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Vieux (et rares) amis : plus nous vieillissons et plus nous passons de temps seul
©Reuters

O Solitude !

L'homme fréquente moins d'amis après la trentaine, c'est connu. Mais ce qu'on sait moins, c'est qu'il voit sont temps passé seul augmenter régulièrement à partir de la quarantaine.

Sylvain Bordiec

Sylvain Bordiec

Sociologue, Sylvain Bordiec est Maître de conférences à l’Université de Bordeaux (Collège Sciences de l’homme-Faculté des Staps).

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Atlantico : Selon une étude réalisée par le "data scientist" Henrik Lindberg, basée sur les données du Bureau of Labor Statistics des Etats Unis entre les années 2003 et 2015, le temps que nous passons avec nos amis chuterait brutalement après la 30e, c’est-à-dire lorsque le temps passé avec nos enfants tend à augmenter. De façon plus surprenante, le temps passé seul augmente régulièrement à partir de l'âge de 40 ans alors que l'ensemble de nos interactions formeraient un plateau aux alentours de la 50e. En dehors des stades "normaux" des différents âges de la vie, quels sont les facteurs qui structurent le temps de nos interactions avec les autres ? 

Sylvain Bordiec : Sans entrer en profondeur dans la fabrique de ces analyses, il faut considérer, néanmoins, que les données ici mobilisées par Henrik Lindberg sont produites par une institution publique étasunienne dont la vocation est de mesurer l’activité du marché du travail, les conditions de travail et l’évolution des prix. Reste que ces statistiques d’Etat peuvent être instructives sur les sociabilités (et absences de sociabilités) de la population américaine et, par extension, des populations des sociétés occidentales. Il y a, aux Etats-Unis, une tradition sociologique d’étude de la « solitude » susceptible de venir éclairer, amender ou questionner les propositions de Lindberg. Par exemple, Erik Klinenberg, dans son livre Going Solo, soutient que la société étasunienne tend à devenir une société de « vivants seuls », une société de personnes capables non seulement de vivre seules mais aussi de se passer de contact physiques avec autrui. L’appartement ou la maison deviennent pour elles « un sanctuaire » où se réaliser, se construire et se « régénérer ». Ces compétences « en solitude » sont forgées dans une « société des individus » exposant l’ensemble de ses membres à des injonctions contradictoires à l’autonomie – savoir être et savoir faire seul – et au lien social – savoir s’entourer et savoir être sollicité. Ces compétences sont aussi construites par les conditions sociales (classes sociales, ressources économiques), les modes de vie (vie familiale, vie seul(e), pratiques et goûts culturels) et les inscriptions spatiales des existences (milieu rural ou milieu urbain). Etre attentif au fait que la solitude peut constituer, pour les individus, selon la période où se déroule leur existence, selon leurs trajectoires sociales et spatiales, aussi bien une solution qu’un problème, permet d’aller à rebours de l’idée très répandue selon laquelle les femmes et les hommes, quel que soit leur âge, ont toujours besoin de compagnie. Replacer les individus dans le contexte historique, politique, économique, spatial et social de leurs existences permet aussi d’éviter de surinterpréter les effets de l’âge sur les transformations des sociabilités et, précisément, de tendre vers une restitution réaliste de la manière dont l’âge détermine la vie sociale, avec ses contacts sociaux et ses coupures de contacts. Les propositions de Lindberg font notamment écho à un article assez célèbre écrit par le démographe François Héran en 1988 dans la revue Economie et Statistiques et intitulé « La sociabilité : une pratique culturelle ». Pour Héran, il y a « trois âges » de la sociabilité. Dans le « cycle de vie », les trente ans marquent la fin à la fois de la jeunesse et du « temps des amitiés ». C’est l’entrée dans la maturité et « les relations de travail ».  Ensuite, jusqu’à la fin de la vie, le réseau d’amis rétrécit. Par conséquent, le temps dédié aux sociabilités amicales se réduit. Pourquoi ce déclin, inégal selon le sexe et les classes sociales (le diplôme apparait être une arme pour avoir des amis), à partir de trente ans ? A trente ans, et encore davantage à 40 ans, les « jeux sont faits » sur de nombreux plans. Sur le plan conjugal, la mise en couple a débouché sur une installation résidentielle et la naissance d’enfants. Sur le plan professionnel, la sortie du système scolaire ou universitaire est suivie d’une entrée dans les mondes de la recherche d’emploi et du travail. Pour les amis, la réalité est la même. En somme, « faire sa vie » équivaut, par de nombreux aspects, à un certain retrait dans les sphères professionnelle et familiale. Chez les individus, l’intérêt pour les amis et les ressources qu’ils peuvent apporter pour rencontrer un(e) futur(e) conjoint(e) et, dans une moindre mesure, un potentiel employeur, diminue à mesure qu’ils s’« installent ». Les amis les intéressent moins. Réciproquement, ils sont aussi pour les amis (notamment ceux ayant pris du retard dans la conformation aux normes d’ « installation ») moins intéressants. « Faire sa vie » consiste ainsi à se soustraire à certaines contraintes (devoir trouver quelqu’un, devoir trouver un emploi, devoir avoir un réseau d’amis dense et valorisant) mais aussi à s’exposer à d’autres contraintes sociales, économiques et culturelles défavorisant les sociabilités amicales, dont il faut aussi bien considérer les coûts en temps et en énergie mais aussi les dépenses d’argent qu’elles exigent : faire (faire) le ménage, la cuisine et la lessive pour l’ensemble des membres de la famille (contraintes auxquelles les femmes sont particulièrement exposées) ; entretenir ou faire entretenir la maison et le jardin (les femmes sont aussi très présentes sur ces « scènes ») ; entretenir les relations avec la famille élargie et les collègues de travail ; prendre soin de ses parents ; être impliqué dans l’éducation et les loisirs des enfants ; affronter les accidents, les maladies et les décès des proches. Ces éléments sont significatifs du fait que si les individus, dès leur naissance, sont façonnés par le monde social de telle sorte qu’ils ont constamment besoin de lui – la socialisation est une dépendance à autrui du début jusqu’à la fin de l’existence –, le cycle de vie est aussi une socialisation continue aux « coupures sociales », laquelle commence (souvent) dans une chambre d’enfant cruciale dans l’apprentissage d’une compétence « de solitude » (dormir seul, faire ses devoirs seul etc.) et se clôt (souvent) dans une chambre d’hôpital après que les handicaps liés aux accidents, à la maladie et au vieillissement (perte de la mobilité, de l’ouïe et de la vue) aient progressivement éteint l’intérêt des autres pour soi et l’intérêt de soi pour les autres.

