Sonia Rykiel : pourquoi il est si difficile de lâcher prise sur ce qu'on a créé<!-- --> | Atlantico.fr
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La célèbre styliste Sonia Rykiel.
La célèbre styliste Sonia Rykiel.
©Reuters

Bonnes feuilles

Pierre Cardin, Claude Bessy, Christian Millau... ces super-seniors défient leur époque. Eternels aventuriers, ils échappent à la course contre la montre et continuent de vivre au présent. Pour percer leur secret, Laurence Benaïm les a rencontrés. Extrait de "Le plus bel âge" (2/2).

Laurence Benaïm

Laurence Benaïm

Laurence Benaïm est une journaliste française spécialisée dans le domaine de la mode. Elle est également reconnue comme biographe d'Yves Saint Laurent, et est Officier des Arts et des Lettres.

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Son entourage m’avait prévenue, le jour même on ne sait pas, elle sera peut-être fatiguée, alors il vaut mieux prévoir deux dates. Le jour J arrive, et le rendez- vous n’est pas modifié. Dans son antre noir quasiment perché au- dessus de sa boutique, elle veille, surveille, vous guette, alanguie, à vif. Chez elle, c’est « en face », j’arrive, elle bougonne contre les travaux, le bruit, le chat n’aime pas être mal mené. Il se met en boule. Colère muette. Elle est là, assise, pieds nus, entrez, elle vous avale de son ombre. Elle, plus proche de la lune qui l’apaise que du soleil qui la brûle. Sous sa chevelure rousse, un matin d’hiver flambe en crépuscule, le gris devient or, le temps se love parmi les roses anciennes et le samovar, les perles et les crayons noirs gras. Cette voix de velours qui chuchote au visiteur : « Sans mémoire, on est perdu. La mémoire permet de mentir. » Le ton est donné. Sonia Rykiel vient de publier son Dictionnaire déglingué, un auto portrait en quatre cents mots et soixante-dix dessins inédits. Avant le rendez- vous, je suis tombée sur une de ses définitions. « Equilibriste : garder les yeux et les bras en l’air. » Sonia Rykiel, du fer dans la chair, un fauve en chaise roulante. Telle une aristocrate ayant fui la révolution russe.

Elle semble avoir cousu ses bijoux dans ses ourlets, elle glisse, digne et tassée, et ses yeux soulignés de khôl s’enfoncent dans un visage que grignote encore et encore sa masse de cheveux roux. Depuis qu’elle ne signe plus personnellement ses collections, elle est devenue son propre fantôme, elle se vide de son histoire en la déroulant : « La vie n’a rien à voir avec la comédie. Tout doit être spectacle. Il faut donner le change, être “artificielle” (“pleine d’art”), se poser à l’envers puis à l’endroit, le faire sans contrainte, sans autorité, sans aucune pression, aucune violence. Juste le fait de partir dans le sens de l’histoire. Comme une marionnette classique, qui rafle tous les applaudissements. » Elle raye ses cahiers de mots, comme elle rayait autre fois ses pulls de lignes. Les mots s’étalent, chaque cahier est comme un sweater dont elle défait les fils en le tricotant. Elle avance au milieu de son désordre suprême, cette paresse agitée qu’elle nomme « état de grâce », elle qui se donne comme loi de ne jamais rien finir vrai ment pour « laisser ouvert, à l’envers, pas d’ourlet, rien qui puisse terminer. Mourir ». Elle déborde du cadre. Elle est devenue ce « clown de luxe » dans la nuit pivoine. Dans son bastion d’odeurs, de saveurs et de signes elle se coule, rampe, divague, s’en vole autrement, entre volupté et épouvante.

