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Sommet sur l’Ukraine à Genève : partition inévitable en vue ?
©REUTERS/Shamil Zhumatov

La poire en deux

Le sommet de Genève de jeudi dernier (17 avril) qui portait sur la crise ukrainienne, qui s’est conclu par une déclaration quadripartite posant le principe d’une cessation des violences dans le pays, semble avoir consacré une désescalade et une amorce de dialogue entre Russes, Occidentaux et Ukrainiens. Mais les séparatistes russophones de l’Ukraine orientale ont aussitôt précisé qu’ils ne se sentent pas liés par l’accord…

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle est un géopolitologue et essayiste franco-italien. Ancien éditorialiste (France SoirIl Liberal, etc.), il intervient dans des institutions patronales et européennes, et est chercheur associé au Cpfa (Center of Foreign and Political Affairs). Il a publié plusieurs essais en France et en Italie sur la faiblesse des démocraties, les guerres balkaniques, l'islamisme, la Turquie, la persécution des chrétiens, la Syrie et le terrorisme. 

Son dernier ouvrage, coécrit avec Jacques Soppelsa, Vers un choc global ? La mondialisation dangereuse, est paru en 2023 aux Editions de l'Artilleur. 

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Atlantico : Les causes profondes du conflit sont-elles éradiquées ? Entre partition et fédéralisme, quelles sont les solutions probables ?

Alexandre del Valle : Je pense que le fait que l’accord de Genève ait été signé par les quatre parties prenantes au sommet (Etats-Unis, Union européenne, Ukraine et Russie) est un bon point. Mais un double obstacle empêche toujours de rétablir les conditions réelles d’une stabilité à terme : premièrement le refus des Occidentaux d’accepter un futur statut de neutralité pour l’Ukraine, source profonde de la crise depuis la fin de la Guerre froide, puis le refus tout aussi irréaliste de l’Occident d’accepter une solution fédérale pour éviter le morcellement de l’Ukraine. Car ce pays est dans son essence un pays tiraillé et instable, du fait qu’il est divisé religieusement et culturellement et surtout coincé entre deux « empires » : l’empire russe diabolisé par les Occidentaux, (rôle du « méchant ») et l’empire occidental soft (« gentil), de l’Union européenne et de l’Otan, qui ne se présente pas comme tel  mais qui est bien un empire, puisqu’il s’étend  à l’infini et n’a pas de frontières fixes. Or en s’étendant de manière indéfinie vers les marches de la Russie, cet « empire occidental » que je décrits dans mon dernier livre « Le complexe occidental », apparaît pour Moscou comme un ennemi et un rival qui cherche à l’encercler et à  grignoter une partie de son « étranger proche », c’est-à-dire de sa zone d’influence traditionnelle. C’est un peu comme si la Russie et la Chine cherchaient à faire rentrer le Canada ou le Mexique, actuellement membres de l’accord de libre échange Nord Américain (ALENA), dans l’Union eurasienne de M. Poutine ou dans l’OSC, l’organisation anti-OTAN créée par la Chine et la Russie, ceci après que Moscou et Pékin aient aidé des insurgés anti-américains hostiles à l’ALENA et à l’OTAN à renverser le pouvoir canadien légal favorable à Washington… Imaginez la réaction des Etats-Unis et de M. Obama lui-même…

Certes, ceci ne justifie pas la doctrine expansionniste russe actuellement observable et source de tensions, mais cela permet de mieux comprendre  le refroidissement des relations entre, d’un côté, la Russie de Poutine, traumatisée par le « syndrome de l’encerclement » et contre qui semble toujours tournée l’OTAN, et, de l’autre, les Occidentaux, qui voient dans la Russie une sorte d’entité dangereuse ultra-nationaliste héritière directe de l’ex-URSS…

Je pense donc que malgré l’accord partiel trouvé à Genève, accord très fragile, l’avenir de la l’unité de l’Ukraine demeure très fragile. Parce qu’il est une zone intermédiaire et foncièrement tiraillée entre ces deux empires expansionnistes à leur façon, l’Ukraine est un Etat dont la survie et l’unité ne peuvent être garanties qu’à travers un statut de neutralité qui rassurerait les uns et les autres, et surtout les Russes, qui ont toujours annoncé clairement depuis les années 1990, après la chute de l’ex-URSS, que la violation de cette neutralité par l’OTAN, l’Union européenne ou les deux, serait un casus belli. Dans le cas où les Occidentaux accentueraient leur politique de facto expansionniste en Ukraine, encourageant l’association de celle-ci à l’UE et à l’OTAN,  alors l’Ukraine ne sortira pas de la crise et finira par être amputée d’une partie de l’Est où elle a le plus grand mal à rétablir son autorité dans les zones industrielles stratégiques frontalières de la Russie.