Cependant, ce temps passé seul ne signifie pas nécessairement que les personnes ressentent de la solitude. Comment expliquer cette évolution ?

Pour apporter des éclairages satisfaisants à cette question, il faudrait que les sociétés et les scientifiques parviennent à un consensus, à une définition commune voire « universelle » de ce qu’est le sentiment de solitude. Or, cette définition est impossible. Cette impossibilité est liée au fait que le sentiment de solitude, si l’on convient qu’il peut exister, a des ressorts, des représentations et des expressions différenciées selon les positions des individus dans les structures sociales, selon leur sexe, leur couleur de peau, leur religion et, aussi, selon les modalités de leurs inscriptions spatiales. C’est pourquoi, même en resserrant la focale sur les sociétés occidentales, le problème de cette définition se pose. Un problème de définition doublé d’un problème méthodologique : comment examiner, mesurer, saisir empiriquement ce sentiment de solitude ? En interrogeant les individus sur le fait qu’ils se sentent seuls ou pas ? Cette option,  notamment en raison  des différences sociales évoquées plus haut, est difficilement pertinente. Un sentiment de solitude est-il nécessairement perceptible et descriptible ? Déclarer se sentir seul exprime-t-il obligatoirement un sentiment – réel – de solitude ? Par-delà ces questions de définition et d’enquête, il est possible d’admettre que, dans une certaine mesure, le temps passé seul ne génère pas mécaniquement le sentiment d’être seul. Ce processus est lié à l’individuation au sein de nos sociétés, au fait que, en définitive, les individus sont de plus en plus des individus : le monde social, leurs expériences sociales, les convainquent qu’ils sont singuliers, uniques et indépendants des autres (« Je me suis fait tout(e) seul(e) », « Je n’ai besoin de personne »). Pour reprendre l’expression du sociologue américain Philip Slater, auteur du livre To the Pursuit of Loneliness, les individus sont, dès la prime enfance, à la « recherche de solitude ». Cette recherche se traduit par une négation de l’environnement social et des ressorts sociaux de l’autonomie et de l’indépendance. Paradoxalement, atteindre le sentiment d’ « être seul(e) au monde » nécessite de mobiliser des ressources sociales, un capital de relations sociales, lequel est indissociable des capitaux culturels et économiques. Un exemple : s’installer dans une zone rurale enclavée pour y construire une maison en bois nécessite un ensemble de ressources et de compétences fondamentalement sociales (avoir un véhicule, de l’argent et des connaissances en matière de construction et puis savoir communiquer, lire, conduire). 

