Solidarité, bonne foi & retraites : décembre 2019 ou la France du tous contre tous<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Social
Solidarité, bonne foi & retraites : décembre 2019 ou la France du tous contre tous
©ERIC FEFERBERG / AFP

Société

Alors que les grèves continuent dans le pays et que les revendications se multiplient, il semble que les manifestants ont de plus en plus de mal à soutenir une action commune, chacun prêchant pour sa paroisse. Quitte à ne plus s'entendre...

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

Voir la bio »

Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

Voir la bio »

Atlantico : Le manque de solidarité et le "chacun pour soi" n'est pas nouveau dans la société française actuelle mais est aujourd'hui, une nouvelle fois, mis en lumière par la grève contre la réforme des retraites. Alors que tout le monde semble prêcher pour sa chapelle, comment en est-on arrivé à une société dans laquelle chaque individu semble être l'ennemi de l'autre ?

Christophe Boutin : On pourrait vous répondre, au contraire, qu'il semble y avoir cette fameuse « convergence des luttes », presque tous les syndicats importants étant impliqués dans la grève, et que loin du « prêche pour sa chapelle », il s’agit d’une action solidaire. Mais ce que vous relevez ici, ce « chacun pour soi » que vous évoquez, n’est sans doute pas celui des grévistes, mais plutôt celui de ces Français qui, confrontés aux blocages, tentent malgré tout de passer entre les gouttes. Et il est vrai que certaines scènes que l'on a pu voir sur nos écrans montrent des foules peu disciplinées, ou, disons, où se manifeste un fort individualisme, et notamment dans les transports en commun. Mais plusieurs points sont à prendre en compte.

Le premier est d’abord de savoir si c’est une nouveauté en France. Or on s'est toujours amusé à comparer l'ordre rigoureux des queues dans certains pays du Nord de l'Europe, qui se constituent spontanément, et où personne n’oserait voler la place d’un autre, et les quasi émeutes que sont ces mêmes queues dans certains pays plus latins - et notamment en France. Rassurons-nous pourtant, il suffit de voir les scènes de violence lors des « Black Friday » ou d’autres épisodes de soldes, pour la possession d’objets de bien peu d’intérêt, mais dont la possession semble indispensable à la survie des hystériques qui se les arrachent, pour constater que le phénomène est en fait assez général.

Par ailleurs, il ne faut pas sous-estimer, en sens contraire, une solidarité qui ne se voit pas, celle de l'entraide entre victimes des blocages, soit par le covoiturage, soit par le prêt de moyens de transport divers et variés, du vélo au roller en passant par la trottinette. La solidarité aussi de certains employeurs, qui essayent de faciliter le télétravail ou de modifier des horaires pour permettre à certains de leurs employés d'éviter les blocages.

Autant d’éléments – caractère classique des comportements individualistes comme solidarités - sur lesquels on passe bien rapidement dans la plupart des médias, pour ne s’intéresser qu'aux gros dysfonctionnements, si possible violents. En dehors d’un tropisme naturel, on peut se demander si insister sur cette pénibilité de ce quotidien n’a pas aussi une fonction politique, celle de limiter le soutien aux grévistes.

On rappellera enfin que ces inimitiés que vous décrivez, cette guerre de tous contre tous, peut aussi être géographiquement relativisée : tout cela concerne prioritairement la capitale et quelques grandes métropoles. Si donc le francilien est un loup pour le francilien, ce dont ne doutera pas le provincial, la France périphérique, elle, continue somme toute de vivre assez normalement - tant du moins qu'elle n'a pas à se déplacer par voie ferrée – et connaît plus de problèmes actuellement à cause des intempéries qu'à cause des grèves.

