me le disait récemment un ami : en 2022, la guerre n’est plus « à la mode »). On sait qu’avec de l’argent il est facile d’échapper au service militaire d’un an (pourtant) obligatoire et donc à la mobilisation qui suppose l’accomplissement préalable de ce service. Alors les appelés quittent le pays par tous les moyens qu’ils peuvent : par les airs, par la route – c’est selon les moyens monétaires de chacun [un vol pour l’Arménie coûtait 1 700 € avant sa suppression]. A cet égard, certains pays sont accueillants comme la RFA ou la Mongolie, d‘autres pas du tout : pays baltes (Estonie, Lituanie, Lettonie), Pologne, Finlande… Des manifestations de protestation contre la mobilisation ont en tout cas lieu, notamment à Moscou.

À Lire Aussi

La barbarie russe, une barbarie parmi beaucoup d’autres

Selon son habitude, Vladimir Poutine réagit par menaces et sanctions. Des mesures répressives (huit ans d’emprisonnement) sont prévues contre les réservistes en cas d’absence ou de sortie non autorisée de leur caserne. En cas de reddition à l’ennemi, la peine prévue est de dix ans et de quinze en cas de pillage des ressources de l’armée. Ces peines sont aggravées en périodes de mobilisation ou de loi martiale. Par ailleurs, le président russe surutilise les minorités de l’ex-URSS dans les combats. Il faut rappeler qu’en Russie coexistent 170 groupes ethniques différents dont 80 % de Russes. En Crimée, 90 % des convocations ont été reçues par les Tatars qui ne représentent pourtant qu’entre 13 et 15 % de la population locale. Les régions de Sibérie fournissent aussi de gros contingents aux troupes combattantes en Ukraine. Mais les Tchétchènes entendent rester en dehors de cette « opération spéciale » russe. En échange d‘un contrat d’un an dans l’armée, M. Poutine promet un passeport aux étrangers. Enfin, l’argument monétaire est avancé. Une aide de 300 000 roubles, soit environ 5 300 €, serait allouée aux mobilisés ainsi qu’une exonération du paiement des intérêts sur les prêts durant la mobilisation et des allocations versées aux familles avec de jeunes enfants comme pour les femmes enceintes.

Que va-t-il advenir de Vladimir Poutine ? Ses soutiens à l’international sont peu nombreux ou sans grand poids. Il y a bien sûr la Chine mais il s’agit d’un soutien « implicite », qui n’a pas de réalité concrète. D‘ailleurs ce pays vient de réclamer un « cessez-le-feu à travers le dialogue ». L’Inde, pour sa part, estime que « l’heure n’est pas à la guerre ». De son côté, la Turquie déclare « illégitimes » les referendums que la Russie vient d‘organiser dans quatre régions ukrainiennes et menace de supprimer le système russe de paiement Mir. Après l’annexion de ces quatre régions, la Russie est même de plus en plus isolée sur le plan diplomatique. La Chine vient par exemple de refuser de s’opposer à une résolution urgente du Conseil de sécurité condamnant les « pseudo-annexions » en Ukraine. Avec l’Inde, le Brésil et le Gabon, qui siègent parmi les quinze membres du Conseil, elle a également choisi de s’abstenir plutôt que de soutenir Moscou qui a bien sûr rejeté la résolution. Et la Turquie a décidé de rejeter l’annexion russe. C’est donc une nouvelle prise de distance des alliés de M. Poutine. On se souvient qu’au début de l’invasion de l’Ukraine ces pays n’avaient pas voté les sanctions économiques contre la Fédération de Russie ni la condamnation par l’ONU de l’invasion russe.

À Lire Aussi

Le véritable projet de Vladimir Poutine pour l'Ukraine

Quant aux Occidentaux, ils sont apparus particulièrement solidaires aux Nations Unies et les Européens prévoient un nouveau train de sanctions économiques qui viseront des « secteurs plus pertinents » de l’économie russe.

