Ukraine : l’arme la plus efficace pour contrer les Russes n’est probablement pas celle que vous croyez<!-- --> | Atlantico.fr
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Un homme prend un selfie alors qu'il se tient devant un char russe détruit dans le village d'Andriivka, dans la région de Kiev, le 17 avril 2022.
Un homme prend un selfie alors qu'il se tient devant un char russe détruit dans le village d'Andriivka, dans la région de Kiev, le 17 avril 2022.
©Sergei SUPINSKY / AFP

Atout précieux

En Ukraine, chaque camp utilise les réseaux mobiles pour espionner l'adversaire mais aussi le localiser. Les smartphones des soldats russes révèlent notamment des informations stratégiques.

Pierre d'Herbès

Pierre d'Herbès

Pierre d'Herbès, diplômé de la Sorbonne Paris-IV et de l’École de Guerre Économique, est consultant en intelligence économique chez d'Herbès Conseil. Il s'intéresse aux rapports de forces internationaux et en décrypte les mécaniques d'influence. Il est spécialisé dans les questions de défense, d'énergie, d'aérospatiale et de sécurité internationale.

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Carole Grimaud

Carole Grimaud

Carole Grimaud est analyste géopolitique, spécialiste de la Russie et des espaces post-soviétiques. Fondatrice du Center for Russia and Eastern Europe Research, pour lequel elle a publié des analyses et articles sur sa zone de spécialisation, elle a également publié pour le Groupe d'Etudes géopolitique de l'Ecole Normale. Professeure en géopolitique de la Russie à l'Université de Montpellier et à Montpellier Business School, où elle enseigne la géopolitique et les stratégies inter-étatiques, à EMLyon Business School (géopolitique, globalisation et cyber-espace).

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Atlantico : Comment les Ukrainiens ont-ils utilisé les téléphones portables comme une véritable arme sur le terrain depuis le début de la guerre ? Quel est l’intérêt tactique des smartphones ?

Carole Grimaud Potter : Normalement, les soldats n’ont pas le droit de prendre des photos ou des vidéos pour éviter de transmettre toute sorte de renseignements sensibles à l’ennemi, comme leur localisation par exemple. En revanche, hors des combats, les soldats ukrainiens se servent abondamment de leurs smartphones. Ces informations sont ensuite partagées massivement sur les réseaux sociaux. Le président Zelensky est d’ailleurs un parfait exemple de l’utilisation massive de ces nouveaux canaux. De nombreux médias américains ou britanniques commencent leurs reportages par « Zelensky says » et la présence médiatique du président Zelensky galvanise littéralement la société ukrainienne. Le téléphone est devenu une sorte d’arme, il sert à supporter les troupes, l’Ukraine ou le président.

Dans le cadre du conflit, les Ukrainiens se servent de leurs smartphones pour relayer des photos et des vidéos dans le but de redonner du moral aux troupes. Bien évidemment, ils s’en servent également à des fins de désinformation ou de propagande. Nous sommes donc dans une véritable guerre de l’information. Les smartphones sont parfaits pour y participer, car absolument tout le monde peut partager des informations avec une très grande rapidité. Dans le passé, ce type d’action était plutôt le fait de services spécialisés, avant validation des images par les États-Majors. Aujourd’hui, l’information est plus difficile à contrôler et n’importe qui peut participer à la guerre de l’information

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Pierre d’Herbès : Majoritairement, les Ukrainiens se sont servis des smartphones comme moyens de communication tactique (alerte, ravitaillement, etc) principalement via Telegram (ou Zello). Les téléphones portables ont également été utilisés pour la formation, notamment celle des civils en armes : réalisation d’un cocktail Molotov, tutoriel d’utilisation d’un char (en reprenant des vidéos d’influenceurs russes).

L’utilité tactique d’un smartphone classique, a priori fragile et non-chiffré, est en soit limitée. Mais pour une armée aux moyens et aux capacités techniques très contraintes, le smartphone fait office de matériel de communication de substitution. En amont du conflit, les forces de Kiev avaient par exemple reçu des radios de communication Harris, d’origine américaine, qu’ils n’ont jamais été en mesure d’utiliser car le niveau d’entraînement de leurs forces était insuffisant. Le smartphone permet donc de combler ce déficit. Avec tous les bénéfices et les risques que cela peut comporter.

Les smartphones adverses ont aussi été utilisés pour géolocaliser les forces russes via des applications comme Tinder. Permettant d’identifier leurs mouvements ou bien de conduire des frappes. C’est une des raisons pour lesquelles les soldats russes ont été contraints par leur hiérarchie à ne plus disposer de leur smartphone. Ce qui du reste est une mesure qui apparaît sensée en cas de conflits.

La géolocalisation de soldats via des applications n’est pas nouvelle. En 2018, les forces américaines et françaises avaient déjà été exposées à ce procédé via l’application de course Sparta en Irak et au Niger. Cela peut fournir des informations qui, une fois recoupées, peuvent devenir des renseignements pour un groupe armé contre lequel on est en guerre. L’utilisation des applications qui sont associées à ce smartphone peuvent devenir un moyen parmi d’autres de faire la guerre.

