TikTok est-il en train de laver le cerveau des jeunes électeurs ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Le réseau social TikTok.
Le réseau social TikTok.
©MANJUNATH KIRAN / AFP

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À l’approche des élections européennes, certains candidats ont choisi d’aborder leurs électeurs par le biais des réseaux sociaux. TikTok, par exemple, est régulièrement utilisé par une population composée de jeunes adultes (souvent peu politisés) que d’aucuns pourraient vouloir séduire.

Jean-Paul Mialet

Jean-Paul Mialet

Jean-Paul Mialet est psychiatre, ancien Chef de Clinique à l’Hôpital Sainte-Anne et Directeur d’enseignement à l’Université Paris V.

Ses recherches portent essentiellement sur l'attention, la douleur, et dernièrement, la différence des sexes.

Ses travaux l'ont mené à écrire deux livres (L'attention, PUF; Sex aequo, le quiproquo des sexes, Albin Michel) et de nombreux articles dans des revues scientifiques. En 2018, il a publié le livre L'amour à l'épreuve du temps (Albin-Michel).

 

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Atlantico : À l’approche des élections européennes, certains candidats ont choisi d’aborder leurs électeurs par le biais des réseaux sociaux. TikTok, par exemple, est régulièrement utilisé par une population composée de jeunes adultes (souvent peu politisés) que d’aucuns pourraient vouloir séduire. Jordan Bardella y a d’ailleurs mené une partie de sa campagne. Dans quelle mesure faut-il s’inquiéter de l’impact de telles plateformes sur la capacité à appréhender la chose politique pour les électeurs les plus jeunes ?

Jean-Paul Mialet : L’ensemble des réseaux sociaux, en particulier TikTok, s’adressent à la subjectivité et à l’émotion pour retenir l’intérêt de leur utilisateur. Ils emploient également un format court (voire ultra court dans les dernières vidéos de Tik Tok limitées à quelques secondes) pour épargner les efforts du maintien de l’attention. Car tout l’objectif, ici, est de capter l’attention en s’adressant aux ressorts les plus basiques, ceux qui sont proches du réflexe d’orientation que manifeste n’importe quel animal face à un changement impromptu dans son environnement : l’inattendu, l’incongru et les contenus qui visent directement l’individu en ayant un fort impact émotionnel (à l’inverse du généralisé et de l’abstrait) sont les stimuli qui se montrent le plus efficaces. Or, dès lors qu’il est question de politique cela devient préoccupant puisque le choix politique devrait s’appuyer en priorité sur le débat et sur le rationnel. Des plates formes comme TikTok ne sont pas faites pour le partage d’idées : elles sont destinées à des échanges intersubjectifs brefs. La diffusion des idées ne peut se faire que dans une simplification extrême ménageant une large part aux ressentis personnels, ce qui n’est pas propice à la recherche d’un compromis entre opinions différentes.

Les jeunes sont particulièrement friands de ce type d’échange. Est-ce parce que la jeunesse aime les échanges rapides, les idées simples et provocantes ou parce qu’ils ont été formatés par ces nouveaux modes de communication ?  C’est l’éternel débat de l'œuf et de la poule. Toujours est-il que la situation est claire : les réseaux sociaux comme TikTok s’adressent à la jeunesse parce qu’elle se retrouve aujourd’hui dans ce genre d’ultra-simplification des problématiques qui parle au cœur plus qu'à la tête. Rien d’étonnant, c’est d’ailleurs quelque chose dont nous avons déjà eu l’occasion de parler : cela devient un bain culturel contemporain. Il s’agit de l’aboutissement d’une guerre de l’attention qui se mène depuis des années où l’objectif principal, des plateformes de réseaux sociaux notamment, consiste à capter l’attention du sujet ; à le transformer en un individu réactif et non plus réflexif. Hélas, l’effet est plus problématique quand il s’agit d’influencer un choix politique que de lancer la mode du prochain sneaker.

Il y a 50 ans, le célèbre psychologue Jean Piaget observait que le développement de l’intelligence passe par l’émancipation de l’image et du figuratif, qui permet au raisonnement abstrait de prospérer sans se heurter aux limites du concret. Il ne prévoyait pas qu’avec le numérique triompheraient les images chocs et une forme de pensée plus proche de l’instantané photographique que de l’élaboration conceptuelle. Aujourd’hui, la pensée se décline essentiellement en image choc et s’incarne à la façon d’une bande-dessinée, en laissant peu de place au poids des mots et peu de temps pour se parler.

Quelles sont les conséquences concrètes de cette réalité ? Faut-il craindre, comme le soulignent certains titres de presse anglophone, que TikTok “casse le cerveau” des électeurs et des votants les plus jeunes ?

Ce que les journaux anglophones affirment, en l'occurrence, c’est que l’utilisation de TikTok et d’autres plateformes de réseaux sociaux qui est aujourd’hui faite par nos jeunes électeurs les pousse de moins en moins à la réflexion et au débat. Au contraire, elle a tendance à les lancer en droite ligne vers la simplification des problématiques, en visant une certaine forme de provocation subjective et émotionnelle. Casser le cerveau, c’est en réalité casser la réflexion. ll n’y aura pas de dégâts neuronaux, mais des dégâts culturels graves. C’est ce que je viens d’indiquer en parlant d’une pensée où l’image choc remplace l’imaginaire. Ajoutons-y que ces réseaux n’ouvrent pas l’esprit puisqu’à l’aide d’algorithme qui permettent de déceler les intérêts de l’utilisateur, elles lui proposent ce qui va dans le sens de ses goûts…

Qu’est-il encore possible de faire pour préserver les jeunes votants de ce type de danger ? Peut-on remédier à cette situation ?

J’ai bien peur, comme Atlantico a déjà pu en parler, qu’il s’agisse avant tout d’un problème d’ordre culturel. Vous évoquiez, il y a quelque temps, la culture dopaminergique dans laquelle s’ancrent de plus en plus de nos jeunes. Malheureusement, je crois que nous allons aujourd’hui vers une culture qui s’adresse avant tout aux sollicitations les plus basiques de chacun de nous, pour des raisons notamment commerciales. L’individu est traité avant tout comme un consommateur potentiel. Les jeunes, qui ne sont pas les mieux armés pour résister à ces assauts, sont les premières victimes de ce danger, de ce culte de la facilité où l’on est soulagé de l’effort de s’informer et des incertitudes de la pensée approfondie.

Il y aura certainement des réactions face à ce qui constitue indéniablement un affadissement de la réflexion. Il faut s’attendre à un mouvement de retour, à des critiques et espérons-le, à une tendance à faire machine-arrière. Je constate que certains garde-fous sont désormais envisagés. TikTok par exemple, face aux critiques qui lui reprochent d’enfermer ses utilisateurs dans des bulles algorithmiques, prévoit déjà d’introduire des algorithmes de diversification pour élargir l’éventail de réflexion...  Néanmoins, l’approche fondamentale de ce type de plateforme est nécessairement réductrice et le restera.

La solution ? Contingenter l’accès aux écrans comme le proposent certains ? Les réserver à des enfants d’une certain âge ? Pourquoi pas.  Mais avant tout, me semble-t-il, prendre le problème à la racine par des efforts pédagogiques encourageant le débat et valorisant le discernement. Réhabiliter Socrate et le frottement aux idées des autres. A l’heure où l’on déconstruit tout, il y a urgence à déconstruire TikTok et à en dénoncer les risques d’une pensée non réfléchie et stéréotypée : une pensée propice à la discorde ainsi qu’à la confusion et à la transmission virale des « fake news ».

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