Quelles sont les profils des personnes les plus exposées à la solitude ? Quelles sont les conséquences de cette solitude sur la vie des personnes concernées ?

Considérons à nouveau la différence entre ceux pour lesquels la solitude est une ressource et une solution et ceux pour lesquels la solitude est un handicap et un problème. Et profitons de cette différenciation pour chasser l’évidence fausse de la nuance entre « solitude choisie » et « solitude subie ». Dans une perspective sociologique, que la solitude soit bien vécue ou mal vécue, recherchée ou évitée, celle-ci est toujours expérimentée sous le poids de contraintes sociales. Un écrivain à succès se retirant dans les bois afin d’écrire un essai sur la solitude peut croiser là, pendant le temps de sa promenade, un clochard qui, à la suite de déboires professionnels et conjugaux, ne peut concevoir à présent sa (sur)vie que dans cette zone. Ces deux hommes ont en commun d’être « poussés » dans les bois par des forces sociales. Seulement ces forces sont disparates et, par conséquent, produisent des effets différenciés. Même en étant coupé du monde, l’écrivain reste attendu, sollicité, aimé. Inscrit dans un réseau de relations sociales liées à son pouvoir symbolique et économique, l’écrivain – son projet de livre est le témoin de cela –, a des attentes à l’égard du monde social. D’ailleurs celui-ci reste présent dans la vie quotidienne à travers le chalet que cet homme a pu louer dans les bois, les médicaments et la nourriture qu’il a fait transporter jusque-là, les livres qu’il reçoit par la Poste et les courriels qu’il reçoit grâce à la connexion Internet dont il a les moyens financiers et techniques. Plus faible socialement et économiquement, soumis, dans les bois, à des conditions de vie plus difficiles que celles de l’écrivain, le clochard est aussi moins attendu et recherché par un monde dont, peut-être, il se coupe sans espoir d’y revenir en meilleur état et pour y vivre des choses moins désagréables. La solitude qui pose problème (à ceux qui l’expérimentent, à ceux qui la diagnostiquent et à ceux qui la prennent en charge) est coûteuse sur le plan sanitaire (par exemple, l’espérance de vie des « vivants seuls » est plus faible que les « vivants en couple »). Pendant le temps de la vie, la solitude est aussi coûteuse sur le plan de l’estime de soi. Pierre Bourdieu écrit, dans Leçon sur la leçon, que l’homme est un « être sans d’autres raisons d’être que celles dispensées par la société ». N’avoir ni famille, ni amis et ni collègues de travail avec qui passer du temps, n’être sollicité par personne et n’avoir personne à solliciter est une forme de mort sociale pouvant conduire à une ultime aspiration : en finir avec la vie. Ces individus à qui la solitude pose problème sont irréductibles aux vieux. Chez les moins âgés, les précarités familiale, conjugale et professionnelle favorisent l’existence de ce problème. La solitude « à problèmes » est le fait de personnes pour lesquelles l’ajustement aux injonctions à l’autonomie et au lien social est difficile voire impossible. Cette solitude renvoie à la question, plus générale, de la socialisation des individus. La solitude qui pose problème, par exemple, l’impossibilité, pour certains d’individus, d’être seul, ne serait que quelques heures, a partie liée, tout comme la solitude qui ne pose pas problème, avec les conditions de la socialisation familiale (enfance bénéficiant d’une chambre individuelle ou non, parents et enfants pratiquant une activité sportive ou culturelle dite solitaire etc.), scolaire (devoirs réalisés seul dans une pièce ou non, parents donnant à voir la pratique d’une activité intellectuelle nécessitant un retrait dans la maison ou en dehors) et professionnelle (activités nécessitant ou non des séquences de mise à distance des autres). Pour des individus dotés en capitaux sociaux, culturels et économiques, la solitude peut être une raison d’être et de vouloir continuer à être le plus longtemps possible. En revanche, chez les pauvres pour lesquels la solitude est problématique, celle-ci peut être le signe de l’inutilité d’être, pour soi et pour les autres. En somme, d’un côté la solitude renforce le savoir être un individu dans une société des individus, de l’autre la solitude annule ce savoir être. 

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