Eric Deschavanne : Il existe un "mal français" qui se trouve aggravé par les effets de la mondialisation économique. La culture démocratique française est caractérisée par le face-à-face de l'individu et de l'État. On en revient toujours aux analyses de Tocqueville : le cadre politique de la France moderne est constitué par l'avènement d'un État centralisateur puis, avec la révolution française, d'une société que la passion de l'égalité a installé dans la dépendance vis-à-vis de cet État central. Ce cadre génère un individualisme du ressentiment, des individus qui inclinent à se décharger de leur responsabilité sur l'État, dont ils attendent à la fois qu'il les protège et qu'il nivelle la société. Cette attente est évidemment ambivalente et contradictoire : l'État est l'instrument de la justice quand il s'attaque aux privilèges du voisin, il est tyrannique et oppresseur quand il
s'attaque aux miens. Ce mal français est aujourd'hui aggravé par la conjonction de deux phénomènes : d'un côté, l'évolution de l'économie a conduit à la destruction du monde paysan, puis du monde ouvrier, laquelle destruction s'accompagne de la disparition de solidarités, faites de liens traditionnels ou de solidarité de classe, qui laisse l'individu encore plus isolé et plus dépendant dans son face-à- face avec l'État; d'un autre côté, cet État n'est plus en mesure de satisfaire la demande sociale, affaibli qu'il est à la fois par la mondialisation qui le soumet à la contrainte de la compétition économique (dumping social et fiscal) et par l'inflation des demandes sociales en interne, auxquelles s'ajoute la pression constante de l'opinion publique. L'association de l'étatisme et de l'individualisme est généralement considérée comme le facteur explicatif de "la société de défiance", qui caractérise la société française. Il demeure toutefois une énigme : même si celle-ci était difficilement mesurable auparavant, la défiance observée en France depuis le milieu du vingtième siècle, défiance vis-à-vis du pouvoir, des compatriotes et de l'avenir, défiance d'un niveau élevé, malgré la prospérité, relativement à ce qu'on peut observer dans des pays comparables au nôtre, semble s'être accentuée. Cela s'explique aisément pour la période contemporaine, marquée depuis les années 70 par la fin de la croissance, la rhétorique de la "crise" et l'expérience du déclin relatif; mais le phénomène est plus ancien, et s'ancre sans doute dans les expériences historiques du 20e siècle, le traumatisme de 14-18, le défaitisme et la défaite de 40, la décolonisation : malgré De Gaulle, la France avait sans doute déjà perdu confiance en elle-même.

On parle de solidarité et de bonne foi, notamment durant cette grève, mais pourtant les remarques quasi-insultantes telle que celles tenues par une agent de la RATP se réjouissant que les franciliens connaissent enfin un Noël loin de leur famille, comme elle qui est d'astreinte, sont nombreux. Pourquoi cette myopie constante sur le quotidien des autres et cette défiance permanente ? Le phénomène ne s'est-il pas accentué ces dernières années ?

Christophe Boutin : Méfions-nous, là encore, de la mise en exergue par certains médias, pour attiser le ressentiment des Français contre les grévistes, de phrases effectivement fort mal à propos, mais qui ne traduisent sans doute pas le sentiment de l'ensemble d'une profession. Être d’astreinte fait partie des inconvénients de professions qui les compensent par des avantages, et l'agent de la RATP que vous citez, revenue de sa mesquine remarque, sera elle-même bien contente de trouver une pharmacie de garde pour lui permettre de soigner son mal de crâne du lendemain de réveillon.

Mais il est vrai que cette crise spécifique des retraites, parce qu’elle porte en partie au moins sur l'existence de « régimes spéciaux », alors qu’une tradition égalitariste sévit en France depuis la Révolution française, qui s'emploie à couper toutes les têtes qui dépassent - et parce que certains peuvent avoir intérêt à présenter les grévistes comme des nantis -, porte en elle une lourde potentialité de division : il n'y a sans doute rien de pire pour faire éclater une société que d'y distiller un sentiment de l'envie qui peut facilement tourner à la haine.

Quant à savoir si le phénomène s’est accentué ces dernières années, je prendrais volontiers comme contre-exemple cette réunion surprise de gens qui, jusque-là, ne se parlaient pas, ne se connaissaient pas, et se sont découverts, sinon des attentes communes, au moins des inquiétudes communes, sur les ronds-points de France au début de la crise des Gilets jaunes. Là s'est en effet cristallisé pendant quelques semaines un sentiment de communauté, de partage, on pourrait presque dire sans forcer le trait de fraternité. C’est tout un peuple qui, au-delà de différences, sociales ou d’âge, était à nouveau fédéré par une commune sociabilité, ce qui prouve qu’il n’y a rien d’inéluctable.