Sur le plan intérieur, des contestations se font jour, e plus en plus, sur la conduite de la guerre, à la fois du côté de l’extrême droite nationaliste, des communistes, des élus locaux dont certains n’hésitent pas à réclamer la destitution de Vladimir Poutine pour haute-trahison.

*

Le logiciel de pensée de Vladimir Poutine est celui de la Guerre froide et de l’ex-URSS. Son discours, le 30 septembre, sur la Place Rouge, annonçant l’annexion des quatre régions ukrainiennes de Donetsk, Louhansk, Zaporijia et Kherson, est très révélateur à cet égard. S’instituant protecteur des peuples contre l’impérialisme américain et la soumission des Européens aux Etats-Unis, M. Poutine essaie de s’attirer la sympathie et le soutien des pays du Sud, de la Chine ou de l’Inde. A ses yeux, en effet, l’agresseur, ce sont les Etats-Unis qui veulent détruire la Russie. Celle-ci ne fait que se défendre. Quant aux régions annexées, elles appartiennent depuis toujours à la Russie qui désormais en défendra les habitants par tous les moyens (y compris nucléaires) puisqu’il s’agit dorénavant de « citoyens russes ». M. Poutine en profite pour demander un « cessez-le-feu » à son adversaire qui le rejette aussitôt. Car sur le terrain, y compris au Donbass, les troupes ukrainiennes poursuivent leur avancée et leur reconquête. Les coups portés par l’armée de M. Zelenski à son adversaire visent à l’anéantir – c’est, l’aurait-on oublié, le sens de toute guerre, son principe fondamental.

Devant cette extraordinaire percée, tant à l’Est qu’au Sud à présent, les troupes russes prennent la fuite à toute allure, abandonnant sur place vivres et matériel militaire [au lieu de le détruire selon l’usage], comme des obus – que les Ukrainiens s’empressent de réutiliser contre leur ennemi. Ajoutons que les soldats russes qui, pour beaucoup, ne comprennent pas ce qu’ils font en Ukraine [ils ne voient guère ces nazis qu’ils sont censés être venus éliminer], sont de plus en plus épuisés, démoralisés. Et puis, il y a un manque de confiance de leur part envers leur hiérarchie qui les traite mal de surcroît. Il faut rappeler qu’il n’existe pas dans l’armée russe de sous-officiers capables de remonter le moral des troupes dans les moments difficiles. On voit ainsi des soldats se replier sans combattre. Cela s’est produit notamment à Lyman, dans le Donbass, devant Kharkiv, à Kherson.

Vladimir Poutine a peut-être lu à l’Université les philosophes politiques comme Hobbes, Kant ou Locke, il n’a sans doute pas consulté les écrits des stratèges militaires comme Clausewitz qui disait notamment qu’à la guerre « l’on reste toujours loin du résultat prévu ». Même paré du titre de « chef des Armées », le chef du Kremlin n’est manifestement pas un chef militaire et l’on peut douter de plus en plus de la capacité de ses généraux à conduire la guerre ; l’on peut douter tout autant de l’existence d’une stratégie au niveau du commandement (Poutine, Etat-major). Conséquence : des dizaines de généraux ont été limogés depuis le début du conflit et l’on vient d‘apprendre le limogeage du général chargé de l’ « opération spéciale » en Ukraine.

Comme disait Mao Tsé-toung - que M. Poutine n’a probablement pas lu davantage -, « si on peut gagner, on se bat, sinon on s’en va ». Le leader russe aurait tiré grand profit de la lecture de La Guerre révolutionnaire, sur les techniques à utiliser pour mener une guerre efficacement. Car nous n’avons en tout cas nullement l’impression que les replis russes actuels soient des replis stratégiques préparatoires à une « contre-offensive ».

