Se résigner à la fin de la croissance ? Pourquoi Daniel Cohen écarte un peu trop vite l'exemple américain dans son dernier ouvrage<!-- --> | Atlantico.fr
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Les dernières décennies sont synonymes de ralentissement de la croissance.
Les dernières décennies sont synonymes de ralentissement de la croissance.
©Reuters

Expéditif

Loin des partisans de la décroissance, l’économiste Daniel Cohen dresse dans son dernier livre "Le monde est clos et le désir est infini" un constat des causes du ralentissement des économies des pays développés, et tente d’y répondre avec un optimisme relatif. Cependant, la mise à l’écart un peu rapide de certaines pistes pourrait être préjudiciable à son raisonnement.

Nicolas Goetzmann

Nicolas Goetzmann

 

Nicolas Goetzmann est journaliste économique senior chez Atlantico.

Il est l'auteur chez Atlantico Editions de l'ouvrage :

 

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Dans son dernier ouvrage, "Le monde est clos et le désir est infini" (Albin Michel), l’économiste Daniel Cohen revient largement sur la problématique d’une "promesse de croissance devenue vaine". La fin des 30 glorieuses aurait sonné le glas de la croissance pour tous, et les pays occidentaux ne font plus que se contenter de quelques grammes de croissance annuelle.

"En France comme dans la plupart des autres pays les plus riches, la crise, si ce terme a encore un sens, sachant qu’elle dure depuis quarante ans, a frappé surtout les catégories populaires, les privant d’un avenir meilleur".

Bien sûr, les dernières décennies sont synonymes de ralentissement de la croissance, et ce, pour plusieurs raisons. La première d’entre elle est la transition démographique, où la croissance du nombre de personnes susceptibles de former les bataillons de travailleurs se réduit d’année en année, et la croissance économique, logiquement, avec elle. Le potentiel d’heures travaillées ne progresse plus avec la même vitesse, et la croissance du "potentiel productif" du pays suit la même tendance.

Ainsi, pour contrer un effet essentiellement démographique, certains pays, comme le japon, déploient certaines stratégies : inciter les femmes à entrer davantage dans le marché de l’emploi, relèvement de l’âge de la retraite, ou toute autre mesure permettant d’optimiser le potentiel productif d’un pays. Mais il ne s’agit ici que d’une compensation à effets limités, et la pression baissière de la démographie aura le dernier mot sur la croissance. Ne reste alors qu’un moyen pour y faire face, la productivité, c’est-à-dire la capacité d’accroître la production de biens ou services par heure travaillée, qui est le second relai de la croissance.

Car pour que la croissance, non pas globale, mais au moins par habitant, progresse, c’est vers les gains de productivité qu’il faut se tourner. C’est-à-dire, et par exemple, le progrès technologique, l’informatique, ou encore le numérique. Et sur ce point, Daniel Cohen semble plus pessimiste, non pas dans la capacité à ce que la productivité puisse encore progresser, il faut encore compter avec l’ingéniosité humaine, mais parce que celle-ci est également une cause de destruction d’emplois. A travers la robotisation et l’automatisation par exemple. Ce qui a pour effet de ralentir la croissance globale de la production d’un pays. "Si la productivité individuelle ne progresse pas, la croissance est nécessairement faible". Et en effet, selon les travaux de Carl Benedikt Frey et de Michael A. Osborne, cités dans l’ouvrage de Daniel Cohen, 47% des emplois d’aujourd’hui sont susceptibles d’être automatisés d’ici 15 ans. Selon les deux auteurs de l’étude, un seul remède permettra de faire face à ce défi ; la formation :

"Nos résultats impliquent que lors de la course technologique à venir, les salariés peu qualifiés se réaffecterons à des tâches non susceptibles d’être automatisées, par exemple, des taches nécessitant une intelligence créative et sociale. Toutefois, pour que les travailleurs gagnent cette course, ils vont devoir acquérir ces compétences sociales et créatives"

Le défi à relever est lourd, mais il est déjà connu. Ce sont l’éducation et la formation qui doivent être largement soutenues pour permettre, au moins, de limiter les dégâts.  