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De ce point de vue, l’utilisation des smartphones par les soldats pose la question de la gestion de l’horizontalisation de la circulation de l’information jusqu’au sein des armées. Ce qui continue de poser d’évidentes questions de maîtrise de l’information.

Le téléphone portable est-il devenu un outil majeur pour contrer les Russes ?

Pierre d'Herbès : Oui en quelque sorte. Avant-tout comme moyen d’action dans le champ cybernétique, la dimension, et plus précisément la couche sémantique de celui-ci. A savoir celle qui agit et dépend du cerveau humain. Pour parler plus simplement, les smartphones ont été pour les Ukrainiens un outil privilégié et massif de propagande et de subversion. Pour les Russes aussi d’ailleurs.

Il y a deux grandes catégories d’utilisation de la 5e dimension dans un conflit. L’une est intégrée à la manœuvre interarmes et sert à collecter (renseignement électromagnétique), fusionner et communiquer de l’information ou bien à dénier ou dégrader ces capacités à son adversaire (guerre électronique). La seconde est du domaine de ce que les stratégistes appellent la guerre « hybride » ou « guerre non-linéaire » (chez les Russes). Celle-ci consiste à coupler à l’action militaire des moyens non-conventionnels voire asymétriques. Ce qui comprend les actions de subversions ou de propagande destinées à déstabiliser l’adversaire, lui ôter sa légitimité, ou bien mobiliser le moral de son propre camp. Il s’agit là de ce que l’on appelle plus communément la guerre de l’information, qui profite de la multiplication des capteurs et canaux d’information au niveau mondial.

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Le smartphone permet à chaque individu de collecter et partager rapidement des vidéos, des photographies sur les réseaux sociaux et les messageries : Telegram, WhatsApp mais aussi Facebook, Twitter, Instagram. Il permet alors de faire circuler très rapidement des narratifs de propagande et de mobilisation cognitive : en ce sens, les larges groupes Telegram et WhatsApp ont joué un rôle décisif : discours du président Zelensky, vidéos de formation au combat, vidéos de propagande (ex : blindés russes emportés par des tracteurs, soldats aux combats, victimes collatérales, etc). Le smartphone est une courroie fondamentale pour le maintien du moral et de la volonté de résister. Sans compter l’influence cognitive sur une partie des populations russophones potentiellement tentées de collaborer avec la Russie.

Cette profusion de l’information est donc à double tranchant : la densité de données impliquées peut rapidement donner lieu à des opérations de désinformation. Mais pour un professionnel de l’OSINT, et donc du renseignement, les possibilités de suivis et d’analyses du conflit, jour par jour, sont immenses. C’est par exemple grâce à la communauté OSINT que les mouvements des troupes Russes ont pu être suivis, ou qu’un bilan journalier des pertes avérées en véhicules ou en blindés a pu être tenu. Des informations précieuses aussi bien pour les experts que pour les propagandistes ou tout simplement les hommes sur le terrain.

Si l’on peut bien parler d’un outil majeur dans le conflit, il faut se garder d’en faire une sorte de deus ex machina qui pourrait faire remporter le conflit aux ukrainiens à lui tout seul. Même si leur propagande a pu le laisser entendre à plusieurs reprises (ex : les drones TB2 présentés comme « arme secrète »). L’investissement, voire la maîtrise du champ cyber est une chose, la maîtrise du terrain en est une autre. Les deux sont aujourd’hui liés naturellement. Mais l’homme étant une créature terrestre, les batailles se gagnent, in fine, au sol. En d’autres termes, les téléphones ne remplacent pas l’infanterie et les fusils.

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Dans quelle mesure les téléphones portables permettent-ils de faire circuler des informations vitales entre les Ukrainiens ?

Carole Grimaud Potter : Les civils ukrainiens se servent massivement des réseaux sociaux pour garder le lien entre eux. A tel point qu’à Boutcha ou à Irpin, selon de nombreux témoignages, les soldats russes demandent à la population de leur remettre leurs téléphones. Le but premier est de casser toute transmission de l’information, vers l’Occident notamment. Il s’agit donc d’une véritable guerre de l’information et les téléphones deviennent une arme au même titre que les fusils. D’ailleurs, le gouvernement de Volodymyr Zelensky a parfaitement conscience que les livraisons d’armes par les pays occidentaux passent par l’opinion de ces pays vis-à-vis de la guerre. Poursuivre la lutte pour l’information est donc une affaire vitale pour l’Ukraine, et les smartphones sont les meilleurs outils pour cela.

Pierre d'Herbès : Les informations vitales vont passer par des réseaux comme Telegram (très majoritairement) ou WhatsApp et des messageries comme Signal.

Mais, contrairement à ce que beaucoup pensent, Telegram n’est pas une messagerie sécurisée. Telegram propose certains services de cryptage de bout en bout mais uniquement pour deux personnes. Le système de Telegram comporte aussi des failles qui pourraient permettre des intrusions aboutissant à des opérations de renseignement. Les messageries comme Telegram ne sont donc pas parfaitement chiffrées et gardent aussi de vrais vulnérabilités à des attaques en bout de chaîne. Utiliser ce type de messagerie n’est donc pas très professionnel de la part d’une armée. Même s’ils font ce qu’ils peuvent avec les moyens qu’ils ont à leur disposition. Du reste les Russes ont aussi fait la preuve de failles organisationnelles et capacitaires dans ce domaine où ils étaient vu jusqu’ici comme en avance.