Une question doit ici être posée : la Russie, finalement, est-elle encore une puissance militaire ? Quelques chiffres : le budget de la Défense a été considérablement réduit depuis la fin des années 1980, passant de 25 % du PIB sous l’ère Brejnev à 2% environ en 2000. Durant la même période, les effectifs militaires ont été divisés par trois. Certes, après 2010, le budget des Armées est repassé à 4 % du PIB, mais il reste loin derrière celui de la Chine et des Etats-Unis. Lors du conflit avec la Géorgie en août 2008, les faiblesses de l’armée russe sont, du reste, apparues criantes : vétusté du matériel, lacunes des systèmes de communication, faiblesse des moyens satellitaires et de l’aviation. Une réforme seront donc réalisée en septembre de la même année, visant à créer une nouvelle armée d‘un million d‘hommes, professionnalisée, plus flexible et fonctionnant en interarmées.Le territoire russe sera découpé en quatre grands commandements stratégiques : Ouest, Sud, Centre et Est. Deux ans plus tard, un important programme d’équipement des troupes sera même lancé : 600 milliards de dollars pour la période 2011-2020. Objectif : que 70 % des soldats aient un équipement neuf.

Mais les résultats ne sont pas tous, loin s’en faut, à la hauteur des attentes. En raison de la crise démographique, le million d’hommes sous les drapeaux n’est pas atteint et le niveau de la formation est insuffisant, d’où le maintien de la conscription. Enfin, les retards s’enchaînent dans la fabrication des armements.

Vladimir Poutine, c’est sûr, est plus isolé que jamais mais son pouvoir reste solide. Le problème de la Russie, en fait, c’est qu’elle n’a plus d’idéologie pour la faire vivre. Le communisme est mort et la « perestroïka » n’a pas produit la démocratie escomptée. Il ne reste à M. Poutine que « l’idolâtrie de la russité… lumière et noirceur mélangées, une attirance pour la boue, la confusion, la souffrance à subir et à infliger » (Alain Besançon). Mais si le patriotisme reste fort en Russie, il ne permet plus tout désormais.

Une chose est sûre, après avoir brandi, à déjà sept reprises, la menace nucléaire, Vladimir Poutine devrait se souvenir de ce sage propos de Leonid Brejnev : « Si l’on allumait la guerre nucléaire, disait-il, fût-ce en Europe ou dans un autre endroit, elle acquerrait inévitablement et sans recours un caractère universel. » Et peut-être pourrait-il aussi œuvrer, comme son prédécesseur Gorbatchev, pour une dénucléarisation totale de la planète.

Il est clair maintenant que M. Poutine peut perdre sa guerre contre l’Ukraine. Et, dans ce cas, peut-être aussi son pouvoir.

*

Mais passons rapidement en revue les tentatives de démocratisation depuis la mort de Staline en 1953. Khrouchtchev, originaire d’Ukraine, tenta, par l’établissement d’une « direction collective », d’introduire plus de démocratie dans le fonctionnement du régime, il essaya d’enrayer la « russification », de réencourager les affirmations culturelles nationales.

Mais, on le sait, on ne renverse pas aisément des siècles de despotisme et la tentative échoua. Les observateurs firent même état de la peur d’un retour au culte de la personnalité.

Au plan économique, le succès ne fut pas non plus vraiment au rendez-vous. La production agricole stagna, les conditions de logement continuèrent à se dégrader et le niveau de vie n’augmenta pas. On enregistra cependant, durant la période krouchtchevienne, une augmentation d’un tiers des bas-salaires, un effort certain dans la construction et l’urbanisation. Mais les vrais progrès furent enregistrés dans les domaines du nucléaire et de l’aérospatial.

Les années Brejnev confirmèrent la difficulté de la démocratisation engagée En revanche, le successeur de Khrouchtchev réintroduisit l’idée de profit dans la gestion des entreprises : c’est à peu près tout ce qu’il fit.

Le 11 novembre 1982, Youri Andropov accéda à son tour au pouvoir suprême. Après des années d’immobilisme brejnievien, le nouvel homme fort du Kremlin entendait moderniser le pays, en élargissant notamment, comme l’avait tenté Khrouchtchev, la base démocratique de la société et en produisant une nouvelle efficacité économique. Il faut savoir qu’en ce début des années 1980, l’URSS vivait toujours sur le modèle du développement de l’Après-Guerre, avec les mêmes impératifs industriels, les mêmes procédures de gestion, la même organisation du travail, le même type d‘éducation. Un modèle qui s’épuisait depuis les années 1960, avec un ralentissement du progrès technique et de la croissance ainsi qu’une insuffisance de biens de consommation disponibles sur le marché.

