Ukraine : dans la guerre de l’information, les Occidentaux ont su employer des stratégies inhabituelles et occuper le terrain <!-- --> | Atlantico.fr
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Un policier utilise un smartphone pour filmer une femme manifestant à Moscou avec une pancarte indiquant "Non à la guerre avec l'Ukraine", le 23 février 2022.
Un policier utilise un smartphone pour filmer une femme manifestant à Moscou avec une pancarte indiquant "Non à la guerre avec l'Ukraine", le 23 février 2022.
©NIKOLAÏ KORJOV / AFP

Bataille de l'image

Face à la Russie, l’Ukraine domine pour l’instant la guerre de l’information. Sur les réseaux sociaux, les images de la guerre en Ukraine sont omniprésentes. Depuis le début du conflit, les contenus pro-Ukrainiens ont inondé la toile.

Laura Edelson

Laura Edelson

Laura Edelson est doctorante en informatique à la Tandon School of Engineering de NYU. Laura étudie la communication politique en ligne et développe des méthodes pour identifier les contenus et les activités inauthentiques. Ses recherches ont alimenté des reportages sur les dépenses publicitaires des réseaux sociaux dans le New York Times, le Wall Street Journal et The Atlantic. Avant d'entrer dans le monde universitaire, Laura a été ingénieur logiciel pour Palantir et Factset. Pendant son séjour dans l'industrie, son travail était axé sur l'apprentissage automatique appliqué et le big data.

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Arnaud Mercier

Arnaud Mercier

Arnaud Mercier est professeur en sciences de l'information et de la communication à l'Institut Français de Presse, à l'université Paris-Panthéon-Assas. Responsable de la Licence information communication de l'IFP et chercheur au CARISM, il est aussi président du site d'information The Conversation France.

Il est l'auteur de La communication politique (CNRS Editions, 2008) et Le journalisme(CNRS Editions, 2009), Médias et opinion publique (CNRS éditions, 2012).

Le journalisme, Arnaud Mercier

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Atlantico : Dans un récent fil de discussion sur Twitter, vous avez expliqué qu'en ce qui concerne la guerre de l'information pendant l'invasion de l'Ukraine, les pays occidentaux ont été très efficaces pour inonder les réseaux afin d'éviter la désinformation des Russes. Comment ont-ils procédé ? Quel est le but et pourquoi est-ce important ?

Laura Edelson : Le gouvernement américain, en particulier, a été beaucoup plus ouvert que par le passé à l'information sur les réalités sur le terrain en Russie et en Ukraine. Cela a laissé peu de place à la désinformation russe sur ces mêmes réalités. La Russie a essayé d'induire en erreur sur les réalités de cette guerre, mais comme il n'y a plus de vide d'information à combler, elle n'y est pas parvenue (en dehors de la Russie, en tout cas). Il est important que cette stratégie consistant à diffuser rapidement des informations précises au public se poursuive. Lorsque les gens ne savent pas ce qui se passe ou qu'ils ont l'impression que leurs questions n'ont pas reçu de réponse, les mauvais acteurs peuvent plus facilement donner aux gens de fausses informations qui ne sont pas contrées par des informations factuelles.

Quel regard vous portez sur la guerre de l’information telle qu’elle a lieu en ce moment en Ukraine -et en Russie dans les médias et sur les réseaux sociaux ?

Arnaud Mercier : Il y a une vraie guerre de l’information. La communication et l’information ont un enjeu stratégique extrêmement important.

Du côté russe, il y une volonté qui est traditionnelle dans l’art de la guerre et surtout avec des régimes autoritaires. Il s’agit de l’obsession du contrôle de l’information, de la censure. L’instance de régulation de l’audiovisuel en Russie a interdit d’utiliser les mots « guerre », « invasion ». Ils ont recommandé à tous les médias de ne faire que lire les communiqués officiels. Ils ont fait fermer les derniers médias indépendants qui existaient encore en Russie. Une loi a été votée pour criminaliser une couverture de la guerre qui ne serait pas conforme aux intérêts russes. Il y a une volonté totale de la maîtrise de l’information et une censure des médias. Il y a aussi des opérations d’influence sur les réseaux sociaux.

