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Technocrates et techniciens : l’essentiel apprentissage du terrain
©PATRICK HERTZOG / AFP

Réformes

Les transformations nécessaires du pays butent désormais sur des réalités que l’on décrit abusivement par un réflexe conservateur des français : une inaptitude à accepter les réformes !

Loïk Le Floch-Prigent

Loïk Le Floch-Prigent

Loïk Le Floch-Prigent est ancien dirigeant de Elf Aquitaine et Gaz de France, et spécialiste des questions d'énergie. Il est président de la branche industrie du mouvement ETHIC.

 

Ingénieur à l'Institut polytechnique de Grenoble, puis directeur de cabinet du ministre de l'Industrie Pierre Dreyfus (1981-1982), il devient successivement PDG de Rhône-Poulenc (1982-1986), de Elf Aquitaine (1989-1993), de Gaz de France (1993-1996), puis de la SNCF avant de se reconvertir en consultant international spécialisé dans les questions d'énergie (1997-2003).

Dernière publication : Il ne faut pas se tromper, aux Editions Elytel.

Son nom est apparu dans l'affaire Elf en 2003. Il est l'auteur de La bataille de l'industrie aux éditions Jacques-Marie Laffont.

En 2017, il a publié Carnets de route d'un africain.

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Je ne partage pas cette opinion caricaturale qui conduit soit à l’inaction soit au passage en force de mesures conduisant dans tous les cas à une perte de compétitivité de notre pays. Les langages sont différents selon les régions, les métiers, les habitudes, mais tous disent la même chose, ici on montre du doigt les "énarques", là ce sont les "ingénieurs des mines", ailleurs les "managers" et plus généralement les "technocrates". Je vais rester sur ce dernier mot en lui opposant celui plus apte à être accepté de "technicien". Je ne sous-estime pas, loin de là, les ravages de l’idéologie sur les politiques suivies depuis des dizaines d’années, mais je vais supposer que les décisions sont prises dans un souci d’efficacité, ce qui est loin de la réalité, mais permet une meilleure analyse du sujet à mon sens prioritaire dans l’esprit des français : "on ne fait pas attention à nous". 

Que ce soit au niveau de l’Etat, d’une région, d’une ville ou d’une entreprise, la transformation ne peut réussir que si le diagnostic est partagé par le plus grand nombre des intéressés. Le "ça ne marche pas" ne suffit pas, il faut expliquer pourquoi puis faire converger vers quelques points essentiels et non un catalogue. J’emploie volontairement un terme médical "diagnostic" car il est impératif d’aller jusqu’aux acteurs et de ne pas se contenter des superstructures. Les agrégats présentés par les experts, les chiffres constatant des dysfonctionnements, les statistiques prévenantes sont des indicateurs précieux mais insuffisants, ils ne reflètent pas la réalité d’un pays, pas plus que d’une entreprise, seul le terrain permet de comprendre. Vouloir faire l’économie de ce travail en profondeur conduit à un échec inévitable, celui du technocrate, certes sans affect, mais surtout sans réelle connaissance. Ainsi assène-t-on des vérités sur la situation à régler sans avoir réalisé les constats préalables nécessaires. L’actualité me conduit aux exemples, le 80 km/h, la réforme de la SNCF, l’apprentissage, la retenue à la source… les réticences portent sur les mesures, mais où est le diagnostic partagé ? 

Peut-on convaincre les automobilistes que la priorité pour réduire le nombre de morts sur les routes est d’abaisser la vitesse de 90 km/h à 80 km/h ? Peut-être, mais cela n’a pas réussi. Le processus choisi a été "technocratique", des rapports d’experts suivis d’une décision régalienne. Pour la quasi-intégralité des conducteurs le mal vient des incivilités à la conduite. Cette mesure peut montrer de l’efficacité, elle est vécue comme une coercition, une atteinte aux libertés. Le recours non aux "technocrates", mais aux "techniciens "connaissant la réalité de la mobilité rurale aurait été utile pour transformer une mesure "subie" en engagement citoyen. Des exemples vécus, locaux ou régionaux auraient réussi sans doute à faire disparaitre ce sentiment d’une décision parisienne incompétente et éloignée des préoccupations quotidiennes de ceux qui se sentent rançonnés par les radars. 

Que voulait-on faire pour la SNCF ? On a commencé par observer qu’il y avait des retards et des pannes et qu’une réforme était nécessaire. Six mois après de nombreuses grèves, les incertitudes demeurent aussi bien pour les clients que pour le personnel. La présentation de "nantis" du train coutant un argent considérable au contribuable était maladroite, rien n’indique que le succès "la meilleure marche du train" soit garantie car le diagnostic réel des cheminots sur leur entreprise  société était très éloigné de celui des commentateurs, il portait sur l’insuffisance « technique » de beaucoup de dirigeants pas suffisamment imprégnés des conditions réelles de fonctionnement du ferroviaire .En tant que diagnostic partagé, difficile de faire pire , et l’échange de la dette contre le statut des cheminots présenté finalement est une réponse "technocratique" largement incompréhensible pour les cheminots comme pour les clients. 

L’apprentissage est un sujet fondamental pour notre renouveau industriel, mais il faut le replacer dans le contexte du fonctionnement des hiérarchies dans notre pays basées principalement sur les diplômes. Si les technocrates veulent prendre des mesures aptes à orchestrer le maintien de leur pouvoir ou celui de leurs homologues futurs, c’est bien qu’ils n’ont rien compris à l’évolution du monde. Il s’agit au contraire, avec l’accent mis sur l’apprentissage, de revenir aux vraies valeurs de celui qui sait décider à partir du réel et non de son image. Les nouvelles technologies ce sont des mélanges de concepts et de pratiques, et ceux qui y ont réussi viennent des deux horizons. Comme je l’ai souvent écrit l’apprenti et le super-diplômé sont sur la même ligne de départ, c’est la vie qui va les départager, et il est souvent difficile à celui à qui ses professeurs ont dit qu’il "savait" de comprendre qu’il lui faut confronter ses aptitudes aux réalités triviales … C’est ainsi que beaucoup de grandes réussites ne doivent rien à l’académie, le technocrate doit devenir technicien pour réussir vraiment, c’est-à-dire participer au bien commun. 

L’incompréhension des petits acteurs de l’économie qui sont la majeure partie des français à ce qui va leur arriver avec la retenue à la source pour l’impôt est une dérive technocratique incroyable. Certes c’est un problème oh combien régalien, mais encore faut-il convaincre les petits" de l’économie quotidienne de la nécessité de se transformer en collecteurs d’impôts ! Encore une fois le technocrate présente l’intérêt de la mesure et considère qu’elle est par nature acceptable. Il va lui falloir revenir sur le terrain et expliquer, expliquer encore. Un diagnostic partagé avec le recours à des techniciens qui connaissent le tissu économique du pays aurait pu améliorer les choses. Ce n’est pas perdre du temps que de faire un peu de terrain, c’est au contraire en gagner si les meures que l’on a imaginé sont nécessaires. C’est la séquence indispensable pour aller à l’efficacité. 

J’ai saisi l’actualité, j’aurais pu aussi illustrer mon propos avec les fameuses mesures de "simplification" de l’administration concernant les entreprises. Le mille-feuilles administratif français est, sans doute, un des derniers qui ressemble autant à celui de l’ex-empire soviétique dont on a pu mesurer les succès. Vouloir transformer la société française sans s’attaquer à son principal problème est illusoire, mais espérer vouloir le faire en utilisant majoritairement des technocrates est suicidaire. Soit des "techniciens" en prise sur le réel font remonter la situation réelle du pays et prennent les rênes du changement comme c’est le cas dans certains secteurs aujourd’hui, soit les technocrates reviennent passer quelques années sur le terrain pour retrouver le sens du réel, mais la dérive technocratique actuelle ne peut conduire qu’à l’échec .  

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