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Turquie : vers un retour des pogroms anti-alévis ?
©ADEM ALTAN / AFP

Persécutions

Non reconnus dans leurs spécificités par les autorités turques, dépositaires d’une mémoire faite de persécutions et de pogroms, les alévis représenteraient entre 10 % et 30 % de la population du pays.

Bahar Kimyongur

Bahar Kimyongur

Bahard Kimyongur est journaliste. Il a notamment publié "Syriana" et "Fehriye Erdal, Tete de Turque, 2000 jours cachée à Bruxelles, une affaire d'Etat".  

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Atlantico.fr : Pouvez-vous nous expliquer la situation historique des alévis en Turquie ?  

Bahar Kimyongur : Les alévis font l'objet de préjugés dénigrants, de vexations voire de persécutions depuis près de 800 ans.  Dès lors que les tribus turques sédentarisées ont adopté l'islam sunnite comme religion officielle, les Turcs demeurés attachés à leurs rites chamaniques et en partie influencés par le chiisme iranien, ceux précisément que l'on appelle les alévis, ont été pris pour cibles en tant qu'hérétiques. A l’époque, les alévis, littéralement les partisans de l'imam Ali, étaient décrits comme des rebelles et appelés les Kizil Bash, les « têtes rouges » en raison de leur couvre-chef. L'Empire ottoman a d'une part pourchassé l'hérésie alévie surtout sous le règne du sultan Sélim dit "Le Cruel" et d'autre part encouragé l'expansion de certains ordres alévis comme celui des Bektachis en Thrace et dans les Balkans par calcul stratégique, l'alévisme étant un courant mystique plus compatible avec le christianisme que le sunnisme. Ils cultivent une vision universaliste de la foi, consomment le vin y compris durant leurs rituels, honorent les douze imams chiites (une coïncidence fortuite avec les 12 apôtres) et les martyrs de Karbala, une dévotion similaire à la martyrologie chrétienne. Lors de l'avènement de la République d'Atatürk, les alévis ont massivement adhéré à son programme laïc et républicain. Ils y voyaient un bouclier protecteur face à l'orthodoxie sunnite pratiquant l’excommunication violente.

La situation s'est-elle améliorée par la suite ?

Atatürk a été salué par les alévis pour avoir démantelé les principales institutions sunnites et outils de répression de l’identité alévie, à savoir le sultanat et le califat ottomans.

Mais ses mesures radicales se sont accompagnées d’une politique d’homogénéisation ethnique et confessionnelle violente de la société turque sous la bannière de l’identité turque et de l’islam sunnite.

Au lendemain de la proclamation de la République, Atatürk a en effet ordonné la création d’un ministère des affaires religieuses, la Diyanet, réservée aux sunnites. Il a donc remplacé une institution sunnite féodale et impériale par une institution sunnite moderne et modérée prônant le rite hanéfite et fait de chaque imam sunnite un fonctionnaire de l’Etat.

Si les alévis n’ont eu aucune reconnaissance officielle et ont même subi un massacre en 1937-38 lors de l’insurrection des alévis kurdes appelés « zaza », ils restaient globalement satisfaits d’Atatürk en raison de son contrôle ferme de toute agitation portée par les nostalgiques du sultanat et du califat. C’est avant tout l’islam sunnite des confréries actives dans les zones reculées du pays que redoutaient les alévis, celles qui trempèrent dans le génocide arménien et qui contraignaient les alévis à monter la garde devant leur lieu de rassemblement. Il importe au passage de préciser que les alévis ne sont guère unifiés sur le plan théologique, ethnique et politique. Les uns sont ethniquement turcs, parfois loyalistes et d’orientation bektachie, les autres sont plus rebelles et soit de l’ethnie kurde ou zaza soit des Turcs héritiers des insurrections de Baba Ishak, Baba Ilyas, Shahkulu, Baba Zunnun, Kalender Celebi et Pir Sultan Abdal. Il existe aussi une variante arabe et syrienne de l’alévisme, celle à laquelle appartient le président Assad et que l’on appelle alaouisme ou noussayrisme. Mais l’alaouisme est le fruit d’un brassage différent : alors que l’alévisme turc est un syncrétisme entre chamanisme et chiisme, l’alaouisme syrien est plutôt un chiisme dilué dans un fonds chrétien. Durant la guerre froide, en Turquie, une polarisation idéologique est venue se greffer sur les identités confessionnelles. Les sunnites conservateurs adhérèrent massivement aux partis de droite et d’extrême droite tandis que les alévis sont allés grossir les rangs des partis de gauche voire d’extrême gauche.

Entre 1978 et 1980, plusieurs villes ont été le théâtre de pogroms de la part des Loups Gris, une milice néofasciste, bras armé du Parti d’action nationaliste MHP, alliée aux islamistes. Des centaines d’alévis furent massacrés à Malatya, Kahramanmaras et Corum sur fond d’émeutes anticommunistes.

Le coup d’Etat militaire du 12 septembre 1980 censé mettre fin à l’agitation politique n’arrangea guère les choses. En effet, le général Evren décida de multiplier les écoles coraniques avec l’intention de neutraliser les mouvements de contestation. Mais cette politique d’islamisation de la société n’a fait que renforcer les tensions et la haine anti-alévie.

