Une France angoissée, égoïste et « macronisée » ? Dans la tête des jeunes Français <!-- --> | Atlantico.fr
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Des jeunes Français participant à la manifestation contre la réforme des retraites.
Des jeunes Français participant à la manifestation contre la réforme des retraites.
©Emmanuel DUNAND / AFP

Fierté nationale

C’est ce qui ressort d’une vaste enquête réalisée à travers plusieurs pays par le Pew Research Center afin d’apprécier ce que les 18-29 ans pensent de la place et du rôle de leur pays dans le monde.

Vincent Tournier

Vincent Tournier

Vincent Tournier est maître de conférence de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble.

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Atlantico : Une vaste enquête réalisée à travers plusieurs pays par le Pew Research Center afin d’apprécier ce que les 18-29 ans pensent de la place et du rôle de leur pays dans le monde. Quels sont les principaux enseignements de cette enquête sur le cas français ?

Vincent Tournier : Il faut préciser qu’il ne s’agit pas d’une enquête représentative mais d’une étude basée sur des focus groupes. Cela signifie que des jeunes ont été invités à discuter en petits groupes sur divers sujets d’actualité. Agés de 18 à 29 ans, ils provenaient de quatre pays (Etats-Unis, Allemagne, Royaume-Uni et France) et ont été sélectionnés de façon à composer quatre groupes de huit personnes dans chaque pays. La répartition entre ces quatre groupes s’est faite à partir des réponses à un questionnaire préalable. Les jeunes ont ainsi été classés en fonction du clivage gauche/droite, mais aussi en fonction de la priorité qu’ils accordent aux enjeux internationaux ou aux enjeux nationaux. Le croisement de ces deux critères (gauche/droite, international/national) permet d’avoir quatre groupes. Les entretiens ont duré une heure et demie ; ils ont eu lieu en novembre-décembre 2022 et ils étaient rétribués.

L’intérêt d’une telle étude est donc de repérer et de confronter les logiques qui sont à l’œuvre dans des groupes spécifiques, y compris dans des groupes qui peuvent être minoritaires dans la société. On est ici plus proche d’une forme d’expérimentation que d’un sondage. L’inconvénient de ce procédé est de donner trop d’importance à des discours minoritaires : on ne sait pas quel est le poids réel de chacun des quatre groupes. De plus, le discours des jeunes peut être influencé par la dynamique du groupe.

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Le principal résultat de cette étude est de montrer que les jeunes, malgré leurs divergences nationales et politiques, et malgré une tendance générale à prôner une certaine morale universelle, s’avèrent finalement assez réticents sur le principe d’un engagement international de leur pays, même si ces réticences ne s’expriment pas de la même façon entre la gauche et la droite. Ce qui est sûr, c’est qu’on ne retrouve plus, dans le discours de ces jeunes, une forme d’idéal de transformation du monde qui a pu exister dans les générations précédentes. Ici, c’est plutôt le fatalisme et la résignation qui semblent l’emporter.

Quel portrait les mots choisis par les jeunes Français pour décrire l’état du pays nous dressent-t-ils ? Qu’est-ce que cela laisse entendre des jeunes ?

Globalement, et c’est là un autre enseignement de ces entretiens, les jeunes ont une vision pessimiste de l’état de leur pays, que ce soit en France ou dans les trois autres pays enquêtés. Pour les jeunes Français, les mots qui viennent spontanément quand on leur demande de qualifier les raisons d’être fier ou honteux de leur pays sont par exemple anxiété, sombre, égoïste, humilié, incertain, instable, etc. On mesure sans doute ici l’effet des diverses difficultés que nous venons de traverser, avec notamment le retour de l’inflation puisque les interviews ont été réalisés au moment où le gouvernement annonçait de probables rupture d’électricité, ce qui est une situation assez inédite en France, et assez inquiétante.

Dans le cas français, il est également troublant de voir que, parmi les sources de fierté, le passé national ne ressort guère. Les jeunes Français se contentent de citer la culture ou la protection sociale mais ils ne mentionnent pas les grandes pages ou les grands personnages de l’histoire de France, notamment les conquêtes ou les victoires militaires qui ont jadis été hautement valorisées. Leur vision de la nation est d’ordre pragmatique, voire technique : ce sont d’abord les politiques publiques qu’ils mettent en avant. On retrouve la même tendance dans les autres pays, mais pas de manière aussi prononcée. Les Américains se déclarent par exemple fiers de leur démocratie et les Anglais de leur monarchie. Même les jeunes Allemands réussissent à trouver des raisons de fierté dans leur passé, notamment en mettant en avant leurs réalisations depuis 1945.