Le texte qu’elle nous a un jour adressé à la rédaction résiste à tous les affronts de la mode et de la démode : « L’obsession de la nuit, c’est celle du noir, de tout ce qui joue, et qui dévie. C’est le fusain, c’est l’ombre qui auréole le des sin ou le propulse. C’est un sou enir d’enfant, une auréole noire autour de ma taille, cette ceinture que j’ai volée à ma mère. Ce sont ces strass, comme des éclats de lumière, souvenirs encore de ces nuits étoilées que nous contemplions derrière la fenêtre, dans cette maison de campagne où j’ai été élevée. Mon cousin violoniste jouait La fille aux cheveux de lin de Debussy. La nuit, ce sont les yeux noirs. Ceux de Nathalie, ma fille. Des yeux dans les quels on n’arrive jamais à rentrer. La nuit est toujours tourbillonnante, ronde. C’est le Palace, le Studio 54 à la fin des années soixante- dix, une ambiance étrange et floue. Le noir m’obsède, je sais qu’il faut le mériter. Pour s’habiller en noir, il faut être au- dessus de lui. J’aime le noir de la nuit, à cause de la lumière blanche. Quand on est rousse, on devient alors comme une panthère, un léopard. C’est ce qui m’a entraînée vers tous ces éclats, ces étoiles, par tout, j’ai utilisé ces feux de la rampe. Des cuirs irisés, des bouteilles de parfums aux couleurs violentes. Des strass que je saupoudre sur les lunettes, les bandoulières des sacs, les talons. Les paillettes n’ont pas cette vibration. Le strass ne se laisse pas faire, il fi le comme un ver luisant, on ne peut jamais l’attraper. C’est un éclat de lumière qu’on pose sur soi, comme les spots sur les girls. Pour danser, pour étinceler. Moi je suis plu tôt pour le culte de la personnalité… »

Sonia Rykiel se débat à l’intérieur d’elle- même, comme elle s’est battue contre tout ce qui entrave le corps, les pinces, les coutures, le bon ton. Son nom est une griffe en or sur fond noir, témoin d’une histoire qui s’efface devant elle, et dont elle perpétue moralement l’identité. Quoi de plus violent et nécessaire pour un couturier que de céder sa place, assister de son vivant à sa disparition, être là, parmi les invités du premier rang, quand on a passé sa vie, ou presque, dans les coulisses, pour apparaître au final. Unique, deux fois par an, pendant plus de trente ans. Il n’y a plus de bravos, plus de mercis, plus d’adjectifs ni d’essayages et de pas sages. Aujourd’hui, sa rivale, c’est l’autre en elle, cette douleur qui la cloue par fois, mais peut- être aussi, et sur tout, cette effusion de pitié autour d’elle, pire qu’un corset, la ferraille des mots tout faits, ces tu sais, elle n’est pas en forme, et pire, les tu en as pour combien de temps ?

Petite, elle adorait entrer dans les tunnels. Sa silhouette se perd dans un grand flou noir, je remarque ses mains, si fines, la broche retenant son décolleté de crêpe, ses bagues, cette façon qu’elle a de séduire, envers et contre tout. Sa chevelure semble toujours trempée de teinture. Rouge comme une pomme de conte. Rouge et rebelle, encadrant un visage d’une pâleur extrême, pommettes saillantes à la Egon Schiele. Dans les plis de ses jupons, il y a peut- être des vieux bébés endormis. Avec le temps, elle a appris à dramatiser son personnage à l’extrême. « Mon obsession ce sont les enfants. Est- ce qu’ils vont rater le train. Ce sont des choses bêtes mais qui bouffent la vie. Si les trois petites ont quinze minutes de retard, je suis désespérée. » Son drame, c’est peut- être de ne pas les avoir mangées, de les savoir grandes, de n’être plus la nourricière ; se dire par exemple que son fils aveugle « va acheter, avec je ne sais qui, des pantalons chez Ralph Lauren » la désole, parce que, avant, c’était avec elle. En perdant l’usage de son métier, elle a perdu l’usage de sa vie, et réciproquement. Sa fonction suprême. « Tout ce qui m’arrête, me coupe, tout ce qui provoque un trou en moi me fait peur. »

Extrait de "Le plus bel âge: Rencontres avec des octogénaires affranchis", Laurence Benaïm (Editions Grasset), 2013. Pour acheter ce livre, cliquez ici

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