Travail des enfants : pourquoi l’interdire n’aide pas forcément ceux qui ne commandent pas de cadeaux de Noël mais les fabriquent<!-- --> | Atlantico.fr
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Si le travail des enfants est un acte grave et condamnable, il représente malgré tout pour certaines familles un revenu nécessaire à la sécurité de celles-ci.
Si le travail des enfants est un acte grave et condamnable, il représente malgré tout pour certaines familles un revenu nécessaire à la sécurité de celles-ci.
©REUTERS/Andrew Biraj

Eclairage

Aussi provocatrice qu'elle soit, l'idée que l'interdiction du travail des enfants soit improductive ou puisse avoir des effets pervers se répand parmi de nombreux observateurs du phénomène dont des ONG. Elle pourrait notamment faire baisser les revenus des enfants exploités. Pour Bénédicte Manier, la règlementation, si elle ne suffit pas toujours, reste néanmoins la moins mauvaise solution .

Bénédicte  Manier

Bénédicte Manier

Bénédicte Manier est journaliste à l'AFP, spécialisée dans les questions sociales, et le développement. Elle est l'auteur de Quand les femmes auront disparu. L'élimination des filles en Inde et en Asie, aux éditions La Découverte (2008) et  Le travail des enfants dans le monde, La Découverte, 2011

 

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Atlantico : En dépit des réglementations internationales, selon un récent rapport de l'Organisation internationale du travail, il y a toujours près de 168 millions d'enfants qui travaillent, dont 85 millions dans des conditions dangereuses (OIT 2013). Comment expliquez-vous que la pléthore de lois prohibant le travail des enfants n’a pas réussi à le faire disparaître ?

Bénédicte Manier : D'abord parce que le premier facteur qui oblige les enfants à travailler est la pauvreté : dans le monde, 1,3 milliard d’habitants vivent toujours sous le seuil de pauvreté extrême (environ un euro par jour) et tant que celle-ci n'aura pas disparu, il y a aura toujours des enfants qui devront aider leur famille à survivre. Les lois sont souvent impuissantes face à cette réalité.

D'autres facteurs jouent aussi, comme les faibles moyens des fermiers des pays en développement, qui ont besoin de bras (65% des enfants actifs travaillent dans l'agriculture), ainsi que des investissements publics insuffisants dans l'éducation. Quelques 100 millions d’enfants ne sont toujours pas scolarisés en primaire dans les pays en développement et émergents, faute d'équipements suffisants.

Pourtant, il y a eu des progrès : en Afrique par exemple, les ins­crip­tions à l’école sont cinq fois plus élevées qu'il y a vingt ans. Mais le système scolaire ne parvient pas à absorber le nombre croissant de jeunes et il manque encore 1,7 million de classes, selon l'Unesco. De plus, le taux d'abandon est élevé (seul un élève sur trois y achève le cycle primaire), à la fois en raison de la pauvreté, mais de l'éloignement des écoles ou de la faible qualité de l'enseignement.

La situation est similaire en Inde : en 2009, le pays comptait 80 millions d'enfants ayant quitté l'école avant la fin du primaire. A cela s'ajoute l'âge précoce de la fin de la scolarité obligatoire : il est de 14 ans et à cet âge, 40% des élèves indiens quittent l'école pour aller travailler.

Des études récentes faites sur le sujet (voir ici) montrent qu'en Inde, les interdictions feraient baisser le salaire des enfants : les employeurs du secteur manufacturier les paient moins, sachant qu'ils devront payer des amendes. Étant donné que dans les sociétés du Sud, dépourvues de protection sociale, les revenus des enfants viennent partiellement amortir l’insécurité des familles, les réglementations peuvent-elles se révéler contre-productives ?

Cet effet pervers me paraît être extrêmement limité. D'abord parce qu'en Inde, les lois sont très peu appliquées. Le pays n'a pas beaucoup d'inspecteurs du travail et ils n'ont pas les moyens de contrôler une population d'enfants travailleurs qui est importante : environ 60 millions. Il y a bien des ONG actives dans ce domaine, mais de toute façon, l'immense majorité des employeurs échappe aux poursuites.

