Sanctions économiques contre la Russie : quel impact sur le plan militaire ?<!-- --> | Atlantico.fr
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« Goodbye Poutine » est publié sous la direction d’Hélène Blanc chez Ginkgo éditeur.
« Goodbye Poutine » est publié sous la direction d’Hélène Blanc chez Ginkgo éditeur.
©NATALIA KOLESNIKOVA / AFP

Bonnes feuilles

L’ouvrage « Goodbye Poutine » est publié sous la direction d’Hélène Blanc chez Ginkgo éditeur. Avec l’invasion de l’Ukraine, l'Union européenne, les Etats-Unis et le reste du monde ont enfin réalisé à quel point la Russie est devenue dangereuse pour le monde libre. Sous la direction d’Hélène Blanc, les voix multiples, les regards croisés des meilleurs observateurs de l'Union européenne, de la Russie et de l'Ukraine, analysent la crise la plus grave qu'ait connue l'Europe. Extrait 4/4.

Jérôme Pellistrandi

Jérôme Pellistrandi

Le Général Jérôme Pellistrandi est Rédacteur en chef de la Revue Défense nationale.

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Avec l’invasion de la Crimée, en 2014, et son annexion après un référendum illégal, la communauté internationale et, en particulier, les Etats de la sphère occidentale, avaient pris une première série de sanctions économiques censées faire pression sur Vladimir Poutine. Sanctions destinées à ramener Moscou dans le « droit chemin ». Le paradoxe est que celles-ci et, en particulier, dans le domaine de l’agro-alimentaire, eurent l’effet inverse de l’objectif initial, en accélérant la modernisation de l’agriculture russe et en lui permettant non seulement de garantir l’autosuffisance pour la population mais aussi d’accroître les volumes destinés à l’exportation.

De fait, le régime des sanctions internationales est à manier avec précaution surtout lorsque celles-ci sont instrumentalisées par le régime incriminé, lui permettant de renforcer la fibre nationaliste en insistant sur le phénomène de « citadelle assiégée ». Ce qui est le cas de la rhétorique poutinienne depuis des années.

À partir du 24 février 2022, une aggravation progressive des sanctions

Le 24 février 2022, après une montée en tension voulue par Moscou, les forces armées russes envahissent l’Ukraine, ouvrant ainsi un chapitre inédit de la paix froide entre le Kremlin et l’Ouest. Passé le temps de la sidération, avec l’inquiétude légitime de la chute probable de Kiev – ce qui n’advint pas grâce à la défense acharnée des forces ukrainiennes –, très vite, le temps des sanctions est revenu, comportant une progressivité régulière dans la sévérité en fonction de l’intransigeance de Moscou. Celles-ci ont été de nature différente en fonction d’objectifs politiques et économiques spécifiques et sans être totalement suivies par tous les pays. Cependant, on peut en distinguer plusieurs comme la fermeture de l’espace aérien européen aux avions russes, obligeant dès lors à des voyages plus longs, plus coûteux et restreignant la liberté de circulation des Russes, celle-ci étant aussi contrainte par la suspension des visas.

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Il y a eu, également, la saisie des biens immobiliers de certains oligarques – sans oublier la flotte de yachts luxueux – avec la complexité des supports juridiques et l’insertion de ces hommes d’affaires dans le système économique libéral. Au-delà de la dimension très médiatique, il y a eu la reconnaissance de l’implication russe dans certaines pratiques douteuses quant à l’accaparement des richesses et de l’économie du pays…

Autres types de sanctions dont la portée n’est pas négligeable, celles tournant autour du sport mais aussi de la culture, avec l’ambiguïté de sanctionner notamment dans le monde culturel des artistes peu enclins à soutenir le maître du Kremlin. À l’inverse, pour un sport comme le football, l’interdiction de participer aux compétitions internationales fragilise un secteur vecteur d’une certaine propagande au service du pays.

Les restrictions imposées aux exportations et aux importations portent également un coup sévère à l’économie du pays en la privant en particulier de technologies qui lui font défaut. En effet, la Russie, malgré son immense potentiel et ses ressources naturelles quasi illimitées, ne se situe qu’au 12e rang international pour le PIB avec une économie de rente basée sur l’exportation de ses matières premières dont les hydrocarbures, ses produits agricoles et, pour le reste, ses équipements militaires. À cela, il faut ajouter un vieillissement démographique inéluctable aggravant une productivité économique déjà faible.