Andropov, immédiatement, déclara vouloir vaincre l’inertie dans le domaine économique en renforçant l’autonomie et la responsabilité des différents niveaux de décision. Il réclama une meilleure définition des obligations de chaque niveau de pouvoir, une redéfinition de certains mécanismes économiques cruciaux. Il préconisa diverses modifications dans l’organisation et le fonctionnement du travail : accroissement des pouvoirs des collectifs de travailleurs, principalement des brigades de travail (qui étaient quasiment autogérées), revalorisation de la fonction syndicale, renforcement de l’autonomie des directions d’entreprise.

Dans le domaine politique le nouveau chef du Kremlin voulait aussi des réformes. Le 21 novembre, à l’occasion du 60ème anniversaire de la création de l’URSS, Andropov mit l’accent sur la force, et non la faiblesse, que représentait le multi-nationalisme du pays. Le 12 janvier 1983, il insista sur le besoin d’élargir le rôle réel des soviets en les encourageant à s’approprier toutes les compétences que leur reconnaissait la Constitution de 1977, par un contrôle notamment de plus de secteurs de la vie régionale.

Ses résultats économiques ne furent pas à la hauteur de ses ambitions. Les Soviétiques, en fait, étaient plus sensibles aux mesures concrètes obtenues pour améliorer les services, les commerces, le logement, l’automobile, qu’aux grandes réformes de structures.

Sur le plan politique, l’on assista cependant à un renouvellement du personnel dirigeant [des dizaines de nouvelles nominations de ministres, de secrétaires régionaux et locaux furent décidées], à l’introduction de la publicité des débats au Bureau politique. Le Parti communiste proposa même une autre façon de faire de la politique, plus près des gens, plus à l’écoute de leurs soucis quotidiens. [La collégialité des décisions et des interventions tant intérieures qu’extérieures changea profondément le fonctionnement de la direction du parti] Une action fut même entreprise pour lutter avantage contre la corruption et les privilèges.

Andropov décéda le 10 février 1984 et fut remplacé le lendemain par Constantin Tchernenko – plus conservateur -, lequel décéda à son tour de maladie le 11 mars 1985.

Gorbatchev accéda ainsi au pouvoir. Sa politique et ses audaces firent immédiatement penser à celles d’Andropov. Gorbatchev changea aussitôt 60 à 70 % des ministres, la moitié des secrétaires de parti des Républiques et de nombreux secrétaires régionaux. Il voulait une vraie démocratie mais une démocratie qui serait socialiste où tout partirait d’en-bas.

Dans le domaine économique, Gorbatchev s’engagea aussi à tout transformer : la gestion, le plan, les prix, le niveau des salaires, les impôts, les statistiques, le système du crédit, la régionalisation, la consommation, le rôle des soviets et du parti, l’école, la recherche, les arts, la critique littéraire, les médias…

La « perestroïka » (reconstruction) fit naître de grands espoirs tant en Union soviétique que dans le reste du monde. On observa une occidentalisation de la culture, surtout chez les jeunes et les classes moyennes urbaines, ainsi qu’un retour des valeurs religieuses (mais avaient-elles vraiment disparu ?), l’autonomisation des républiques périphériques : RDA, Hongrie, Pologne surtout.

Le projet de Gorbatchev était clair : redonner du « pouvoir de faire » à la société, en créant un choc psychologique dans l’opinion après des décennies d‘obéissance. Mais c’était compter sans le poids considérable des apparatchiks et de la bureaucratie sur la population russe, c’était compter sans la mollesse du soutien des appareils d’Etat à la démarche gorbatchevienne. Le père de la pérestroïka ne put vraiment s’appuyer que sur les intellectuels et la presse.

Au final, confronté à une « société civile gélatineuse » selon ses propres termes, ainsi qu’à une bureaucratie conservatrice, Gorbatchev, pas plus que Khrouchtchev ou Andropov, ne réussit la conversion démocratique.