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Bref, on voit que le rapport des jeunes Français à leur histoire a été fortement ébranlé, ce qui mérite réflexion car voit mal comment il est possible de se projeter dans l’avenir en l’absence d’éléments de fierté tirés du passé. 

Qu’attendent les jeunes Français comme action de la part de leur pays sur la scène internationale ?

Un résultat se dégage assez nettement : les jeunes Français ne manifestent pas une forte envie de voir leur pays s’investir sur la scène internationale. Les réticences sont certes plus fortes à droite, où l’on souhaite que les gouvernements s’attaquent en priorité aux problèmes intérieurs. A gauche, les jeunes sont davantage portés à prôner un certain activisme diplomatique, mais cette aspiration se heurte à une difficulté : comme les jeunes de gauche sont méfiants et critiques à l’égard de leurs gouvernements, ils doutent que ceux-ci soient capables d’être efficaces sur la scène internationale, voire ils redoutent que leurs actions soient contreproductives, ce qui les conduit à douter du bien-fondé d’un engagement international.

Donc, au total, la tendance qui se dégage est plutôt celle de l’isolationnisme, même si cette tendance est plus assumée à droite qu’à gauche. Il se pourrait alors, sous réserve de confirmation, que cette génération soit la première à abandonner l’espoir de transformer le monde. Cela ne serait pas très étonnant : toutes les informations internationales qui nous parviennent vont dans le même sens, à savoir celui des menaces qui sont désormais à l’œuvre partout dans le monde de la part de puissances hostiles. Dans ce nouvel environnement, les pays occidentaux sont à la traîne ; ils ne maîtrisent pas grand-chose, voire subissent les événements. Les jeunes insistent également sur le fait que les interventions militaires menées depuis les années 2000 n’ont pas su remplir leur mission, qui était d’apporter la stabilité et la prospérité, et même qu’elles ont créé davantage de chaos qu’auparavant. Un certain fatalisme vient donc s’ajouter à un sentiment d’impuissance. Les contradictions sont également pointées : les pays occidentaux sont accusés de faire un usage variable des grands principes comme les droits de l’homme. Cette idée est déplaisante pour les jeunes, mais elle semble susciter moins de passion qu’autrefois. 

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Comment se positionnent-ils par rapport à d’autres pays ?

Globalement, les mêmes tendances apparaissent un peu partout, avec des variantes qui tiennent aux caractéristiques de chaque pays. La tendance isolationniste se manifeste dans les quatre pays même si elle se vérifie tout particulièrement aux Etats-Unis, où des données statistiques montrent que les jeunes sont nettement plus isolationnistes que leurs aînés.

La principale raison de ce recentrage sur les enjeux nationaux est que, pour les jeunes interrogés, les problèmes intérieurs sont très importants : pauvreté, inégalités sociales, pouvoir d’achat. La pression pour se concentrer sur l’actualité nationale est très forte. Ce n’est pas un hasard si les médias délaissent l’actualité internationale. Il suffit de regarder les traitements médiatiques du mois de février : l’accident de Pierre Palmade (aucun mort à ce jour) a reçu nettement plus d’attention que le tremblement de terre en Turquie (50 000 morts) ou l’accident de train en Grèce (57 morts).

Les jeunes laissent même entrevoir une forme de jalousie : une jeune allemande de gauche reproche à son gouvernement de se préoccuper davantage des Ukrainiens que de ses propres citoyens. Ce recentrage des priorités se nourrit aussi d’un relativisme culturel, comme dans le cas de cette jeune britannique qui demande que l’on respecte davantage les cultures des autres pays. C’est le syndrome Avatar dont le second opus vient de faire un triomphe. Ce relativisme culturel est peut-être un simple alibi : il permet de justifier son désintérêt pour le reste du monde car, sur le fond, les jeunes savent pertinemment que toutes les cultures ne sont pas équivalentes, notamment sur la question des femmes comme le montre l’actualité en Iran ou en Afghanistan. C’est d’ailleurs justement parce que les jeunes savent que toutes les cultures ne sont pas équivalentes qu’ils sont favorables à l’immigration, qui est finalement une forme d’opération humanitaire, sans se rendre compte que cette position pro-immigration est finalement le fruit d’une vision très hiérarchisée des civilisations.

 Qu’est-ce que cela nous dit de la vision de la France en tant que puissance pour les jeunes générations ?