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Le problème pour Poutine est qu’il s’est un peu enfermé lui-même pour sa communication. Il a caché ses buts de guerre d’un point de vue tactique puisqu’il a laissé entendre que l’opération serait celle de la reconquête de l’ensemble du Donbass alors qu’en réalité son objectif c’est la conquête de toute l’Ukraine et la volonté de décapiter le pouvoir à Kiev en l’attaquant par le Nord et donc en arrivant pas par l’Est du Donbass. Il s’est isolé dans une rhétorique qui consiste à dire que ce ne sont que des opérations spéciales, donc pas une guerre et qu’il s’agit de venir en aide à un pays frère. C’est très difficile de justifier correctement le fait qu’on vient bombarder des civils qui sont des frères et qui sont russophones. Cela est très délicat à expliquer.

Pour la Russie, le plan de communication n’est pas très simple à vendre. La seule chose qu’ils peuvent essayer de faire, c’est de mener un travail de propagande autour de la description d’un pouvoir ukrainien apocalyptique et qui serait tenu par des néonazis qui commettraient un génocide dans le cadre de la guerre civile au Donbass. Leur propagande a eu lieu surtout avant, pour justifier la guerre. Depuis le début de l’offensive militaire, ils ont plus de difficultés.

Côté ukrainien, cela est plus « facile ». L’Ukraine est le pays agressé. Ils ont le droit international pour eux. On remet en cause directement leur souveraineté. Les opérations de guerre visent clairement des objectifs civils. Il s’agit d’une violation des conventions de la guerre. La posture ukrainienne est dans l’entretien d’un esprit de défense, d’un esprit de résistance. On voit combien le gouvernement et la population en Ukraine célèbrent tout ce qui apparaît comme des revers infligés à l’adversaire. Il y a tout un discours d’héroïsation de la Résistance, à commencer par le président Zelensky, jusqu’au simple civil qui s’interpose dans les rues pour éviter qu’une colonne de chars rentre dans un village. C’est donc plus facile à justifier.

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Volodymyr Zelensky a eu l’intelligence de considérer, contrairement à Poutine qui ne s’adresse qu’à son opinion publique interne et se moque de l’image générée par la Russie à travers le monde,  qu’il avait deux autres cibles que la population ukrainienne : les Russes et l’opinion publique internationale. Zelensky a notamment fait des interventions sur Facebook en parlant en russe et en s’adressant directement au peuple russe, en essayant de retourner la rhétorique de Poutine contre lui-même en indiquant qu’ils étaient des peuples frères et afin de demander à ce que les dirigeants russes arrêtent de les martyriser. Il a fait la même chose avec le Belarus.        

Pour la communauté internationale, Volodymyr Zelensky a lancé des appels à l’aide, à rejoindre une brigade de volontaires internationaux, des remerciements pour l’aide apportée, des pressions amicales pour obtenir plus de soutien militaire.

Il y a toute une partie de la communication officielle de l’Ukraine qui est à destination de l’étranger et qui vise à renforcer le soutien international pour protester contre la guerre. Il s’agit d’un usage beaucoup plus élaboré que chez Poutine. 

Quelles sont les stratégies actuelles en matière de guerre de l'information ? Y a-t-il des stratégies inhabituelles ?

Laura Edelson : Comme je l'ai mentionné, les Etats-Unis et certains autres gouvernements occidentaux ont été agressifs en communiquant au public les réalités en Russie, en Ukraine et dans d'autres pays limitrophes. Cela a été très efficace pour créer un environnement où la désinformation a du mal à s'installer. Dans le même temps, le gouvernement ukrainien a mené une campagne de relations publiques extrêmement efficace pour inspirer les Ukrainiens, les Européens et le monde entier. Parfois, certaines de ces histoires inspirantes ont franchi la limite de la propagande, et le gouvernement ukrainien devrait veiller à éviter cela à l'avenir. Étant donné les incertitudes de la guerre, je pense que les gens comprennent que parfois les faits connus peuvent changer très rapidement. Cependant, quiconque veut être un communicateur efficace doit maintenir sa crédibilité.