Le 2 juillet 1993, des milliers d'émeutiers sortis des mosquées ont attaqué et mis le feu à un hôtel à Sivas où se trouvaient des écrivains, des poètes, des danseurs et des musiciens réunis pour célébrer Pir Sultan Abdal, un poète rebelle et mystique du XVIe siècle. 33 intellectuels pour la plupart alévis, périrent dans les flammes et la fumée toxique. La foule voulait la tête d'Aziz Nesin, un écrivain satirique qui avait traduit les « Versets sataniques » de Salman Rushdie et qui se trouvait parmi les invités du festival. Plus tard, quasi tous les avocats des assassins de poètes adhèreront à l'AKP d'Erdogan.

En mars 1995, les quartiers alévis de Gazi et Ümraniye à Istanbul ont été attaqués par des escadrons de la mort liés à la police. S’ensuivront des manifestations qui coûteront la vie à 22 alévis. Erdogan était alors le maire de la ville.

Lors des manifestations de Gezi en 2013, neuf jeunes manifestants perdirent la vie. Ils étaient tous alévis (turcs ou kurdes) ou alaouites (arabes).

De nos jours, les alévis sont toujours considérés par les fondamentalistes sunnites comme un corps étranger et impur vecteur d’idéologies perverses comme la laïcité, le kémalisme, l’athéisme ou le communisme.

Avec l'érosion des valeurs laïques et républicaines sous les coups de boutoir d'Erdogan, les alévis craignent plus que jamais d'être exposés aux pogroms et lynchages des fondamentalistes sunnites.

Comme les alévis cultivent la discrétion et la mixité, ils sont régulièrement accusés par ces intégristes de mécréance et de pratiques orgiaques. Les alévis sont appelés les « Bougies Eteintes » (Mum Söndü) car d’après les sunnites fondamentalistes, une fois réunis, ils éteindraient les bougies pour se livrer à la débauche. On dit par exemple d'eux « Ana Baci Tanimaz » ce qui signifie « Ils ne reconnaissent ni mère ni sœur ». En d'autres termes, les alévis sont aussi accusés d'inceste.

Pour le moment, Erdogan évite les harangues violentes contre les alévis car il sait que la moindre diatribe anti-alévie pourrait dégénérer en pogrom comme à Malatya, Kahramanmaras, Corum ou Sivas.

Les alévis sont connus pour ne respecter aucun pilier de l'islam. Erdogan tente-t-il de les islamiser ?

Les alévis ne respectent en effet aucun pilier de l'islam. Ils ne vont pas ni à la mosquée, ni en pélerinage à La Mecque, ne prient pas cinq fois par jour et bien plus encore : ils n’observent pas le jeûne du mois de Ramadan, rejettent l’idée de paradis et d’enfer et ne se prosternent devant aucun dieu. L’idée d’un dieu menaçant et châtieur leur est d’ailleurs complètement étrangère. Les femmes alévies ne portent pas le voile islamique.

Oui, Erdogan tente de les islamiser. Il a entrepris une vaste campagne de construction de mosquées dans chaque village alévi alors que leur lieu de rassemblement des alévis est le cemevi (prononcer djemévi) ou le dergah, établissement de taille modeste construit autour de la tombe d’un sage. Durant leurs « messes » prononcées par un guide appelé « dédé », les alévis, femmes et hommes, dansent le « semah » au rythme d’un instrument de musique à cordes appelé saz. Leurs gestes rappellent la ronde des grues, oiseaux sacrés chez les Turcs anciens. Ces danses rituelles n’ont absolument rien à voir avec la religion de Mohammed. Pour stopper la construction de mosquées dans leurs quartier ou leur village, les alévis occupent les chantiers et manifestent devant les mairies. S'ils n'en obtiennent pas le démantèlement, ils boycottent tout simplement la mosquée.

Pour attirer les alévis vers l'islam sunnite, Erdogan a des méthodes plus subtiles, par exemple le «projet Cami/Cemevi» (mosquée/temple alévi), des établissements hybrides que les alévis perçoivent comme des lieux d’assimilation aux rituels sunnites. Là encore, le piège ne marche pas. Des siècles de persécutions et de tentatives de conversions forcées n’ont pas entamé leur esprit de résistance.

Aujourd’hui, ils se battent pour la suppression dans l’école publique du cours obligatoire de religion islamique.

Dans les rares médias d’opposition, on lit souvent que l’un ou l’autre élève alévi ayant refusé de prier a fait l'objet de railleries et de pressions de la part de certains maîtres et élèves erdoganistes.

Du côté du pouvoir, certains affichent leur haine de l’alévisme sans complexe. C’est le cas de Fatih Tezcan, un influenceur protégé par le régime qui, sur Twitter, ne cesse de faire passer les alévis pour une cinquième colonne au service de puissances étrangères.

En tant que minorité dans la minorité, les alévis sont peu connus en France. D’après la Fédération de l’Union des alévis de France (FUAF), ils seraient tout de même près de 400.000 dans l’Hexagone et majoritairement des électeurs de partis progressistes.

Mais au moment où le régime Erdogan tente par tous les moyens d’enfermer les alévis dans les mosquées, de nombreux alévis de France se posent des questions sur la convergence entre les partis de gauche et des organisations sunnites identitaires ouvertement soutenues par Erdogan.

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