Boris Eltsine, qui lui succéda, décida, lui, d’introduire brutalement, en 1991-1992, l’« économie de marché ». Sous sa présidence, un mouvement d’occidentalisation s’affirma. La Russie fut admise au G7 qui devint le G8, signa avec l’OTAN « un partenariat pour la paix » et avec l’Union européenne « un accord de partenariat et de coopération ». Pour Eltsine, note Hélène Carrère d’Encausse, « pas d’hésitation : son pays est européen, il doit rejoindre l’Europe, quelles que soient les difficultés ». Autre avancée significative ; l’amélioration des relations avec les Etats-Unis, avec l’espoir pour la Russie de rester une « puissance internationale ». L’intervention en Tchétchénie puis l’aspiration des pays d’Europe centrale et orientale à rejoindre l’OTAN ternirent progressivement la relation russo-américaine. Eltsine fut désormais convaincu qu’il lui fallait œuvrer pour un monde multipolaire. Il se rapprocha de la Chine, n’obtenant d‘elle que des résultats modestes.

A bout de souffle, Eltsine passera le pouvoir à Poutine en 1999, laissant un bilan catastrophique pour ses deux présidences : dépression économique et krach financier de 1998, privatisation détournée au profit des oligarques, première guerre de Tchétchénie (entre 1994 et 1996), menaces d’éclatement du territoire russe entre les 89 régions.

Bilan : en 2022, le capitalisme russe reste boiteux à bien des égards. La question est de savoir s’il existe pour la Russie une autre voie de développement politique et économique que celle de l’Occident. La Russie n’est-elle pas condamnée à « s’aligner » au moins économiquement toujours plus sur les principes capitalistes globaux ? Et politiquement à rester dans l’autocratie ?

*

Poutine, pour nous résumer, c’est le despotisme, l’incarnation nouvelle mais très stalinienne du « chauvinisme grand-russe » avec le culte de la force et les visées expansionnistes. Vladimir Poutine, à y regarder de près, est un homme du passé qui est à cet égard moins dans la nostalgie de l’idéologie soviétique que du regret de la « Grande Russie ».

Pour le reste, sauf à reconstituer l’URSS dans ses frontières, en incluant dans l’actuelle Russie les « étrangers proches » (dont les Ukrainiens), cet homme n’a aucun projet, ne dessine aucun nouveau monde, notamment en matière de sécurité. A ses yeux, seul un événement (du passé) semble compter et guider ses actions : la Grande Guerre patriotique contre la barbarie nazie (qui, faut-il le rappeler, a fait 26 millions de morts dont 16 millions de civils, événement commémoré soigneusement chaque année par un magistral défilé, le 9 mai, sur la Place rouge). Poutine n’est pas un européaniste mais un slavophile.

Pourtant, sans doute, à la manière de Dostoïevski, est-il convaincu que la Russie a bel et bien un rôle prééminent à jouer demain dans le monde, le premier peut-être (c’est la vieille idée du « peuple élu »). L’écrivain russe, l’un des plus grands sans doute - celui qui estimait qu’un Russe était d’autant mieux Russe qu’il était plus Européen -, considérait que la vocation de son pays était d’être une sorte de synthèse des nations européennes, leur couronnement en somme. Il alla jusqu’à écrire cette phrase que Vladimir Poutine pourrait faire sienne aujourd’hui : « Jamais un peuple vraiment grand ne peut se contenter d‘un rôle secondaire dans l’humanité ; un rôle même important ne lui suffit pas ; il lui faut absolument le premier. La nation qui renonce à cette conviction, concluait le romancier, renonce à l’existence. » (Les Possédés) Et puis Poutine, comme jadis Pierre-le-Grand, sait et a toujours su jouer du registre patriotique, celui de la grandeur et de l’ambition, moyen traditionnel de museler toute contestation.

Extrait du livre de Michel Fize, « La Russie survivra-t-elle en 2034 ? : suivie de Réflexions sur la guerre »

Lien vers la boutique : cliquez ICI

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !