Ukraine : la Première ministre estonienne a une vision totalement différente d’Emmanuel Macron (et quelques arguments pour la soutenir)<!-- --> | Atlantico.fr
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Le président français Emmanuel Macron accueille la Première ministre estonienne Kaja Kallas avant un déjeuner de travail à l'Elysée, à Paris, le 24 novembre 2021.
Le président français Emmanuel Macron accueille la Première ministre estonienne Kaja Kallas avant un déjeuner de travail à l'Elysée, à Paris, le 24 novembre 2021.
©Thomas COEX / AFP

Solutions diplomatiques

Alors que près d’un milliard d’euros d’aides a été promis à l’Ukraine lors d’une conférence organisée à Paris ce mardi, la vision de la diplomatie française sur les pistes de sortie du conflit fait grincer quelques dents ailleurs en Europe.

Michael Lambert

Michael Lambert

Michael Eric Lambert est analyste renseignement pour l’agence Pinkerton à Dublin et titulaire d’un doctorat en Histoire des relations internationales à Sorbonne Université en partenariat avec l’INSEAD.

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Atlantico : Un sommet se tient actuellement en France sur la question ukrainienne. Cependant, la vision française est loin de faire l'unanimité en Europe et certains pays sont favorables à une ligne plus dure envers Moscou. Cette ligne est notamment portée par la Première ministre estonienne Kaja Kallas. Que défend-elle exactement ? Quels sont ses arguments ?

Michael Lambert : La position estonienne vis-à-vis de la Russie diffère de celle de la France pour plusieurs raisons. Tout d'abord, l'Estonie est un pays nordique (de par sa langue ouraliennes proche du finnois et sa mythologie (Kalevipoeg)) de 1,3 millions d'habitants qui a failli disparaître pendant l'occupation soviétique. Durant cette période, les Estoniens ont été contraints d'apprendre la langue russe (une langue slave), de se détacher culturellement des autres pays nordiques comme la Finlande et la Suède, et surtout de se mélanger aux populations russes, ce qui explique encore aujourd'hui la présence de plus de 25% de russophones sur le territoire estonien. Ce traumatisme de l'acculturation soviétique/slave joue un rôle fondamental avec la crainte de voir disparaître la nation estonienne. Pour cette raison, la Russie inquiète les Estoniens car ils associent dans leur imaginaire collectif l'URSS et la Russie, représentant pour eux une culture slave antagoniste à la culture nordique estonienne. 

Deuxièmement, l'Estonie compte encore plus de 25% de russophones sur son territoire, localisés dans la capitale, Tallinn, ainsi que dans la partie orientale du pays vers Narva. Cette présence russe est préoccupante car elle pourrait être utilisée pour mettre en place un processus de guerre hybride basé sur le séparatisme pro-russe, un phénomène qui a déjà été observé en Transnistrie et dans l'est de l'Ukraine. Le gouvernement estonien, mais aussi l'OTAN et l'Union européenne, redoutent une éventuelle tentative de Moscou de déstabiliser l'Estonie en utilisant les russophones vivant en Estonie. 

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Pour toutes ces raisons, la ligne du Premier ministre estonien Kaja Kallas est résolument anti-russe, et cela même avant le début de la guerre en Ukraine. Sa vision est basée sur la nécessité de circonscrire la Russie à tout prix, en se rapprochant des Etats-Unis, mais aussi d'autres pays anti-russes comme la Pologne. Loin de dénigrer la France ou l'Allemagne, Kaja Kallas souhaite un rapprochement avec ces derniers, mais insiste sur le fait que la Russie est dotée d'une mentalité impérialiste. Elle garde également à l'esprit l'abandon de son pays pendant la guerre froide par des pays voisins comme la Finlande et la Suède, et considère que sa survie nationale dépend d'une présence militaire continue. 

En quoi sa vision s'oppose-t-elle à celle d'Emmanuel Macron, et pourquoi ?

Kaja Kallas s'oppose à Emmanuel Macron car les dynamiques ne sont pas les mêmes. Pour la France, la Russie est une grande puissance avec laquelle il est possible de négocier. De plus, la France n'a pas peur de voir son identité disparaître et dispose de la force de frappe nucléaire pour défendre ses intérêts. 

En résumé, Emmanuel Macron cherche à rétablir l'ordre sur le continent européen, et à promouvoir la paix. Pour Kaja Kallas, l'objectif, même en temps de paix, est de repousser l'influence russe en élargissant l'OTAN, notamment dans le Caucase du Sud, en diminuant la part des populations russophones en Estonie et en Lettonie, mais aussi à l'échelle mondiale (par exemple, en Moldavie, en Géorgie et en Arménie). Kaja Kallas est donc dans une dynamique où la Russie et la culture russe doivent diminuer, on est donc loin de la posture d'Emmanuel Macron. 

Dans quelle mesure peut-on considérer que les arguments défendus par l'Estonie sont plus pertinents que ceux de la France ?

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Ils ne sont pas plus pertinents mais différents. La France a raison de chercher un compromis avec la Russie car c'est une grande puissance avec laquelle Paris doit coopérer au niveau international (par exemple, dans la lutte contre le terrorisme). Paris et Moscou doivent donc trouver des compromis et dialoguer en tant que deux grandes puissances.

Cependant, l'approche de l'Estonie est tout aussi pertinente, sa position diplomatique anti-russe est pragmatique car Moscou représente une menace pour la sécurité de la nation estonienne, pour le monde nordique et pour les deux voisins baltes (Lettonie et Lituanie). 

En résumé, les pays européens ont toute légitimité à être anti-russes au regard de la guerre en Ukraine et du danger que représente la Russie, tandis que les grandes puissances ont tout lieu de voir la Russie sous un angle plus international et pas seulement sous le prisme européen. 

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Même si les avis peuvent diverger, il est vrai que l'Estonie contribue activement en Ukraine en envoyant du matériel, en accueillant des réfugiés ukrainiens et en proposant son aide dans le domaine de la cyberdéfense (un domaine dans lequel l'Estonie excelle, ce qui explique la présence du Centre d'excellence de l'OTAN pour la cyberdéfense en coopération (CCDCOE) à Tallinn). 

À cet égard, une participation plus active de pays comme la France et l'Allemagne, notamment par l'envoi d'équipements lourds tels que des chars Léopard II ou des canons CAESAr, serait la bienvenue. 

Cependant, si l'approche de l'Estonie en Ukraine semble pertinente, elle ne peut être appliquée avec justesse dans d'autres régions. En effet, bouter la Russie hors d'Ukraine est légitime, mais l'Estonie considère qu'il serait également valable de faire de même en Transnistrie (territoire séparatiste de Moldavie) et en Abkhazie (territoire séparatiste de Géorgie), alors que ces deux espaces ont une dynamique singulière qui mérite une réflexion plus approfondie que celle présentée par les dirigeants estoniens à ce jour.

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