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Suicide à France Telecom :
"un problème de management général à toutes les grandes entreprises françaises"
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Drame social

Un salarié de France Telecom de 57 ans s'est immolé par le feu ce mardi sur le parking du site de son entreprise, à Mérignac, près de Bordeaux. Au-delà de ce drame, c'est la question du management de l'ensemble des grandes entreprises françaises qui se pose, selon le sociologue Norbert Alter qui a travaillé 13 ans au sein de France Telecom.

Norbert  Alter

Norbert Alter

Norbert Alter est docteur en sociologie et professeur à l'université Paris-Dauphine. 

Il a passé treize années à France Telecom, d'abord comme cadre administratif puis comme sociologue.

Il est également Co-directeur du master "Management, travail et développement social" à l'université Paris-Dauphine. 

Spécialiste du monde du travail, il est l'auteur de nombreux livres, dont Donner et prendre : la coopération en entreprise (La Découverte, 2010).

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Atlantico : Que pensez-vous du suicide ce mardi d'un salarié de France Telecomsur le parking de son lieu de travail ?

Norbert Alter : Cet événement tragique fait suite à une longue suite de suicides qui ont lieu dans toutes les grandes entreprises françaises. Il ne s’agit pas d’un problème de management chez France Telecom, mais plutôt d’un problème de management général à toutes les grandes entreprises françaises.

Doit-on considérer que ce problème de management est lié aux contraintes de la compétitivité accrue à l’heure de la mondialisation ?

Toutes les entreprises sont concernées par la mondialisation. Pourquoi existe-t-il plus de souffrances dans les entreprises publiques françaises ? Sans doute parce qu’on a changé brutalement de modèle. Jusque dans les années 1995-2000, le travail dans le secteur public en France reposait sur une sorte de pacte organisé autour d’un échange social qui fonctionnait selon le principe de « don contre don » : en début de carrière, les salariés donnaient un certain nombre de choses à l’entreprise (ils montaient à Paris, par exemple) et, au bout d’un certain temps, l’entreprise leur rendait la pareille (ils pouvaient par exemple revenir au pays). On pouvait alors parler de « gratification différée ». Ce  principe du « don contre don » permettait la création d’un lien social, d’une loyauté réciproque, au sein des salariés eux-mêmes et entre employeurs et salariés.

A partir de 1995-2000, ce pacte a été brisé. Nous sommes passés à une logique contractuelle dont le fondement est d’équilibrer le rapport entre la contribution des salariés et la rétribution des employeurs, mais en l’articulant de manière purement économique. On pourrait résumer le principe de ces nouveaux rapports ainsi : « une fois que je t’ai payé, je ne te dois plus rien ».

Ainsi, les personnes qui se suicident à France Telecom ont souvent un certain âge : elles ont donné leur temps et leur engagement à l’entreprise, mais les règles du jeu ont été changées en cours de partie. Alors qu’elles étaient sur le point de devoir être récompensés pour leur engagement, les termes du contrat ont changé et on leur a signifié qu’on ne leur devait aucune contrepartie. Non seulement l'engagement ne fait donc plus sens subjectivement, mais, en plus, il peut être considéré comme objectivement absurde.

En effet, le modèle qui est mis en place aujourd’hui consiste à prétendre qu’on ne gère bien que ce que l’on sait mesurer. Par conséquent, tout le temps passé à créer et entretenir du lien social (aider un collègue, former un nouveau, soutenir un collègue, …) disparaît car il ne présente aucune valeur économique. Ce lien permettait pourtant de donner du sens à sa vie professionnelle, un sens collectif, le sens de l’engagement. Et il avait permis en outre à toutes les entreprises publiques de réussir des paris technologiques hardis : souvenons-nous que France Telecom fut une grande réussite de la téléphonie, y compris lorsqu’elle appartenait au secteur public.

Enfin, la volonté d’équilibrer instantanément contribution du salarié et rétribution de l’employeur pose question : aujourd’hui, les directions des entreprises ont l’impression qu’une fois qu’elles ont rétribué les salariés, elles ne leur doivent plus rien. C’est infondé : une grande entreprise ne fonctionne pas efficacement parce qu’elle a de bonnes règles, elle fonctionne efficacement car l’ensemble du corps social s’engage autour de ces règles sociales. Il faut donc qu’il y ait un engagement. Sinon, on peut tomber dans une grève du zèle.

Dans la logique managériale un peu dogmatique de certaines de ces grandes entreprises, on considère qu’on ne doit pas donner aux salariés plus que ce qui est prévu dans leur contrat de travail. Les employés continuent eux à donner plus mais sans gratification, sans retour. Cette situation débouche donc sur un désengagement des plus anciens et sur un comportement plus « utilitaristes » des jeunes diplômés qui s’adaptent ainsi aux circonstances actuelles du marché du travail.

Même les cadres supérieurs sont devenus très critiques vis-à-vis des dirigeants. Ces derniers ne perçoivent pas la gravité de leur isolement. Dans les grandes entreprises dont nous parlons, les choses n’ont cessé de changer depuis 30 ans et on répète pourtant que les salariés « résistent au changement » ! Il existe plein d’idées fausses de ce type car les dirigeants sont à l’écart de la réalité du travail au quotidien. Ils ont des représentations fausses du travail des salariés et définissent des modalités de gestion peu conformes à la réalité.

Ces suicides au sein de France Telecom illustrent donc un problème qui n’est pas économique mais culturel : il conviendrait que les entreprises transforment leur vision du monde du travail et de leurs salariés. Si j’ai un seul conseil à donner aux dirigeants de grandes entreprises, ce serait de mettre en place des dispositifs de gestion pour délivrer de la gratitude aux employés. Un signe ne trompe pas : la plupart des fêtes d’entreprises ont aujourd’hui disparu…

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