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Salvini, Orban, Trump et parfois Macron... : comment l’outrance est (re)devenue un mode de conquête du pouvoir et de gouvernement dans les démocraties "apaisées" occidentale
©LUDOVIC MARIN / AFP

Le bruit et la fureur

Avec l'émergence de nouveaux partis politiques, ou de personnalités dites « populistes », de Matteo Salvini à Viktor Orban en passant par Donald Trump, l'outrance, l'indignation, ou le scandale ont pu prendre une place importante dans le débat politique.

Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

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Atlantico : Avec l'émergence de nouveaux partis politiques, ou de personnalités dites « populistes », de Matteo Salvini à Viktor Orban en passant par Donald Trump, l'outrance, l'indignation, ou le scandale ont pu prendre une place importante dans le débat politique. Comment cette politique du « cycle de l'outrance » - comme le nomme le magazine américain The Atlantic est-elle devenue une méthode de gouvernement et un moyen de former des majorités ?

Christophe Boutin : Commençons si vous le voulez bien par poser les choses. Outrance, indignation et scandale ? Mais pour qui ? Pour le chœur de ceux, politiques et médias, pour qui il serait indécent de remettre en question, entre autres, les politiques de mondialisation, de consumérisme hédoniste, de libéralisme sociétal ou de négation des identités –pour être exact, de négation des identités des nations européennes. Dès qu’un discours ose en effet s’affranchir de cette doxa, il est aussitôt dénoncé comme « outrancier » par des politiques « scandalisés » et mis à l’index par les médias mainstream « indignés », la légitimité de celui qui a osé le prononcer étant immédiatement remise en question, quand bien même a-t-il été démocratiquement élu. On en est même arrivé au point ou poser dans un sondage une question qui puisse laisser entendre que la doxa soit contestable serait en soi coupable – c’est la récente polémique à propos du sondage prétendument raciste organisé par Terra Nova, un Think Tank d’une gauche affirmée, pour les adhérents de LaREM !

Pour autant, lorsque l’on pose aux citoyens des pays concernés par les choix de ces leaders et par les éventuelles outrances verbales qui les accompagnent la question de savoir si choix ou propos les ont choqués, on constate qu’il n’en est rien. Les Français n’ont pas été traumatisés par le tract des Républicains appelant à ce que « la France reste la France », les Italiens se félicitent de la fermeture de leurs ports ou du recensement des Roms présents dans la péninsule, et ce quelles que soient les formules de Salvini, quand les Hongrois voient dans le discours musclé et la politique d’Orban la défense de leur identité et que, assumant visiblement le risque de désespérer Bernard-Henry Lévy, les Américains soutiennent toujours Donald Trump.

Premier élément donc, indignation et scandale ne touchent qu’une minorité des citoyens, mais la majorité des médias mainstream. Une preuve de plus du décalage qui existe dans nos sociétés entre les médias et le peuple, ce qui se traduit par la méfiance dont fait preuve ce dernier à l’encontre des journalistes, aussi bas que les politiques dans les cotes de confiance.

Deuxième élément, la question de l’avantage politique qu’il y aurait à mener un discours de rupture. Moyen de former des majorités ? En théorie non, un discours clivant rassemble moins qu’un discours plus modéré ou plus neutre. Méthode de gouvernement ? Là encore, a priori non, puisque cela peut conduire à l’éclatement de coalitions gouvernementales. Mais les choses changent du tout au tout lorsque cette « outrance », lorsqu’elle existe bien, répond aux attentes d’une majorité rendue trop longtemps muette mais encore – temporairement – pourvue du droit de vote, car de véritables lames de fond peuvent alors porter au pouvoir ceux qui ont bravé les interdits.Le risque est bien sûr de voir des démagogues surfer sur ces vagues et gouverner par l’outrance, allant toujours plus loin dans la provocation – avec la possibilité de cette outrance suprême qu’est la guerre.

En quoi s'agit-il, ou non, d'une nouveauté ? Quelles sont les spécificités de l'époque actuelle en la matière ?

L’outrance n’est bien sûr pas une nouveauté en politique. Pour prendre l’exemple français, il n’y pas si longtemps, les débats de l’Assemblée nationale faisaient résonner les travées de noms d’oiseaux, et il arrivait que deux parlementaires finissent le dit débat sur le pré ; et l’on pourrait faire la même remarque concernant les médias. On peut bien sûr se féliciter de vivre dans une démocratie apaisée dans laquelle le débat exclut la violence, mais, puisque nous pouvons nous poser, avec les réserves que j’ai formulées, la question du retour de cette dernière, il faudrait se demander si notre démocratien’est pas aussi allée trop loin dans le contrôle du discours  – pensant ainsi sans doute contrôler l’opinion. On ne s’est en effet pas contenté d’interdire les insultes, on a édulcoré le discours à un point caricatural, sous la pression de ce que l’on nomme le « politiquement correct », une bien-pensance à côté de laquelle celle de la bourgeoisie du XIXe, honnie de Flaubert ou de Bloy, n’était rien. Nous parlons et écrivons de nos jours sous le contrôle de censeurs prompts à engager des actions qui font de ceux qu’elles visent des morts-vivants à jamais interdits d’expression, perdant travail et amisquand ils ne sont pas embastillés.

