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Trump, Brexit, Gilets jaunes : comment les observateurs traditionnels sont devenus incapables de prédire les étapes suivantes
©Sean Rayford / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP

Régression

Et cela n'est pas sans conséquences. Peut-être que la plus flagrante reste la régression du débat politique.

Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Atlantico : Du nouveau psychodrame qui se joue aux Etats-Unis sur la question de la construction du mur de Donald Trump, laissant les commentateurs pronostiquer une défaite pour le président américain sur ce thème, en passant par le Brexit, ou les Gilets jaunes, comment expliquer cette difficulté du "monde d'avant" de prendre en compte certaines nouvelles réalités ? 


Edouard Husson : L’histoire occidentale obéit à un mouvement de balancier: il est des moments où l’individu est au centre; et d’autres où c’est la société. Si l’on va plus avant dans l’analyse, en fait il s’agit de deux attitudes philosophiques fondamentales: l’individualisme est fils du nominalisme, né au XIVè siècle, pour qui les mots ne sont que des mots, les concepts ne sont que des constructions humaines, ils ne renvoient pas à la réalité; tandis pour les réalistes, au contraire, les concepts renvoient à une réalité qui existe en-dehors de l’esprit humain. Pour de Gaulle en 1947, lancer le “rassemblement du peuple français” impliquait qu’il existe un peuple français indépendamment des choix politiques que nous pouvons formuler. Au fond, tout le débat sur l’immigration se comprend par rapport à cet affrontement philosophique: si pour vous le peuple français n’est pas simplement une invention du discours politique mais une réalité, ancrée dans le présent et dans l’histoire, alors il ne vous est pas indifférent de savoir combien de personnes entrent dans le pays et qui elles sont: de Gaulle ne croyait pas que l’on devînt français simplement par convention ou par contrat; c’est pourquoi, même si on ne le dit jamais, il était très méfiant concernant l’immigration de main d’oeuvre telle que l’imaginait le patronat. Au contraire, si vous êtes Angela Merkel, vous ne parlez jamais “des Allemands” mais “des gens de ce pays”: vous ne voyez pas d’inconvénient ni de risque à laisser venir des personnes dont la culture et l’histoire sont solubles dans l’individualisme. 
Le libéralisme, au fond, c’est le triomphe de l’individualisme dans tous les domaines. Il exalte la différence individuelle et donc considère le lien social comme subordonné, comme une convention, comme un artefact. A force de ne plus envisager que lui-même, l’individu émancipé en oublie la réalité sociale. Il ne comprend pas quand surgit un philosophe ou un politique qui lui réaffirme la réalité du lien social; le caractère organique d’une solidarité nationale. C’est là que nous en sommes. 

 A l'échelle française, quelles sont les causes et les conséquences de cette incapacité à comprendre ces nouveaux enjeux, notamment au travers d'Emmanuel Macron ou encore de Laurent Wauquiez dont les derniers sondages prévoient un score de 11% aux prochaines européennes ? 


Ne perdons pas trop de temps à parler de Laurent Wauquiez sinon pour souligner son individualisme forcené, sa fascination pour l’écrasement de tous ses camarades de parti, qui le rendent incapable d’être un chef politique, d’emmener un groupe à la bataille. En fait, quand vous regardez bien, Wauquiez est, comme Macron, à l’extrême individualiste du spectre. Mais la classe politique française est au fond profondément partagée depuis une quinzaine d’années, en fait depuis que Jean-Marie Le Pen s’est qualifié pour le second tour de la présidentielle en 2002. Prenez les trois candidats qui arrivent en tête à la présidentielle suivante, en 2007: chacun d’eux s’est demandé comment rétablir le lien social. Ségolène Royal parlait « d’ordre juste »; François Bayrou a cherché un rassemblement au centre mais plus concret, mieux enraciné dans la société française que celui d’Emmanuel Macron en 2017; quant à Nicolas Sarkozy, il a gagné la présidentielle en réhabilitant la nation. Ce qui est très curieux, c’est la manière dont, depuis lors, le débat politique français a régressé. Alors que la crise financière et monétaire aurait dû confirmer la validité des options proposées en 2007, la mise en place réussie de mécanismes supranationaux pour éviter que la crise dégénère comme dans les années 1930, a fait perdre de vue que le meilleur moyen de combattre ce type de crises à long terme était de de redécouvrir la nation, la protection, la solidarité entre les élites et le peuple, l’isocratie (c’est-à-dire le souci de faire de la démocratie un gouvernement s’appuyant sur une forte classe moyenne d’individus égaux par le revenu). 2012 a été une régression: même si Nicolas Sarkozy reste fidèle au thème de la « France forte », il n’a pas tenu les promesses de 2007; quant à François Hollande, il est élu sans ligne claire. 2017 pousse encore plus loin la régression puisque la droite modérée se désintègre, tout comme le PS, et Emmanuel Macron réaffirme de façon anachronique le libéralisme déjà mis en cause depuis plusieurs années. 


En tenant compte du spectre politique français, quels sont désormais les enjeux pour permettre une redistribution cohérente des cartes politiques ? 

La crise des « Gilets Jaunes » dit deux choses: d’une part la réaffirmation spectaculaire du peuple français face à des élites qui le négligent; d’autre part les ravages de l’individualisme dans les banlieues des métropoles, d’où sont issus les pilleurs des deux derniers samedis. Emmanuel Macron a eu, pendant trois semaines, toutes choses égales par ailleurs, une stratégie à la Thiers, de réaffirmation de l’ordre social par la violence d’Etat. Certes on n’était pas dans la répression de la Commune mais on a assisté très clairement à une forte intimidation des « Gilets Jaunes » par les forces de l’ordre. Parallèlement le gouvernement a cherché à disqualifier le mouvement: il a d’abord testé le thème de l’ultra-droite; puis tenté de remobiliser la société autour du thème de la « souillure » de l’Arc de Triomphe; enfin a été essayé un amalgame entre « Gilets Jaunes » et casseurs. Pour finir, on a aujourd’hui un aveu par le porte-parole du gouvernement, du désarroi profond au sommet de l’Etat, lorsque l’attentat de Strasbourg est invoqué pour dissuader les Gilets jaunes de manifester samedi. C’est comme si l’on demandait à l’histoire de s’arrêter.
Emmanuel Macron arrivera-t-il à stabiliser son navire bien secoué par la tempête? Il a compris qu’il fallait lâcher du lest en annonçant un certain nombre de dépenses budgétaires en faveur des couches les plus fragiles et les plus pauvres. Il a lui-même senti qu’on ne pouvait pas interdir aux Gilets Jaunes qui le souhaitent de poser la question du contrôle de l’immigration. Mais il va falloir aller beaucoup plus loin. Il va bien falloir qu’il se produise, d’une manière ou d’une autre, un électrochoc au sein des milieux dirigeants pour qu’ils assument les intérêts de la nation. 
Une façon superficielle de le présenter insiste sur le potentiel d’un rassemblement à droite. Il vaut sans doute mieux dire qu’il s’agit de rassembler tous les « réalistes » au sens de la philosophie médiévale, c’est-à-dire tous ceux qui savent que la nation est une réalité héritée, qu’on ne doit ni manipuler ni brusquer mais au contraire protéger, et mettre en situation de libérer ses forces entrepreneuriales et, plus important encore, son aspiration à une forte démocratie locale. La difficulté, c’est qu’il va falloir le faire comme on mène une bataille et non selon des schémas de communiquant. Sans doute, le modèle le moins éloigné de ce qui nous attend, c’est le travail effectué par Nicolas Sarkozy entre 2004 et 2007. Une préparation qui a porté quelques fruits une fois au pouvoir même si le goût de la com a en partie annulé l’effet de la volonté politique une fois au gouvernement.

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