Or, la question des sanctions sur les hydrocarbures est à double tranchant, tant la dépendance de l’Europe au gaz russe, très importante, accroissait la vulnérabilité des Etats face à une rupture accidentelle ou décidée des approvisionnements. Moscou l’a bien compris en pratiquant un chantage au gaz dont on voit déjà les conséquences, ne serait-ce qu’avec le quasi-arrêt des livraisons, la hausse vertigineuse des prix et les réactions des pays européens consommateurs. Au bout de huit mois de guerre, le narratif russe est d’ailleurs resté simple mais efficace en essayant de convaincre l’opinion publique européenne que les sanctions pénalisent davantage l’Union européenne et ses consommateurs.

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Narratif d’ailleurs repris par certains partis politiques de l’extrême droite en Europe demandant la fin des sanctions sous prétexte de « protéger » les citoyens. Narratif également relayé par les réseaux sociaux pro[1]russes et les agents d’influence « amis » de la Russie, dont l’anti-américanisme primaire et l’anti-européisme sont tels qu’ils acceptent de cautionner toutes les actions de Moscou, au mépris des réalités constatées et documentées sur le terrain.

À ce jour, l’Union européenne a pris huit séries de sanctions accroissant de fait la pression sur Moscou.

Certes, il peut sembler au regard de l’opinion publique que celles-ci sont peu efficaces, voire inefficaces et contre[1]productives. Il est vrai qu’il est aussi difficile de voir concrètement la réalité de ces sanctions sur le terrain, tant l’accès à l’information est contrôlé par les autorités russes. De plus, l’économie résiste mieux que prévu avec une récession estimée à -3,4 % pour 2022, ce qui est décevant d’un point de vue occidental au regard des multiples sanctions accumulées depuis fin février. À cela se rajoute un taux de chômage demeuré faible, et qui diminuera encore avec l’impact de la mobilisation partielle de septembre, qui se traduit par une ponction de près de 300 000 hommes sur la main d’œuvre disponible et donc, par un déficit accru de compétences notamment dans l’industrie.

S’agissant de ce chiffre de -3,4 %, il faut cependant avoir une approche différenciée, plus à même d’analyser l’impact réel des sanctions.

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Les sanctions et la défense russe

Et celles-ci sont au final très efficaces face au complexe militaro-industriel qui souffre désormais cruellement.

Celui-ci représentait environ 50 % de l’industrie manufacturière et 30 % des ressources humaines du secteur secondaire. C’est aussi le principal exportateur de biens manufacturés et, de ce fait, l’un des bras armés de la politique étrangère du Kremlin. La vente d’armes est d’ailleurs l’un des axes d’expansion datant de l’URSS, ayant permis de se constituer un réseau d’Etats clients, qui a subsisté malgré la chute de l’empire soviétique. Toutefois, la déliquescence de l’Union soviétique à la fin du XXe siècle s’est aussi traduite par les multiples défaillances du système militaire gangrené par la corruption et l’incompétence du commandement. La catastrophe du sous-marin Koursk, coulé le 12 août 2000, fut un véritable électrochoc pour Vladimir Poutine, conscient de l’extrême faiblesse de ses armées. Il décida alors une modernisation de grande ampleur censée rattraper les retards accumulés. Avec le paradoxe de bénéficier de l’appui occidental au moyen de coopérations industrielles et de mises à niveau impliquant de grandes entreprises européennes et israéliennes. L’exemple le plus spectaculaire fut la commande de deux Bâtiments de Projection et de Commandement du type Mistral passée à la France en 2010. La construction de ces navires a débuté en 2012 à Saint-Nazaire. La prise de la Crimée par Moscou provoqua l’annulation de cette vente très critiquée par nos partenaires de l’OTAN. Il n’en demeure pas moins que cet épisode a permis aux ingénieurs russes d’engranger des informations confidentielles très précieuses pour la conception de leurs navires de combat.