En revanche les Russes n’ont pas voulu, ou n’ont pas pu, prendre le contrôle de l’espace électromagnétique ukrainien alors qu’ils en avaient théoriquement la possibilité. In fine, ils semblent s’accommoder de ces messageries à des fins de renseignement et de géolocalisation. Mais aussi, pourquoi pas, vu la caractéristique des messageries et des applications qui sont employées, d’infiltrer et de mener des opérations de subversion ou d’intoxication. Cela peut être mené sur des groupes importants via de la propagande ou pour propager des fake news ou bien même sur des réseaux utilisés par des militaires pour faire du renseignement ou des opérations d’intoxication qui nuiront aux personnels sur le terrain.

Les opérations dans le champ EM sont nécessairement touchées par cet équilibre entre renseignement et guerre électronique plus « offensive » destinée à saboter, dénier, dégrader. On peut être surpris par le peu de volonté des Russes à prendre le contrôle EM de l’Ukraine (en ont-ils les moyens ?), même plusieurs attaques cyber ou cinétiques ont été recensées. Cela étant, l'Occident fournit aussi beaucoup de matériel de substitution (matériel de connexion internet ou bien antennes mobiles, etc). Et les structures de l’armée ukrainienne sont si décentralisées et autonomes, du fait de l’amateurisme de son état-major, que l’attaque sur les liaisons de données a moins d’importance à l’échelon opératif. Tous ces éléments ont pu convaincre les Russes de ne pas chercher outre mesure à aveugler leur adversaire. Mais en tout état de cause, il s’agit aussi de rester prudent dans les observations et conclusions. Il faudra attendre les ReTex dans les mois et les années post-conflits pour comprendre exactement les tenants et aboutissants militaires.

A quel point est-ce un outil nécessaire pour mener une guerre de l’information ? Quels exemples en avons-nous ? 

Carole Grimaud Potter : Bien évidemment, les téléphones portables sont absolument essentiels dans la cadre de la guerre de l’information. Sans cela, elle serait presque impossible à mener. C’est essentiel pour témoigner et maintenir un lien avec les Occidentaux. Le présence d’un réseau téléphonique de bonne qualité est donc essentielle. Sans toutes les informations et les photos que nous avons tous vus, je pense que le soutien occidental n’aurait jamais été aussi fort.

Pierre d'Hebrès : Les smartphones permettent de rapidement capter de l’information en termes d’images ou de sons et de la partager très rapidement sur des réseaux sociaux sur des plateformes en ligne pour contrer une fake news, en propager une, faire de la propagande.

La guerre se télescope ainsi avec l’ère numérique, qui est une ère de réseaux. Ces réseaux voient les circuits d’information s’horizontaliser, ce qui rend très difficile la tâche pour les Etats de contrôler l’information, de maîtriser leur propagande et ce que font les soldats sur le terrain, de l’information qu’ils collectent et partagent. Étant donné le caractère très important de ces informations, il est très difficile de les maîtriser.

Les smartphones sont des auxiliaires rêvés pour mener une guerre de l’information étant donné la boucle très courte entre la captation de l’information et sa propagation.

Lorsque ces codes sont bien maîtrisés, l’effet est dévastateur. Même si on voit que cette circulation rapide de l’information, et son abondance, permettent aussi, contre-intuitivement, de lutter contre les fake news.

Comme on l’a vu, les professionnels de la veille et de la recherche en ligne ont pu, grâce à la masse et à la densité des données accumulées via des smartphones, effectuer un travail de recoupage, suivre avec beaucoup de précision l’évolution des combats et authentifier l’évolution des pertes ou certaines attaques contre des civils comme à Boutcha. Cela a permis également d’en savoir plus sur certains faits marquants de la guerre comme avec le cas des marins de l’île des Serpents.

A titre de comparaison, les Américains auraient par exemple beaucoup plus de difficultés, au sens réputationnel, dans leurs interventions en Afghanistan (2002) ou en Irak (2003). Celles-ci ayant eu leurs lots de bombardement indiscriminés et dégâts collatéraux. A l’époque, les réseaux sociaux n’existaient pas. L’information circulait de manière beaucoup plus pyramidale et via des canaux plus restreints. Il était donc beaucoup plus facile de contrôler l’information. C’est la raison pour laquelle certains faits ne sont ressortis que quelques années plus tard.

Maintenir une maîtrise du réseau mobile est-il un objectif primordial pour les Ukrainiens ?

Carole Grimaud Potter : Sans communication, nous n'aurions pas vu Zelensky s’adresser aux pays européens, nous ne verrions pas ces images du conflit… Les Russes auraient eu intérêt à couper le réseau internet s’ils en avaient eu la possibilité. Je pense que l’opinion publique européenne n’aurait jamais été aussi impliquée dans cette guerre et son issue aurait sans aucun doute été très différente. 

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