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Theodore Zeldin : "La France donne l'impression d'oublier que des millions de francophiles la visitent sans cesse dans l'espoir d'apprendre à ne pas gâcher leur vie"
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Grand entretien

En dépit d'une ambiance particulièrement sombre, due aux récents événements qu'a traversé le pays, le mal-être français pourrait à terme se révéler constructif. D'après Theodore Zeldin, la disparition de la pensée n'est qu'un mythe, due à la nécessité d'une réponse immédiate et la recherche d'un consensus permanent.

Théodore Zeldin

Théodore Zeldin

Membre de l'Académie britannique et professeur à Oxford, historien des passions françaises et des mentalités, Théodore Zeldin continue de regarder notre pays avec des yeux de Chimère amoureux de la France et de sa culture du débat. Son dernier livre Les plaisirs cachés de la vie a été publié en octobre 2014 chez Fayard.

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Atlantico : Dépérissement économique avec un taux de chômage qui ne cesse de croître, crise politique envenimée par la déconnexion des élites d’avec le peuple et par un vote contestataire de plus en plus présent, attentats terroristes, la France que vous aimez n’est-elle pas plongée dans une ambiance de fin de règne ? 

Theodore Zeldin : Toutes ces plaintes auto-critiques qui rabâchent le soi-disant mal-être français ne sont qu’un symptôme d’une constipation de l’imagination. Je suis convaincu que votre morosité actuelle sera finalement utile. Les gens vont se lasser devant une situation de blocage permanente, se rendre compte qu’on ne peut pas vivre éternellement en larmoyant sur ses propres défauts, et les défauts des autres, et qu’il faut expérimenter des solutions pas seulement nouvelles, mais vraiment originales. Les vieilles recettes politiques ont cessé d’inspirer enthousiasme ou conviction. La France est bien sûr un pays en crise (comme bien d’autres nations) mais n’oubliez pas qu’elle est aussi un pays où il fait encore bon vivre. 

Avec la COP21, on s’alarme du réchauffement climatique, et de la disparition des espèces, mais ne devrait-on pas s’inquiéter de la disparition de la pensée, faculté à produire des idées neuves ?

Il n’y a pas une disparition de la pensée. Elle est plutôt bousculée par deux obstacles. L’impératif de l’immédiateté – gagner les élections, diminuer très rapidement le chiffre du chômage – n’encourage guère la construction d’une réflexion sur un long terme. Et puis l’idéal de consensus est un mirage trompeur : aucun pays au monde n’est pas déchiré par des désaccords profonds. Quand, dans le passé, de façon similaire, le monde a paru s’écrouler et les gens se sont sentis désorientés, ils sont sortis de l’impasse en regardant ailleurs, en trouvant un but différent, plus ambitieux. Je vous réponds donc en vous rappelant que le chômage est un phénomène qui est reparu chaque fois que la population mondiale a explosé, et que chaque fois on a inventé une forme nouvelle de travail : l’agriculture, ensuite l’industrie, et plus tard les emplois publiques et de services. Aujourd’hui, un milliard de jeunes ne trouvent pas du travail, ou un travail qui convient à des gens éduqués dont les attentes diffèrent de celles de leurs ancêtres. Un des grands projets de notre siècle est donc d’inventer de formes de travail inédites. Au-delà de la crise actuelle du chômage, on est en face de la crise de la qualité du travail lui-même. Le travail devient de plus en plus stressant au nom de l’efficacité. Chaque profession est en crise, et a besoin de repenser ses méthodes qui datent d’un passé qui a perdu sa pertinence. Comment offrir aux jeunes, et aussi aux personnes plus agées, un épanouissement personnel au travail, de même que la médecine se renouvelle actuellement en inventant la médecine personnalisé ? Maintes expériences à petite échelle seront nécessaires.

Vous nous enviez nos débats intellectuels pourtant aujourd’hui entre les journalistes qui jouent les censeurs, les intellectuels devenant des procureurs qui dressent des listes (le brulot le rappel à l’ordre de Daniel Lindenberg réédité en janvier dresse une liste des néoréactionnaires) et les politiques qui s’invectivent en public et portent plaintes, notre culture du débat n’est-elle pas au plus mal ?