Si donc aujourd’hui des dérivessont possibles, y compris parfois cette fuite en avant dans une violence dont on rappellera qu’elle n’est jamais que verbale, ce n’est souvent qu’à cause de la tension que crée la chape de plomb interdisant certaines expressions. Benjamin Constant dans De l’esprit de conquête et de l’usurpation, John Stuart Mill dans De la liberté, Alexis de Tocqueville et tant d’autres auteurs encore qui ont réfléchi sur le fonctionnement de la démocratie avaient pourtant mis en garde contre cette « police de la pensée », contre son inefficacité comme sur les effets pervers de sa mise en œuvre.

Comment comprendre dans ce cadre les déclarations d'Emmanuel Macron à Quimper de ce jeudi 21 juin, dénonçant la « lèpre qui monte » ou encore déclarant : « Ils disent le pire, et nous nous y habituons, ils font les pires provocations et personne ne se scandalise de cela » ?

À la fois comme un simple jeu politique et comme l’expression typique de cette politique autiste que nous évoquions. Qu’Emmanuel Macron soit opposé au populisme et emploie pour le caractériser le terme polémique de « lèpre » dans le cadre d’un discours public n’est pas en soi critiquable. Qu’il pense que les populistes européens « disent le pire » et « font les pires provocations » ne l’est pas plus. Qu’il regrette que « personne ne se scandalise » ne choque pas. Cela relève justement de ce jeu de l’outrance qui vise à discréditer l’adversaire politique, à le délégitimer, à tenter de lui faire perdre ses appuis et, au contraire, à en gagner. Qu’on l’apprécie ou non, c’est une partie de la rhétorique démocratique, et Cicéron lui même, dans ses Catilinaires, ne se privait pas d’en user.

Mais il est possible aussi que cela ne soit pas seulement jeu politique, qu’Emmanuel Macron considère vraiment que les populistes n’ont pas le droit de tenir leurs propos et qu’il souhaite devant ce « scandale » les interdire – non dans leurs pays, il n’est pas encore Président de l’Europe, mais par exemple en France. Car si Emmanuel Macron reconnaît dans ce même discours les évolutions actuelles que sont « le nationalisme qui renaît, la frontière fermée que certains proposent », il ne semble vouloir trouver comme explication que le chant des sirènes populistes trompant les populations, incapable semble-t-il de comprendre que ce ne sont finalement que des réponses à des politiques– dont la sienne - qui choquent la grande majorité des populations européennes. Nous sortirions ici du débat politique, même polémique, pour retrouver lapossible interdiction d’expression que nous avons évoqué.

Quels sont les moteurs profonds qui ont pu permettre cette acceptation de cette forme du discours politique par les populations ? Comment analyser, à travers cette acceptation, ce qu'est devenu le lien unissant les élites à la population ? La perte de confiance en est-elle le moteur ?

On laisse souvent entendre que le discours outrancier est populaire parce que le peuple lui-même serait foncièrement violent. L’outrance, à la fois, flatterait ses bas instincts et lui renverrait son image en miroir. Outre le mépris que cela traduit pour le peuple, les choses sont bien plus complexes.

La politique reste d’abord une théâtralisation du conflit, où les polémiques, les petites phrases, les passes d’armes lors des débats, y compris avec une certaine outrance, peuvent séduire. C’est un risque que court celui qui use de cette violence verbale, car le public est aussi prompt à l’encenser que, parfois, à soutenir un perdant qu’il estimeraagressé à tort, mais certains le courent facilement. Par ailleurs, la politique est le monde des choix, et le choix politique principal reste l’identification de l’ami et de l’ennemi – quand bien même cette identification serait-elle outrée à l’encontre de ce dernier. Enfin, le discours raisonnable et aseptisé a certes ses charmes, mais il ne s’adresse pas nécessairement aux mêmes publics que le discours polémique, de même qu’une plaidoirie n’est pas la même en privé et en public.

En dehors de ces explications, il faudrait peut-être encore se demander si, en dehors de la séduction par sa seule forme du discours outrancier, ce ne sont pas aussi et surtout les politiques portées par ce discours qui séduisent. Des politiques dont on ne pouvait plus parler, ce qui fait, d’une part, que tout discours sur ce point semblera choquant, tandis que, d’autre part, la brutale libération de la parole ira parfois de pair avec une certaine outrance.

Les élites ont-elles enfin perdu le lien avec le peuple, et chercheraient-elles à le retrouver en usant d’outrances ? Il est certain qu’une partie de nos populations occidentales considère surtout qu’une oligarchie – à distinguer des véritables élites – a opéré une captation du pouvoir et impose ses politiques par un matraquage médiatico-judiciaire que l’on aura rarement connu. Nous retrouvons ici la distinction faite par Benjamin Constant entre le tyran, qui interdit toute expression, et l’usurpateur, qui, lui, crée des simulacres d’opinions. Confrontant ce théâtre d’ombres avec son quotidien réel, comment certains ne verraient-ils pas un espoir de liberté dans les discours,même outranciers, de ceux qui osent dire que le roi est nu ? Mais sans cette part de vérité, nulle outrance ne sera suffisante pour convaincre.

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