Reste que ce peuple était fédéré aussi contre ce qu'il estimait être une oligarchie parvenue au pouvoir qui ne travaillerait plus pour le Bien commun mais pour son seul intérêt. Le message a été clairement entendu par cette dernière, et cela explique en partie au moins la situation présente : remise en scène de syndicats qui étaient totalement absents en cet automne 2018, pour éviter de retrouver un bloc populaire, ou « populiste », pour reprendre la formule de Jérôme Sainte Marie, et en faire les seuls partenaires d’un dialogue ; et, parallèlement, limiter ce retour en scène qui pourrait, trop important, faire échouer la réforme entreprise, en clivant le rapport entre grévistes, d’une part, et, d’autre part, la population victime des grèves (usagers des services publics de transport, entreprises…).

Eric Deschavanne : La révolte est devenue individuelle, même quand elle s'exprime de manière collective. Chacun se construit une identité victimaire, porte sa souffrance en bandouillère, laquelle confère un droit imprescriptible à la révolte contre les privilèges et la domination. Les médias et les réseaux sociaux forment une caisse de résonnance qui amplifie la cacophonie de cette rhétorique révolutionnaire permanente et diversifiée qui permet à chacun de s'indigner contre l'oppression dont il est victime, de la part du pouvoir ou de ses concitoyens. Il n'y a plus de projet collectif possible, plus de place pour la rationalité et la pédagogie. Naguère les campagnes électorales pouvaient encore sommairement donner lieu à des débats projet contre projet. La dernière campagne présidentielle a été entièrement consacrée à l'examen de la vie de la femme d'un des candidats ainsi qu'au prix de ses costumes. La légitimité de l'élection compte désormais pour du beurre. On évalue son droit à contester une réforme quand elle se présente, en faisant fi du fait qu'elle constituait un engagement électoral. Sans la médiation des corps intermédiaires et du débat politique, la lutte des classes, comme on a pu le voir à l'occasion du mouvement des gilets jaunes, s'exprime sous la forme de passions tristes, la haine d'un côté, les mépris de l'autre.

En quoi ce manque de solidarité constant pourrait-il poser problème au gouvernement qui espère gagner en capital politique une fois la réforme des retraites votée par le Parlement ?

Christophe Boutin : Il n’est pas évident que ce manque de solidarité pose un problème au gouvernement. Nombre de penseurs le disent, de Benjamin Constant à Tocqueville, prenant l’image d’une roue qui tournerait plus facilement sur du sable que sur des cailloux, la disparition des corps intermédiaires et la dissolution du sentiment de solidarité dans un individualisme hédoniste et envieux sert le pouvoir en atomisant les oppositions. Cela poserait un problème au gouvernement s'il voulait engager les Français dans une grande aventure collective, mais il sait qu’il ne ralliera guère à ses projets que le « bloc élitaire », qui en bénéficie, et, pour le reste, entend sans doute, pour reprendre le vieil adage, « diviser pour régner ».

C’est ce seul capital politique que vise sans doute Emmanuel Macron : en interne, souder un bloc élitaire qui transcende l'ancienne opposition droite/gauche, réunir derrière lui ce « cercle de la raison » opposé à des populistes présentés comme violents et irrationnels ; et, sur la scène internationale, prouver aux autres dirigeants qu’il a conservé la main, qu’il est capable de mener ces réformes qu’il souhaite et qui sont conforme aux vœux d’un capitalisme financier mondialisé d’une part, et des instances de l’Union européenne d’autre part.

Eric Deschavanne : Le gouvernement peut espérer sans doute "capitaliser" à droite et à gauche : il compte gagner, à droite, l'aura du pouvoir qui réussit à faire passer une réforme difficile sans céder à la rue ni aux syndicats; à gauche, celle de la grande réforme de justice sociale, qui réalise l'égalité contre les privilèges. Il a toutefois pris le risque de diviser et de fracturer davantage la société française. Les effets niveleurs du passage au système universel (si tant est qu'il puisse être véritablement universel) ne se feront sentir que dans quelques décennies. Pour l'immédiat, la réforme fabrique de nouvelles fractures (la fracture générationnelle entre ceux qui sont nés avant et ceux qui sont nés après 1975) et de nouveaux aigreurs (celles des "perdants" de la réforme). Sans compter l'inévitable effet boomerang de la dénonciation des privilèges, illustré par l'affaire Delevoye.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !