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Théorie sur le futur : les entreprises, figures (cyniques ?) du salut
©Reuters

Bonnes feuilles

Dans "Mythologies du futur" (L'Archipel), Christian Gatard invite le lecteur à se fabriquer sa propre feuille de route du futur. (2/2)

Les entreprises sont malignes. Quand elles seront bien vieilles, qui va s’occuper d’elles, sinon leurs consommateurs, disciples fervents ? Dans le monde tel qu’il est encore, les entreprises pensent souvent qu’elles doivent proposer un récit mythologique (leur douloureusement célèbre et usé jusqu’à la corde storytelling) et se pencher vers leur centre, leur fonds de commerce : un récit centripète, donc. C’est dommage. C’est un vrai manque de flair. Pire, c’est suicidaire.

Puisque la littérature sur le sujet rechigne à nous réconcilier avec les entreprises, il va falloir trouver de bonnes âmes pour s’y coller. Les entreprises vont tenter leur chance pour devenir des figures du Salut. Elles seront en compétition avec les cités-royaumes pour l’accès au pouvoir mondial. En termes de création de récits mythiques, elles ont un peu d’avance car elles s’entraînent depuis plus longtemps. Elles savent ce qu’elles veulent : s’instituer en entités divinisées, en déesses-mères. Les mutations du monde qui vient leur proposent un terrain d’exploitation idéal. Qu’ils soient perçus comme catastrophes ou comme rédemptions, les bouleversements écologiques, économiques ou sociologiques seront pain bénit. Les entreprises du futur pourront inventer de nouvelles formes de sponsoring adossées à l’amplitude vertigineuse des temps nouveaux. Leur projet global, leur vocation unique, c’est le contre-dystopique.

Il faut à tout prix préserver le moral des troupes terrestres. Face à un monde qui semble se fragiliser chaque jour davantage, il faut offrir compassion et consolidation. Cynisme ou naïveté ? Nouvelles formes de mécénat ?

Les récits de la Reine, protectrice des hécatombes

Les entreprises historiques, de tradition régalienne, se feront maternelles vis-à-vis des foules menacées par les désastres de toutes sortes. Ces entreprises au sang bleu revendiqueront d’avoir toujours été là, parfois d’avoir été un acteur incontournable de la Grande Histoire, parfois d’avoir agi dans l’ombre ; mais elles insistent et réussissent à ce que leurs histoires soient consignées dans les livres d’Histoire, lues dans les écoles. Les récits mythologiques qu’elles nous préparent seront appelés les récits de la Reine. Ces entreprises aux seins généreux, aux bras protecteurs, vont s’approprier les hécatombes, seront les premières au pied des glissements de terrain qui emporteront des montagnes entières, enverront les secours d’urgence devant les paysages dévastés par des tremblements de terre aux millions de morts. Prétendant avoir été là de toute éternité, elles revendiqueront d’être les gardiennes et les protectrices du temps long du monde, et le temps long du monde c’est celui de l’espèce humaine. Il leur faudra donc secourir leurs sujets. Quand la terre s’attaque aux hommes, c’est à elles de réagir. Leur combat, ce sera d’être les premiers sur les champs de bataille, de fournir linceuls et hôpitaux mobiles, commisération et extrême onction car leurs gènes sont de tradition catholique apostolique et monarchique. Si leur mission est de sauver les vies, c’est parce que chaque vie est un sujet, chaque sujet un consommateur. Ne souriez pas. Elles ne réduisent pas l’individu à sa fonction de consommateur, elles l’élèvent à cette fonction, lui étant reconnaissant de sa propre survie en tant qu’entreprise.

Les récits de la rebelle, protectrice des émeutes

Les entreprises ludiques s’inspireront du populaire et de ses inventions subversives. Elles se renouvelleront en permanence, elles créeront les modes du temps, se délecteront de leur caractère éphémère. Elles se signaleront par des cris de guerre, une créativité exubérante, une activité érotique revendiquée et ostentatoire. Elles accompliront l’exploit d’attirer à elles les irréductibles qui affirmeront encore résister à la société de consommation. On les trouvera dans les grandes émeutes, dans les printemps des peuples. Elles seront en première ligne des révoltes et des soulèvements. Elles écriront les récits de la rebelle. Leur succès tient à ce que l’air du temps est au jeu, à l’entertainment considéré comme arme de guerre. Pour ces entreprises, chaque sujet est un citoyen libre et égal à ses copains. Elles entretiennent avec chacun des relations ambiguës, soufflant le chaud et le froid de la dissidence, le sucré de la camaraderie sexuelle. En état d’érection permanente, ces entreprises luttent contre le sentiment d’abandon et de désespoir qui assaille les peuples. Il semble parfois qu’elles sont à l’origine des émeutes et des révolutions. Ces entreprises ne survivront qu’en mettant fin à toute forme de découragement mondial.

Les récits de la déesse, protectrice de la planète

Elles sont planétaires. Elles sont massives, cosmiques, trous noirs attrape-tout, gigantesques aspirateurs à imaginaires. Les entreprises océaniques écrivent les récits de la déesse. À elles, les éruptions des volcans, la fonte des glaciers, les grandes sécheresses, les incendies de forêts, la disparition des îles sous le niveau de la mer. Elles ne s’occupent pas trop des gens, qu’elles laissent aux divinités précédentes. Les gens, elles en font leur affaire, elles les ont dans la poche, les nourrissent et les soutiennent. Elles ont plus d’ambitions que ça. Elles sont les plus inquiétantes. Elles vont s’emparer des grands cycles géologiques. Les plus malignes revendiqueront le parrainage de l’Anthropocène (1). Les plus prétentieuses celui du quaternaire (2). Les plus savantes celui de l’Holocène (3).

Déesses-mères ou non, ces entreprises se servent-elles du féminin (version centripète : je récupère) ou le servent-elles (version centrifuge : je donne ?). C’est en allant voir de ce côté qu’on y verra plus clair… ou pas !

1. Qui présuppose que les activités anthropiques seraient devenues la contrainte dominante devant toutes les autres forces géologiques et naturelles qui jusque-là avaient prévalu ; l’action de l’espèce humaine serait une véritable force géophysique agissant sur la planète. S’en faire le champion est de bonne stratégie ?

2. Le quaternaire a débuté il y a 2,6 millions d’années, avec l’apparition de l’homme, dont les ancêtres (famille des hominidés) sont apparus et ont évolué durant le tertiaire. Il se poursuit aujourd’hui. Il y a une certaine cohérence à le revendiquer.

3. Tant que la proposition de création de l’anthropocène n’est pas retenue,l’holocène correspond à l’actuelle époque géologique. C’est plus sûr.

Extraits de "Mythologies du futur" de Christian Gatard publié aux Editions L'Archipel. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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