L’industrie de défense russe a donc bénéficié d’investissements colossaux décidés, après 2000, par Vladimir Poutine. Et les chaînes de fabrication ont pu reprendre des cadences non négligeables portées à la fois par les commandes nationales et les exportations de matériel à la bonne réputation car alliant rusticité et modernité grâce à l’introduction de systèmes numériques souvent de conception occidentale. Les écrans plats ont envahi les cockpits des avions de combat tandis que les chars de types T 80 et T 90 étaient exportés en Algérie ou en Inde, par exemple. Les appareils construits par Sukhoï et Mig ont également été largement exportés, offrant des prix plus compétitifs que les avions occidentaux du type F 16, F18 ou Rafale aux performances relativement plus élevées.

Pour la construction navale, le résultat fut plus mitigé hormis les ventes de sous-marins diesel-électrique Kilo à des pays comme l’Iran, le Vietnam ainsi que l’Algérie et l’Inde.

Second producteur mondial d’armes, Moscou a ainsi bénéficié de cette forme de « rente » de situation, lui permettant de moderniser ses propres forces armées. Mais à partir de 2014, les sanctions occidentales ont commencé à fragiliser le complexe militaro-industriel en restreignant l’accès aux technologies occidentales, même si certaines « queues » de marché ont duré jusqu’en 2022. Toutefois, les Russes surent trouver des stratégies de contournement en se procurant des éléments comme les semi-conducteurs chez des fournisseurs asiatiques.

À partir du 24 février, il en a été autrement avec un durcissement de sanctions qui, huit mois après, révèle son efficacité. Il devient en effet de plus en plus difficile pour les industriels russes de continuer à produire les nouvelles générations d’armements. Faute de ces composants, les chaînes de production des missiles air-sol ou de chars tournent désormais au ralenti. Selon certaines constations faites sur des débris d’équipements trouvés en Ukraine, on retrouve des éléments électroniques issus de l’électroménager censés pallier le manque de pièces spécifiques. La fabrication de chars de type T 14 est à l’arrêt et les Russes ont reconditionné des chaînes de construction de blindés pour remettre en état leur stock de chars du type T 62 totalement obsolètes mais pouvant encore servir.

Les missiles de type Kalibr voient leur nombre diminuer à vue d’œil. Les délais de fabrication étant d’environ deux ans, à condition de disposer de tous les composants, ce qui n’est plus le cas. C’est l’une des raisons qui a poussé Moscou à s’adresser à l’Iran pour compenser ce déficit avec des drones suicides de type Shaed 136. Désormais, utilisés depuis début octobre pour viser des cibles fixes aux résultats pouvant sembler spectaculaires mais qui ne changent en rien le cours de la guerre.

Face à l’attribution des équipements militaires dont la consommation est effarante et à l’incapacité, pour l’industrie russe, de les remplacer dans des délais courts, Moscou ne peut réellement compter que sur la massification des troupes sur la ligne de front. D’où le recours à la mobilisation partielle pour combler les pertes et essayer de retrouver un rapport de force plus favorable face aux unités ukrainiennes. En attendant que les entreprises d’armements puissent à la fois réparer les milliers d’engins endommagés et essayer de produire des systèmes plus « low cost », moins sophistiqués, en vue, probablement, de relancer une offensive massive au printemps 2023.

Au grand dam des pro-Russes encore et toujours militants en Europe, les sanctions commencent à porter leurs fruits en désorganisant le fonctionnement de l’économie russe. Bien sûr, la résilience du peuple russe est une réalité et, pour les habitants des régions rurales, la guerre désignée comme « opération militaire spéciale » se traduit surtout par une ponction sur la population masculine sans grand impact sur le quotidien de la population.

En revanche, pour le complexe militaro-industriel, la situation est désormais beaucoup plus difficile avec une production réduite, une productivité en déclin et surtout une image de marque de plus en plus désastreuse. Quel pays étranger voudra acheter le matériel équipant une armée en très grande difficulté sur le terrain ?

Le flux généré par les exportations d’armes risque de se réduire très vite d’autant que Moscou est obligé de donner la priorité à ses propres forces dans les mois à venir.

Or, à ce risque réel de pertes de parts de marché s’ajoutera le désastre du modèle militaire soviéto-russe qui se révèle au grand jour à travers cette guerre de haute intensité qui ne devait durer que quelques jours.

Comme en 1914…

Extrait du livre « Goodbye Poutine », publié sous la direction d’Hélène Blanc chez Ginkgo éditeur

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