Je ne vois pas pourquoi il faudrait s’inquiéter. C’est le lot des intellectuels de se sentir mal à l’aise devant la réalité. Un intellectuel qui dit que tout va bien n’est qu’un courtisan. Celui qui fait la louange du passé est un rêveur autant qu’un utopiste. Mais on a besoin des gens qui rêvent, car ils nous poussent à voir les réalités d’un œil nouveau, et nous obligent à formuler notre propre pensée de façon plus lucide, de distinguer le possible de l’impossible et la bêtise de la sagesse, d’obtenir une meilleure connaissance des peurs cachées par la pudeur que les intellectuels expriment publiquement. Il est vrai que la culture du débat se dégrade souvent, nourrie de narcissisme ou de haines personnelles, mais je me réjouis du fait que la France laisse tant de liberté aux gens de s’exprimer – même à ceux qui les irritent ou les ennuient. Je ressentis beaucoup de plaisir en trouvant tant de Français qui n’apparaissent jamais dans le médias, dont la conversation montre qu’ils sont des intellectuels à temps partiel. Puisque le monde est régi par le culte de la rapidité, on n’a jamais eu autant besoin de pensée lente et réfléchie. Mais le grand défi aujourd’hui n’est plus de formuler ses propres opinions, mais de réussir à rendre les divergences d’opinion fructueuses.

Dans votre livre sur les passions françaises, vous parlez de l’identité française, sur pour vous sur quelle passion repose-t-elle? l’identité française ?

La France n’est pas seulement un territoire, elle est d’abord une idée. "Peut mieux faire" est votre devise. L’exception française veut dire : "N’imitez pas vos voisins, n’ayez pas peur de vous distinguer." Tout un chacun parmi vous est un être unique, revendiquant sa différence ou la dissimulant. Il y autant de minorités en France que d’habitants. Le culte de l’art de bien vivre vous réunit aux touristes et francophiles beaucoup plus nombreux que vos 67 millions, qui vous visitent sans cesse dans l’espoir d’apprendre comment ne pas gâcher leur vie, comment goûter votre culture, même si quelquefois vous donnez l’impression de l’avoir oublié. C’est en France que j’ai appris à penser, à généraliser vers l’universalisme. C’est en vous étudiant que nous nous rendons compte que les trois mots magiques qui ornent le fronton de presque tous les bâtiments publics, ne sont pas capables, à elles seules – parce qu’elles ont été conçues abstraitement par des juristes – d’assurer une nourriture affective suffisante. La liberté permet de dire ce qu’on veut mais trop souvent personne ne vous écoute, tandis que vous cherchez avant tout à être apprécié et compris individuellement. L’égalité des droits n’a pas éliminé les nombreuses inégalités physiques, intellectuelles, de caractère et d’humeur que seule l’affection peut pardonner. La fraternité est souvent trop parcimonieuse, et n’assure pas l’encouragement dont on a constamment besoin pour faire face aux maintes petites difficultés de la vie. Vous chantez la belle Marseillaise en souvenir de la Révolution que le monde entier a ressenti, mais la vraie grande révolution qui a transformé votre vie plus profondément s’est faite dans la vie privée. C’est dans la vie privée que vous avez trouvé la meilleure école de convivialité, où les différences s’apprécient et se comprennent. La relation familiale essaie de devenir une amitié, une relation choisie où l’on met la confiance que l’on a du mal à placer ailleurs. L’amitié implique une conversation perpétuelle sans hypocrisie. Ce n’est donc pas par les lois ou par la guerre qu’on met fin aux conflits de tempéraments, ou qu’on change les mentalités. Vous m’avez appris que la notion de vie publique doit être repensée. Et un éminent ayatollah iranien m’a montré comment le faire, quand il m’a accordé une interview, et pendant une heure a vitupéré les crimes de l’Occident avec fureur. Mais soudain sa colère est retombée, il a souri, m’a pris par les épaules et m’a dit : "J’aimerais revenir vous voir." "Pourquoi ?" ai-je demandé. "Parce que vous m’avez écouté."  

Mais ne pensez-vous pas que la France que vous décrivez dans "Les passions françaises", n’est pas tout à fait à même, qu’avec la peur du déclin, le repli identitaire, ce sont les passions tristes qui dominent?

Tout ce bavardage sur le déclin conduit à oublier que l’esprit de décadence n’est pas nouveau, que le "c’était mieux avant" est une antienne que l’on ressort à tous les siècles. Quant à la montée du FN, les extrêmes ne sont pas une invention contemporaine. Le général Boulanger avait su susciter également un enthousiasme populaire en proposant de bouleverser les fondements de la république. Bien sûr, la France a changé. Mais ce que j’ai essayé de faire dans mes livres, c’est de proposer une manière nouvelle de se souvenir du passé et d’imaginer le futur, car on ne peut pas avoir une vision nouvelle de l’avenir sans une vision nouvelle du passé. Mon Histoire intime de l’humanité  a montré la transformation des émotions, des peurs et des désirs, au cours des siècles, et par conséquent, la transformation de ’’la condition humaine’. Mon livre le plus récent, Les Plaisirs cachés de la vie, montre que les échecs du passé sont capables d’inspirer des ambitions qui nous conviendraient mieux. Pour moi, l’histoire n’est pas seulement un récit, mais encore plus une provocation de l’imagination.

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