La conséquence de ces deux facteurs est un ralentissement progressif du potentiel de croissance économique "des pays les plus riches". Malgré cette baisse, encore faut-il que ce potentiel soit exploité pleinement, à travers la mise en place de politiques économiques efficaces.

A ce sujet, et en poursuivant sa démonstration, Daniel Cohen évoque les travaux de Laurence Summers, ancien secrétaire au Trésor américain, et sa notion de "stagnation séculaire". Décrivant une situation de croissance faible persistante.

"Il y a plusieurs explications du phénomène, mais le plus direct tient à l’immense pression baissière qui s’exerce sur les salaires, en réponse à la numérisation du monde et à la précarisation du travail (routinier) qu’elle provoque. L’inflation est rarement un phénomène monétaire et beaucoup plus souvent un phénomène salarial. Lorsque l’inflation est faible, les autorités monétaires doivent mener une politique laxiste, en baissant les taux d’intérêts pour activer la croissance. Or le problème est que les taux d’intérêt ont du mal à descendre plus bas que zéro…c’est-à-ce titre que Summers annonçait le retour d’une "stagnation séculaire", signe de l’incapacité nouvelle des politiques monétaires à relancer l’économie".

Sur ce point, il est nécessaire d’apporter la contradiction. Car l’enterrement prématuré de l’efficacité de la politique monétaire pourrait bien être la cause principale de la stagnation séculaire que connaît l’Europe aujourd’hui. Au-delà de voir son potentiel de croissance baisser avec le temps, l’Europe s’est surtout vu incapable d’atteindre ce même potentiel au cours des 7 dernières années, c’est-à-dire depuis 2008. L’Europe semble plutôt mener un régime économique du frein à main. Si les populations européennes en arrivent à faire une croix sur la croissance, comme si elles étaient fatalement pétrifiées, c’est donc surtout par accoutumance à la médiocrité économique du continent. Et non pas parce qu’on aurait tout essayé, sans succès.

Car du côté des Etats Unis, le taux de chômage a atteint 5.1%, alors qu’il flottait à 10% à la fin 2009. De la même façon, la croissance s’affiche à 3.7% au second trimestre 2015, ce qui est loin de l’idée d’une quelconque  "stagnation séculaire". Et ceci n’a été le fruit, justement, que de la politique monétaire. "L’incapacité nouvelle des politiques monétaires à relancer l’économie" décrite par Daniel Cohen semble hors de propos.

Ainsi, lorsque Daniel Cohen précise "Lorsque l’inflation est faible, les autorités monétaires doivent mener une politique laxiste, en baissant les taux d’intérêts pour activer la croissance", la problématique est inversée.

En effet, l’économiste assimile "politique laxiste" et "taux d’intérêts faibles", ce qui peut rappeler un avertissement formulé par le Prix Nobel d’économie Milton Friedman, dans un article de 1998 :

"Après l’expérience américaine de la grande dépression, après l’inflation et la progression des taux d’intérêt dans les années 70, après la désinflation et la chute des taux des années 80, je pensais que l’erreur d’identifier une politique monétaires stricte avec des taux élevés et une politique laxiste avec des taux faibles était morte. Apparemment, les vieilles erreurs ne meurent jamais".

Et le Prix Nobel va plus loin, toujours dans le même article, en retournant totalement l’argument : "des taux d’intérêt faibles sont généralement le signe que la politique monétaire a été trop stricte (…) et des taux d’intérêt élevés sont le signe que la politique monétaire a été laxiste". La divergence entre les deux économistes est donc totale. Pour Friedman, les taux faibles ne sont pas un signe de laxisme, mais le symptôme qu’un étau "anti-croissance" est en place.