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Arnaud Mercier : Il y a une nouveauté radicale dans les formats qui peuvent être utilisés. Ce qui me paraît notable, c’est l’ampleur du phénomène notamment du côté ukrainien. Beaucoup de gens se servent de leur téléphone, des réseaux sociaux, de partager des photos et des vidéos sur Twitter, Facebook, TikTok pour témoigner.

Il y a une multiplication d’images qui viennent documenter la guerre. En faisant une veille des réseaux sociaux en Ukraine, vous pouvez suivre la guerre quasiment en direct avec parfois des images horribles de civils mutilés. Il y a aussi des montages d’héroïsation de la résistance ukrainienne, des opérations d’intoxication dans les deux sens.

Des cas emblématiques sont le cas des garde-côtes de l’île des Serpents, annoncés morts mais qui est réalité avaient été faits prisonniers. Les Russes ont dénoncé une fake news et le fait que le gouvernement ukrainien passait son temps à mentir. Les Russes ont tenté de nuire à l’image de l’Ukraine et des Européens en insistant lourdement sur le fait qu’il y aurait du racisme dans la manière de traiter les personnes civiles d’origine africaine ou indienne qui ne seraient pas autorisées à fuir les combats, à franchir les frontières européennes par pur racisme.

Ces opérations de désinformation visent à nuire à l’image de l’autre ou à héroïser ses propres soldats.

L'utilisation d'animaux pour humaniser votre camp est-elle vraiment efficace ? Pourquoi cette humanisation est-elle nécessaire ?

Laura Edelson : Les Ukrainiens ont été incroyablement efficaces pour communiquer au monde leur identité en tant que peuple. Ils nous montrent qu'ils sont résistants et sans peur, et qu'ils défendront leur pays et leur démocratie avec tout ce qu'ils ont contre un agresseur beaucoup plus grand et plus puissant. Mais ils nous montrent aussi ce qu'ils protègent - des bébés qui naissent dans des abris anti-bombes, des gens qui s'inquiètent de savoir comment garder leurs animaux de compagnie avec eux et en sécurité dans une zone de guerre, et qui peuvent prendre le temps d'aider un soldat ennemi capturé à appeler sa mère. Ils nous montrent qu'ils ne sont pas seulement durs, mais qu'ils sont aussi attentionnés. Les animaux de compagnie sont très efficaces pour communiquer cela, car tout propriétaire ou parent d'animal de compagnie comprend le lien qui unit ces petites créatures vulnérables et la responsabilité de les protéger et d'en prendre soin. Je dis cela en tant que parent et propriétaire de chien moi-même !

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Pourquoi est-il important de contrôler le récit et d'éviter la désinformation en temps de guerre ?A quel point cette volonté d’occuper le terrain est importante ?

Laura Edelson : Au cours de la première semaine de la guerre, il est devenu évident que l'Ukraine résisterait à l'invasion de la Russie et ne céderait pas simplement. Cela a contraint de nombreux gouvernements, en particulier en Europe mais aussi dans le monde, à sanctionner la Russie pour ce qui est clairement des crimes de guerre, et à faire ce qu'ils pouvaient pour aider l'Ukraine à se défendre. Il ne me semble pas du tout évident que si cette réalité n'avait pas été communiquée au public, les gouvernements européens auraient eu le courage d'agir contre la Russie. La clarté morale du moment dans lequel nous nous trouvons est absolue. La désinformation russe aurait rendu cela beaucoup plus difficile à réaliser.

Arnaud Mercier : Elle est vitale car elle entretien et témoigne d’un esprit de défense et de résistance. C’est à l’image de Radio Londres. Vous avez des messages réguliers qui permettent à tous ceux qui se sentent résistants d’entretenir la flamme, d’obtenir des informations. 