D'autre part, l'emploi d'enfants dans le secteur manufacturier est très réduit (sans doute moins de 5% du total) et il a encore diminué ces dernières années, au profit d'une hausse dans les services (domesticité, restaurants...). Enfin, pour éviter les amendes, ce secteur a redéployé le travail des enfants, il y a déjà plusieurs années, dans des activités à domicile, plus faciles à dissimuler et qui n'entrent pas dans la sphère des lois du travail. Si bien que les effets pervers que vous évoquez doivent être très mineurs. Et d'une manière générale, les réglementations sont rarement contre-productives : quand elles sont bien appliquées et assorties d'efforts de scolarisation, on constate qu'elles arrivent à extraire les enfants du travail, ce qui s'est produit dans plusieurs pays.

La mondialisation a-t-elle accru le phénomène du travail des enfants ou au contraire a-t-elle permis certains progrès ?

Difficile à dire, d'autant que la mondialisation a complexifié les circuits de production : on produit une matière  première dans un pays, on la fait transformer dans un autre – avec des sous-traitances souvent opaques – avant de lui faire passer d'autres frontières pour la commercialiser. Tout cela rend difficile d'évaluer la part du travail des enfants. On constate simplement qu'ils interviennent à certains stades de ce processus. Par exemple, en Ouzbékistan, gros producteur mondial de coton, celui-ci est souvent récolté par des enfants. Ensuite, ce coton est transformé au Bangladesh ou en Chine, où d'autres enfants peuvent intervenir, dans la teinture par exemple. De même pour le cacao, qui est surtout produit en Afrique de l'Ouest, où on sait qu'une main d’œuvre enfantine contribue aux récoltes. Ou pour d'autres produits courants comme le thé.

Cela dit, on ne sait pas au juste si la mondialisation des échanges a accru ce recours aux enfants ou non. Si elle l'a fait, c'est sans doute parce que la concurrence internationale oblige les producteurs à produire moins cher, en employant une main d’œuvre peu coûteuse. Mais en même temps, les ONG qui traquent le travail des enfants sont aussi plus actives depuis que les échanges se sont internationalisés. On ne peut donc donner qu'une réponse prudente.  

Certains pays ont-ils, malgré tout, réussi à réduire le travail des enfants ? Lesquels et comment ?

Oui, et le meilleur exemple est le Brésil, qui mène une politique cohérente depuis 20 ans. Il a commencé par réunir les acteurs concernés - syndicats, ONG, employeurs - autour d'objectifs ciblés : retirer les enfants des usines de chaussures, puis des usines de jus de fruits, etc. Le pays a ensuite fait appliquer les lois avec rigueur, en créant des unités mobiles d'inspecteurs du travail, de policiers et de magistrats pour vraiment sanctionner les employeurs d'enfants.

Puis, il a créé des allocations, les Bolsa Familia, qui ont eu un double effet : elles ont réduit la pauvreté, ce qui chez des millions de familles a rendu inutile l'apport financier du travail des enfants. Et elles ont amélioré l'assiduité à l'école, puisqu'elles ne sont versées que si les enfants sont scolarisés.

Parallèlement, le pays a massivement investi dans le système éducatif, ce qui a permis d'augmenter les inscriptions dans le secondaire de +10% par an entre 1995 et 2004, un niveau inégalé dans le monde. Cette politique d'ensemble a réduit le nombre d'enfants actifs de 8,2 millions à 5 millions entre 1992 et 2006. Il a encore diminué depuis.

Et beaucoup de pays ont suivi cet exemple : au Mexique, au Chili, au Nicaragua ou en Colombie, des allocations similaires ont permis d'augmenter de 30% la fréquentation scolaire. On le voit, la lutte contre le travail des enfants passe d'abord par l'éducation et la lutte contre la pauvreté.   

Propos recueillis par Alexandre Devecchio

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