Lorsque Daniel Cohen semble baisser les bras "Or le problème est que les taux d’intérêt ont du mal à descendre plus bas que zéro… signe de l’incapacité nouvelle des politiques monétaires à relancer l’économie", un rappel à Friedman, dans un article publié en 2000 à propos du Japon, permet de répliquer :

"Maintenant, l’argument de la Banque du Japon est de dire "Oh… vous savez, nous avons baissé nos taux d’intérêts à 0, que pouvons-nous faire de plus ? "C’est très simple. Ils peuvent acheter des obligations d’Etat, et continuer d’en acheter en augmentant la base monétaire jusqu’à ce que celle-ci commence à remettre l’économie sur la voie de la croissance. Ce dont le Japon a besoin, c’est d’une politique monétaire expansionniste."

Et lorsque le Prix Nobel indique "Acheter des obligations d’Etat, et continuer d’en acheter (…) jusqu’à ce que celle-ci commence à remettre l’économie sur la voie de la croissance", cela correspond précisément à ce qu’ont fait les Etats Unis au cours des dernières années pour parvenir aux résultats actuels sur son économie. La proposition de Friedman a été retenue par les autorités du pays, ce qui donné naissance aux "plans d’assouplissement quantitatifs" (quantitative easings) américains.

L’influence de Friedman en la matière ne peut être démentie. En effet, son analyse des causes monétaires des crises économiques, notamment de la Grande dépression, a profondément influencé les débats.  Ainsi, lors d’un discours prononcé le 8 novembre 2002, Ben Bernanke, qui sera Président de la FED pendant la crise, déclara:

"Laissez-moi finir mon discours en abusant un peu de mon statut de représentant officiel de la Réserve Fédérale. Je voudrais dire à Milton et à Anna, (Milton Friedman et Anna Schwartz Coauteurs du livre "une histoire monétaire des Etats Unis" datant de 1963 ndlr) concernant la grande dépression, vous aviez raison, c'est notre faute. Nous en sommes désolés. Mais Grâce à vous, nous ne le permettrons plus."

Ceci en référence spécifique à l’absence de réaction des autorités monétaires américaines pendant la crise des années 30. De cette erreur manifeste, dénoncée par Friedman et Schwartz, la Réserve Fédérale des Etats Unis a tiré les conséquences. D’où la mise en place d’une forte réaction monétaire afin de traiter la crise de 2008.

Pourtant, Daniel Cohen connait parfaitement cette histoire. En effet, dans son ouvrage "Macroéconomie" (Pearsons -3e édition -2004) co-écrit avec Olivier Blanchard, ancien chef économiste du FMI, il indiquait :

"Dans un ouvrage de 1963, intitulé Histoire monétaire des Etats Unis, 1867-1960, Friedman et Anna Schwartz ont examiné avec soin les données existantes sur la politique monétaire et la relation entre monnaie et production aux Etats-Unis sur un siècle d’histoire. Leurs conclusions sont d’abord que la politique monétaire est un instrument très efficace, et aussi que les fluctuations de la masse monétaire expliquent la plupart de celles de la production. Ils interprètent la Grande Dépression comme le résultat d’une erreur tragique de politique économique, une baisse de l’offre de monnaie due aux faillites bancaires-une baisse que la FED aurait pu éviter en augmentant la base monétaire, ce qu’elle n’a pas fait.

Le défi de Friedman et Schwartz a été suivi par un débat vigoureux et par des recherches intenses sur les effets respectifs des politiques monétaire et budgétaire, qui toutes deux ont à l’évidence des effets."

Cette même analyse est également valable pour la crise de 2008. C’est ce que les Américains ont compris, et c’est ce que l’Europe ne veut pas voir. La réaction tardive des autorités monétaires européennes, en janvier dernier, n’est malheureusement pas suffisante pour y faire face.

L’absence de croissance n’est pas une fatalité, des leviers existent. Daniel Cohen ne se méprend pas sur les défis à venir, démographie, technologie, mondialisation, mais renonce, un peu trop vite, et à priori, à une solution qui offre des résultats pourtant tout à fait probants. Encore une fois, les Etats Unis ont un taux de chômage de 5.1% et une croissance de 3.7% au second trimestre 2015. Pas de quoi baisser les bras.

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