Tandis que l’Occident connaît un véritable hiver spirituel, c’est le printemps du sacré en Orient<!-- --> | Atlantico.fr
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Des visiteurs font la queue, dans une file d'attente, pour entrer dans l'édifice de Sainte-Sophie dans le quartier de Sultanahmet à Istanbul, le 10 janvier 2023.
Des visiteurs font la queue, dans une file d'attente, pour entrer dans l'édifice de Sainte-Sophie dans le quartier de Sultanahmet à Istanbul, le 10 janvier 2023.
©Photo par OZAN KOSE / AFP

Bonnes feuilles

Sonia Mabrouk publie « Reconquérir le sacré » aux éditions de l’Observatoire. Entre témoignage intime et pamphlet sur nos sociétés désenchantées, le nouveau livre de Sonia Mabrouk invite le lecteur à s'ouvrir pleinement au monde, et à ne plus refuser ce qu'il ne comprend pas. Extrait 2/2.

Sonia Mabrouk

Sonia Mabrouk

Sonia Mabrouk est journaliste sur Europe 1 et CNews, auteur de Reconquérir le sacré (Editions de l'Observatoire, 2023), l'essai Le Monde ne tourne pas rond, ma petite-fille (Flammarion, 2017) et du premier roman sur les enfants du djihad Dans son cœur sommeille la vengeance (Plon, 2018) . Elle a aussi été enseignante à l'université.

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En Occident, et plus précisément dans l’Occident européen, le sacré est-il en voie de disparition, ou est-il en train de se métamorphoser ? Assiste-t-on au crépuscule du sacré ou bien à un glissement vers un autre sacré d’une intensité et d’une nature différentes ? Il est difficile de répondre à ces questions, car le processus de changement est en cours. Toutefois, il est important de souligner que le mot lui-même a été frappé d’une forme d’indignité. En effet, le sacré est souvent perçu comme tabou en Occident, sous prétexte qu’il fait référence à l’irrationnel et au démodé. Irrationnel, car il en appelle à l’absolu ; démodé, car il charrie tout un imaginaire de références à la patrie et au sacrifice. Ces deux facettes ont, en grande partie, conduit à son ostracisation et à son éclipse en Occident.

Au mieux, le sacré est désormais moqué ; au pire, il est caché, car considéré comme honteux.

L’évocation même du mot peut d’ailleurs provoquer des railleries et une incompréhension certaine. Il est ainsi beaucoup plus « à la mode » de parler aujourd’hui de valeurs que de sacré. C’est la raison pour laquelle gouvernants et commentateurs abusent de ce mot si vague, de ce concept fourre-tout dont la signification est devenue évanescente.

Pourquoi avons-nous tant de réticences à penser le sacré en Occident ? Le sacré recèle-t-il, dans nos sociétés occidentales, quelque chose de malsain ? Ce qui est sûr, c’est qu’en Orient, l’idée même de sacré reste quant à elle fortement respectée. Tandis que l’Occident connaît un véritable hiver spirituel, c’est le printemps du sacré en Orient. Une telle distorsion entre Occident et Orient est loin d’être anodine, car il en va de la bonne forme des civilisations.

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L’une des causes de la vigueur de la civilisation islamique, et plus largement de la civilisation orientale, tient justement à la vitalité et à la reviviscence de son sacré. Derrière toute civilisation, il y a un empire, autrement dit une communauté politique unissant des peuples parfois très différents, mais tous rassemblés sous une même bannière spirituelle. Et derrière tout empire, il y a une spiritualité que la civilisation islamique a su entretenir et faire prospérer. Une résurgence de la sacralité en Occident peut-elle par conséquent représenter un moyen de sauver la civilisation chrétienne de sa décadence annoncée ? La réponse est contenue dans la question. Comment en effet penser qu’une civilisation puisse se passer d’un fondement sacré ? Une civilisation qui échapperait à toute sacralité n’a plus rien en réalité d’une civilisation si elle ne pense pas l’interdit, si elle ne conçoit pas l’absolu, et si elle ne théorise pas l’intouchable. L’une des causes de l’épuisement de notre civilisation tient dans le fait que le sacré n’a plus tellement d’importance ni de sens dans nos sociétés postmodernes. À titre d’exemple, nous avons poussé à la transformation et à la désacralisation des églises en les convertissant en commerces en tous genres, centres de fitness ou autres, tout en affirmant que cela n’avait pas vraiment de conséquences, ni de lien avec toute forme de sacré.

Un tel aveuglement a des conséquences certaines. Il est impossible de chasser tout sacré d’une civilisation sans subir un violent retour de manivelle.

Face à cet émiettement de la civilisation judéo-chrétienne, le sursaut du sacré est un chemin salvateur. Il permet de penser la civilisation, non pas sur quelques années, mais sur un temps long et une perspective millénaire. Il permet aussi de revenir à une relation avec soi-même telle qu’imaginée originellement par le judéo-christianisme, loin de l’égocentrisme contemporain et du « moi je » intempestif et autoritaire, comme le dénonce Lacan affirmant que la passion narcissique consiste à « ne jamais entendre la parole de l’Autre que comme un écho à sa propre parole. C’est l’exclusion de toute possibilité de vraie rencontre avec l’Autre. »

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Le sacré est un antidote à l’affadissement de la civilisation occidentale au moment où cette dernière n’a plus rien à offrir, sinon un chapelet de contritions. Il faudrait avoir honte de tout, s’excuser de tout. Parce qu’elle n’est pas fière de ce qu’elle est devenue, cette civilisation ne peut survivre, et encore moins prospérer. Qu’a-t-elle encore à proposer et à offrir ?

Je suis de culture musulmane, mais l’évolution de  l’Église catholique m’a toujours intéressée. Cette évolution est intimement liée à celle de la civilisation judéo-chrétienne. Le christianisme a façonné cette civilisation. Le nier fragilise son fondement. Malgré cela, les coups de boutoir viennent parfois du cœur même de l’Église. Preuve en est avec la remise en cause récente du motu proprio de Benoît XVI sur la liturgie. Pourquoi diable restreindre les messes tridentines en latin ? Avec une telle décision, que le pape François a qualifiée de douloureuse pour ne pas donner l’impression qu’il le faisait de bon cœur, nous touchons du doigt l’effacement ou le remplacement du sacré. En revenant sur la décision de Benoît XVI, tout le travail de dépassement du schisme avec les traditionalistes a ainsi été balayé d’un revers de main.

La messe en latin et en plain-chant est l’expression d’un sacré formé de rituels et de pièces musicales multiséculaires. Avec la restriction des messes tridentines, cette expression a été amoindrie, tant sont réduites à la portion congrue les messes en latin selon le rite de Paul VI. L’immense Georges Brassens l’a chanté mieux que personne en moquant les innovations de l’Église :

Tempête dans un bénitier,

Le souverain pontif’ avecque

Les évêques, les archevêques,

Nous font un satané chantier.

Ils ne savent pas ce qu’ils perdent,

Tous ces fichus calotins,

Sans le latin, sans le latin,

La messe nous emmerde.

À la fête liturgique,

Plus de grand’s pompes, soudain

Sans le latin, sans le latin,

Plus de mystèr’ magique,

Le rite qui nous envoûte

S’avèr’ alors anodin,

Sans le latin, sans le latin,

Et les fidèl’s s’en foutent.

Ô très Sainte Marie, Mèr’ de

Dieu, dites à ces putains

De moines qu’ils nous emmerdent

Sans le latin.

Ce sujet, loin d’être anodin, me tient à cœur. En revenant à la forme ordinaire des messes, l’Église s’éloigne du sacré. En pensant se moderniser et faire plaisir à des fidèles « laïcs », l’Église se tire une balle dans le pied. Dans ce contexte, il m’apparaît urgent de nous battre pour la survie des civilisations. Le déclin de la civilisation judéo-chrétienne présage d’une sombre période que je ne souhaite pas. Ce serait terrible, étourdissant, vertigineux. Peut-on le dire sans passer pour quelqu’un à la pensée conservatrice ou réactionnaire ? Je suis pour la défense de la civilisation judéo-chrétienne ; toutefois, je ne pense pas que cette survie passe par le repli sur soi, la construction de murs ou le rétablissement de frontières. Au risque de surprendre, je trouve que tout cela est en réalité bien marginal. Il ne faut pas penser à l’échelle de la politique d’un pays, mais sur le temps long du sacré.

Le sacré comme chemin salvateur de la civilisation ? Il est plus facile de l’énoncer, de l’écrire, que de le concevoir concrètement. Cette difficulté tient au caractère absolu et intouchable du sacré.

Le sacré, invention des hommes, ne se décrète pas pour autant, comme j’ai déjà eu l’occasion de l’écrire précédemment, il se construit. Il relève de l’anthropologie. Il exige patience et abnégation pour retrouver ce quelque chose en nous qui montre qu’un mystère nous précède et nous dépasse. Il est impossible d’annoncer du jour au lendemain le retour du sacré. Il s’agirait plutôt de renouer avec des fragments du sacré. Cela passe par exemple par une resacralisation des rituels et de certains lieux. Mais pas uniquement. Renouer avec le sacré suppose aussi un état d’esprit, une volonté consciente de se laisser subjuguer et emporter. C’est tout un cheminement qu’il nous faut opérer pour appréhender l’implicite et le non-qualifiable. Mais le voulons-nous vraiment ? Comme je l’ai énoncé dans l’introduction de cet ouvrage, le sacré n’est pas chose facile. Il exige efforts, courage et sacrifices. Il se mérite. Sommes-nous prêts, dans de telles conditions, à le faire entrer dans nos existences ?

Nous devons être conscients des risques inhérents à cette démarche. Le sacré peut être une source de conflits violents. Au Proche-Orient, les lieux sacrés sont ardemment disputés, jalousés, protégés, et souvent, dans l’histoire récente, ils ont été à l’origine d’un déluge de haine. Le sacré prend dans ce cas la forme d’un ferment de guerre. Des hommes tuent et se vengent d’autres hommes pour préserver « leur sacré ».

Malgré ce scénario qui n’a rien d’enviable, malgré cette dimension belliqueuse, peut-on vraiment vivre sans sacré ? Je ne le crois pas. Il faut prendre le risque du tragique pour espérer le meilleur, autrement dit, miser sur un sacré unificateur. Le sacré peut révéler ce pour quoi on est encore capable de donner sa vie. Force est de constater qu’en Occident plus grand-chose ne peut donner lieu à un tel sacrifice. Le déclin du sacré est associé à un effacement du courage. Cette atrophie de la témérité est particulièrement présente parmi les classes dirigeantes et dans une partie de la sphère intellectuelle. Je ne dis pas qu’ils sont dépourvus individuellement de courage ; je pense que, collectivement, leur méfiance à l’égard du sacré les rend hermétiques à toute forme de vaillance.

Extrait du livre de Sonia Mabrouk, « Reconquérir le sacré », publié aux éditions de l’Observatoire

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