Je pense donc que l’OTAN, les Etats-Unis et l’Union européenne, omniprésents depuis le début de la crise, n'auraient jamais dû s'immiscer dans les affaires internes du pays, notamment en encourageant des insurgés contre le pouvoir légal, qui, quoi qu’on en pense, était le détenteur officiel et constitutionnel du pouvoir. En réalité, la crise, largement encouragée par les Ukrainiens anti-russes les plus extrémistes et leurs protecteurs occidentaux, ce qui a suscité la réaction russe radicale de reconquête de la Crimée, a offert un prétexte moral extraordinaire à l’Occident pour violer elle aussi la neutralité de l’Ukraine et encourager les éléments les plus anti-russes. La seule solution pour calmer les éléments pro-russes de l’Ukraine orientale les plus hostiles au nouveau pouvoir ukrainien issu de l’insurrection, est donc, selon moi, une solution fédérale qui garantira les intérêts, droits et revendications des minorités russophones de l’Est. Dans le cas contraire, l’accord de Genève volera en éclats, et les observateurs de l’OSCE, organisation continentale dénuée de tout pouvoir et de toute efficacité, en l’occurrence chargée d’appliquer l’accord sur le terrain, ne pourra pas appliquer l’accord fragile signé par les 4 protagonistes du sommet. Nous irons tout droit vers le scénario de la partition que Moscou jugera inévitable et comme la seule alternative à l’occidentalisation-otanisation de l’Ukraine sortie du giron de l’OCS, de la CEI et de l’Union eurasiatique chères à Poutine.

Quels sont les risques spécifiques aux deux scénarios pour la population Ukrainienne ?

Tout d’abord, quels Ukrainiens ? Les Ukrainiens majoritaires et ukrainophones ou les minorités russophones de l’Est, liés culturellement et économiquement à la Russie ? Concernant ces dernières, elles sont prises en otage, d'une part parce qu’elles se sentent proche de la Russie et des Russes, même si elles ne sont pas toujours forcément favorables au rattachement avec la Russie, et d’autre part parce qu'elles ont peur d’un gouvernement ukrainien trop dominé par des nationalistes hostiles aux russophones, qui, à Kiev, lorsqu’ils ont renversé de manière non démocratique le gouvernement de l’ex-Président, ont pris comme première mesure l’interdiction des droits linguistiques des Russophones de l‘Est du pays…

Quant aux Ukrainiens "anti-russes" du reste du Pays, qui veulent vraiment se séparer de l’environnement russophone, et la majorité de la population, cela fait déjà longtemps qu'ils sont pour un rapprochement avec l’Union européenne et potentiellement avec les puissances de l’OTAN. Mais l’extrémisme revanchard de leurs leaders a donné un prétexte unique à Moscou pour intervenir et compromettre leurs plans jugés dangereux pour les intérêts russes. Certes, les choses réelles ne sont jamais manichéennes et elles sont plus complexes qu’il n’y paraît, d’autant que tous les dirigeants ukrainiens raisonnables savent parfaitement qu’il est impossible de couper totalement les liens avec la Russie, coupure qui aurait de trop graves conséquences économiques, énergétiques, stratégiques, diplomatiques et politiques. Une crise totale n’est dans l’intérêt de personne : ni des Russes dont l’économie, ouverte depuis la fin de l’URSS, a besoin de l’Occident, ni des Occidentaux qui dépendent de son pétrole et ont besoin d’elle pour gérer au mieux les dossiers syrien et iranien, ni des Ukrainiens eux-mêmes, pour qui la rupture des approvisionnements de gaz russe ou le renchérissement insupportable de ses prix, constituent une catastrophe économique. Sans parler de la perte éventuelle de régions russophones de l’Est qui constituent le cœur de l’industrie nationale…

La population ukrainienne, dans son ensemble, est donc la principale victime de cette « nouvelle Guerre froide » et elle demeure prise en otage dans ce conflit parce qu’elle est située au mauvais endroit… Géopolitiquement et civilisationnellement tiraillée, elle ne peut survivre dans son unité territoriale que si elle demeure une Nation-tampon ayant vocation à symboliser une zone neutre entre Europe et Russie, entredeux empires, celui « soft », universaliste et atlantiste de l’Union européenne, et, de l’autre, celui plus marqué par le nationalisme et la realpolitik de la Russie de Vladimir Poutine.

Je suis donc convaincu que si l’Europe n’était pas cette puissance impériale de facto, cette entité sans frontières qui s’étend indéfiniment, elle ne ferait pas peur à la Russie et nous n’en serions pas là. L’Ukraine était LA ligne rouge à ne pas franchir... Or, cette ligne rouge a été franchie sciemment par les Occidentaux dès lors qu’ils ont encouragé une rébellion contre un gouvernement légal et reconnu internationalement. Et ceci ne date pas de la fin de l’année 2013, puisque déjà en 2004, les Occidentaux avaient totalement encouragé médiatiquement, politiquement et logistiquement la première révolution ukrainienne « anti-russe », la « révolution Orange », qui avait porté au pouvoir l’ex-Premier Ministre Julia Timochenko, la chouchoute de l’Union européenne, présentée comme un ange de la démocratie et une victime du néo-soviétisme, mais qui était compromise jusqu’à la moelle dans les affaires de corruption avec les oligarques ukrainiens les plus douteux, et de tous les bords...

La Russie souhaite une « fédéralisation » de l'Ukraine. Qu'est-ce que cela aurait provoqué si l'Union européenne ne s'était pas fermée à cette solution ?

On aurait, tout simplement, trouvé une sortie de crise ! Les Russes auraient été rassurés sur le fait que l’Union européenne n’envisage pas de mettre dans son giron l’essentiel de l’Ukraine. Ce que souhaite la Russie, c’est pouvoir avoir un accès à la Mer Noire. Par la Crimée, mais aussi par certaines parties de l’est de l’Ukraine où, non seulement il y a un intérêt politique et géopolitique (centre industriel du pays), mais aussi un intérêt maritime d'accès aux mers chaudes. Sans compter « l'intérêt civilisationnel » de ces territoires où il y a encore des russophones. Si on avait tenu compte des intérêts russes dans l’est de l’Ukraine, la Russie n’aurait pas eu besoin de soutenir des mouvements rebelles à l’est comme aujourd’hui, puisqu’elle aurait été « rassurée » sur le fait que l’on tienne compte des populations qui sont les plus proches d’elle et bien sûr de ses intérêts géoéconomiques et stratégiques. En refusant de tenir compte des droits linguistiques, ethniques, historiques et politiques de ces populations de l’Est, (la première mesure du gouvernement de Kiev a été de bafouer les droits linguistiques des russophones en interdisant le Russe), le gouvernement de Kiev a commis une erreur énorme : il a donné le meilleur prétexte qui soit aux actions irrédentistes de Moscou.

Je répète donc que toute solution réaliste en Ukraine passe par la reconnaissance du principe de neutralité. Mais les puissances de l’OTAN, qui n’ont jamais adapté leur doctrine stratégique au monde de l’après-Guerre froide et continuent de voir dans l’affaiblissement de la Russie et l’extension de l’Alliance vers l’Est un objectif majeur, le veulent-elles ? Je pense que l’Union européenne, bien trop inféodée à l’Alliance atlantique par « volonté d’impuissance » et parce qu’elle n’a jamais voulu se donner les moyens d’édifier une véritable Défense européenne autonome, n'aurait jamais dû soutenir qui que ce soit au tout début de la crise. Je pense qu’elle aurait dû rester stratégiquement et géopolitiquement prudente et neutre, sans s’immiscer dans les affaires internes du pays. Certes, l’accord partiel trouvé jeudi dernier à Genève est à certains égards un progrès, puisqu’il a permis l’instauration d’un dialogue, à travers la « déclaration quadripartite » qui a posé le principe d’une « cessation des violences dans le pays ».Les chefs de la diplomatie (Etats-Unis, Union européenne, Russie et Ukraine) réunis lors de ce sommet ont opté pour la mise en place de « mesures initiales concrètes destinées à faire baisser la tension et à restaurer la sécurité de tous les citoyens » en Ukraine. Mais les gouvernements de l’Union européenne et des Etats-Unis sont-ils prêts à abandonner l’objectif d’extension vers l’Est et de « conquête pacifique » de l’Ukraine, territoire convoité par les grands stratèges de l’OTAN et américains comme Zbigniew Brzezinski ?

Alexandre del Valle est l’auteur de l’essai, « Le complexe occidental », éditions du Toucan, 2014.  

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