Jusqu’à présent, la notion de puissance faisait l’objet de fortes critiques car elle était accusée (avec le nationalisme) d’être responsable de tous les désastres du XXème siècle : guerres, colonisation, massacres, problèmes du tiers-monde, etc. Comme le résume un jeune allemand : « il y a eu deux guerres mondiales à cause de trop de superpuissances ». La mondialisation et l’intégration européenne étaient censées permettre de dépasser ces logiques mortifères de puissances tout en apportant la prospérité et la sécurité. Or, la crise du covid et la guerre en Ukraine ont bouleversé cette vision. Elles ont permis de prendre la mesure de l’affaiblissement des Etats européens, notamment dans le cas français : désindustrialisation, fragilité énergétique et alimentaire, affaiblissement des capacités militaires, dépendance à l’égard de pays autoritaires, etc. Du coup, le déclin de la puissance a cessé d’être une vision théorique et idéologique pour devenir une réalité concrète, et cela change tout car cela a généré une insécurité qui était inconnue jusqu’à présent : pour la première fois depuis bien longtemps, les Français se sont sentis vulnérables.

Par ailleurs, il est apparu évident que le déclin des anciennes puissances européennes n’a pas rendu le monde meilleur : elle a juste permis à de nouvelles puissances comme la Russie ou la Chine d’avancer leurs pions. La situation actuelle conforte donc plutôt les analyses que proposent les jeunes de droite, qui acceptent plus facilement de voir les relations internationales comme un jeu à somme nulle, c’est-à-dire un jeu dans lequel les uns gagnent et les autres perdent. Le discours des jeunes de gauche, davantage axé sur une vision morale dans laquelle tout le monde sort gagnant, devient moins crédible. Même la lutte contre le réchauffement climatique en est affectée puisque, par exemple, une jeune française de gauche souligne que les efforts seront vains si les pays comme la Chine ou le Brésil ne font pas les mêmes efforts.

Dans ces conditions, à quoi bon renoncer à la puissance si c’est pour permettre à d’autres Etats moins respectables de prendre une place qu’ils ne méritent pas ? On s’achemine donc probablement vers un renouveau de l’intérêt pour les questions de puissance. De ce point de vue, les discours récents d’Emmanuel Macron sur l’Afrique, disant qu’il faut renoncer à la « françafrique », semblent venir à contretemps : c’est au contraire maintenant, à l’heure où la Russie et la Chine ambitionnent de contrôler l’Afrique, qu’il faut être davantage présents. Mais il est vrai que le président n’a annoncé aucune fermeture de bases militaires, ce qui incite à penser qu’il n’est pas totalement dupe de son propos.

Ces résultats traduisent-ils aussi des fractures politiques ?

On a plutôt le sentiment que, au moins dans le cas français, les antagonismes sont moins nets. Plus exactement, on repère des évolutions assez consensuelles. C’est notamment le cas sur un dossier particulier : le relatif silence des jeunes sur les institutions internationales. Contrairement aux années passées, les institutions comme l’ONU ou l’Union européenne sont quasiment absentes de leurs propos ; c’est à peine si elles semblent exister. En tout cas, on ne retrouve plus la vision idéalisée qu’on a pu avoir autrefois, comme en 2003 au moment de la guerre d’Irak. C’est étonnant car beaucoup de jeunes pensent que les grands problèmes comme le changement climatique ou l’alimentation ne peuvent être traités que de manière concertée entre les Etats. Mais en même temps, ils réalisent que cette coopération ne marche pas très bien, voire qu’elle devient un obstacle pour agir efficacement et rapidement. D’où leur détachement vis-à-vis de cette régulation internationale.

Sur un autre registre, une fracture semble néanmoins émerger, mais elle se situe entre les pays européens : c’est le retour de l’idée nationale là où on l’attendait le moins, à savoir en Allemagne. Les jeunes Allemands manifestent en effet leur souhait de se débarrasser du fardeau historique qu’a été le nazisme et de retrouver une certaine fierté nationale ; d’ailleurs, comme l’indiquent les chercheurs du Pew Research Center, ces jeunes ne parlent quasiment pas de la Shoah.

Ce retour de la fierté nationale se vérifie dans une enquête réalisée par le Pew Research Center à la fin de l’année 2020 : étrangement, ce sont effectivement les Allemands qui se disent les plus fiers de leur pays (53%) devant les Français (45%), les Anglais (41%) et les Américains (39%). Plus encore : cette fierté est largement consensuelle entre la gauche et la droite, alors qu’aux Etats-Unis et au Royaume-Uni le clivage entre la gauche et la droite est très fort.

Ces résultats sont assez congruents avec le sentiment qu’une page commence à se tourner en Europe. L’Allemagne hésite de moins en moins à mettre en avant ses intérêts nationaux, ce qui crée des points de friction importants avec la France, comme on a pu le voir ces jours-ci sur le nucléaire. Il est donc à craindre que ces frictions s’intensifient à l’avenir.

Du côté des jeunes Français, on relève aussi que le clivage gauche-droite sur la fierté nationale a quasiment disparu. Cela ne veut pas dire que la fierté soit de retour, mais on peut présumer que le sujet est devenu moins clivant qu’autrefois.

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