L’esprit de résistance est très fort chez les Ukrainiens. Contrairement à ce que sous-estimait Poutine, ils ont un fort sentiment nationaliste. Ils ont des souvenirs traumatiques de la mainmise soviétique sur l’Ukraine, donc pour eux la Résistance cela se décide assez facilement. Certains publiaient des messages qui indiquaient « il vaut mieux mourir que de vivre en esclave ». Pour eux, cela va être le retour au servage et à une mainmise politique totale alors qu’ils ont goûté aux idéaux démocratiques et aux pratiques démocratiques de choisir librement son président.

Dans les premiers jours du conflit, les Ukrainiens ont gagné par KO la guerre de communication avec la Russie mais cela a conduit à leur malheur parce que du coup Poutine est passé à une autre gestion de la guerre qui consiste à ne plus hésiter à bombarder à coups de missiles et de roquettes les populations civiles, les bâtiments d’habitations de façon à terroriser la population et pour casser cet esprit de défense et de résistance.

Cette bataille des images qui a été largement perdue par la Russie sur les premiers jours justifie de changer de tactique et de passer à une autre phase de la guerre qui commence à ressembler un peu plus à la Tchétchénie avec des bombardements massifs sur des lieux où il n’y a pas d’objectifs militaires.

Comment expliquer que les récits ukrainien et occidental l'emportent sur le récit russe dans le conflit actuel ?

Laura Edelson : Malgré toutes leurs fautes, les gouvernements occidentaux ont beaucoup, beaucoup plus de crédibilité que la Russie.

La Russie a une longue histoire de diffusion de la désinformation, tant sur son territoire qu'à l'étranger. Je ne dis pas que d'autres gouvernements ne l'ont jamais fait, mais il est tout simplement impossible de comparer le comportement de la Russie à celui des démocraties libérales d'Europe ou même des États-Unis. C'est pourquoi, lorsque ces gouvernements ont fourni des informations sur les mouvements de troupes russes, par exemple, les gens les ont crus. Ils ont présenté des preuves et se sont montrés dignes de confiance sur des questions de ce type par le passé. On ne peut pas en dire autant de la Russie. Et aussi, comme je l'ai dit, la clarté morale de ce moment n'est pas difficile à trouver - la Russie mène une guerre d'agression non provoquée contre un voisin plus petit et plus faible. Elle a pris pour cible des centres de population civile et a créé une crise humanitaire comme l'Europe n'en a pas connu depuis plus d'un demi-siècle. Des crimes de guerre sont commis chaque jour. Il est difficile de cacher ce genre de vérité dans un pays où la presse est libre (ce qui n'est pas le cas de la Russie). Mais je voudrais également mentionner que gagner la guerre de l'information est utile, mais cela ne remplace pas la victoire de la guerre terrestre réelle. Les mots n'arrêtent pas les bombes, et la Russie a beaucoup de bombes.

Cette nouvelle phase peut susciter la peur mais ne donne-t-elle pas aussi des images plus spectaculaires dans la guerre de l’information pour dénoncer ce qu’il se passe ?

Arnaud Mercier : Pour Vladimir Poutine, il faut récupérer l’Ukraine coûte que coûte. La Russie envisageait une opération courte, de saisie rapide et par surprise de Kiev pour décapiter le pouvoir et faire tomber l’Ukraine comme un fruit mûr.

Comme ce n’est pas du tout ce qu’il s’est passé, ils ont changé de stratégie. Ils attaquent massivement par le Nord et par le Sud.

L’Ukraine est en train de s’effondrer par le Sud en réalité. C’est là que l’on voit que l’objectif est de conquérir toute l’Ukraine. En quelques jours, ils sont passés d’une opération qui souhaitait préserver la population et les infrastructures, à une guerre de destruction pour faire plier l’esprit de résistance non seulement du gouvernement, de l’armée ukrainienne mais aussi du peuple ukrainien. C’est un mélange de considérations tactiques sur le plan militaire et de la communication.

Arnaud Mercier a notamment publié avec Jean-Marie Charon « Armes de communication massive » chez CNRS éditions

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