Russie/Ukraine : deux armées éprouvées par la guerre… mais l’une plus que l’autre<!-- --> | Atlantico.fr
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Les pertes militaires en Ukraine ont fait évoluer le conflit et la stratégie militaire depuis le début de l'invasion russe.
Les pertes militaires en Ukraine ont fait évoluer le conflit et la stratégie militaire depuis le début de l'invasion russe.
©SERGEI SUPINSKY / AFP

Guerre en Ukraine

Une étude publiée par des chercheurs de la Fondation pour la recherche stratégique décrypte les fragilités des armées russes et ukrainiennes après plus d'un an de conflit.

Vincent Tourret

Vincent Tourret

Vincent Tourret est chercheur associé auprès de la Fondation pour la recherche stratégique. Il est spécialisé dans les questions militaires et opérationnelles, la géostratégie, les crises et conflits et les politiques de défense.

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Atlantico : Vous avez publié une étude, « Guerre en Ukraine : analyse militaire et perspectives » avec Philippe Gros, pour la Fondation pour la recherche stratégique. Quel était votre objectif ?

Vincent Tourret : Il y a beaucoup d’hypothèses et de suppositions sur le coût réel de la guerre, sur les forces et les faiblesses de chaque belligérant. De nombreuses questions se posent également sur les stocks et les matériaux déployés ou sur le nombre de chars restants et sur la quantité de munitions que chaque camp est capable de produire. Ces éléments et ces données sont généralement peu transparents ou étayés, notamment même par les belligérants eux-mêmes. La littérature militaro-technique russe n’est pourtant pas suffisamment exploitée par la plupart des commentateurs et des analystes. Certains chercheurs s’intéressent tout de même à ces sources comme Rob Lee ou Dimitri Minic.

Ces matériaux sont très peu utilisés alors qu’ils regorgent d’informations que les Russes ne protègent pas assez. Il est possible d’apprendre beaucoup de choses grâce à ces ressources. Nous avons essayé de retranscrire cela dans notre étude. Nous nous sommes intéressés aux effectifs, au capital scientifique matériel de chaque camp, à la question du stock et de l’entretien. Nous avons consulté de multiples sources afin de quantifier réellement ces éléments.

Cela permet de révéler des données pertinentes sur la Russie. Ces éléments sont issus des Russes eux-mêmes et révèlent les écueils et les lacunes de leur outil militaire. Les sources en question pour la Russie ne peuvent pas être accusées d’être biaisées ou pro-occidentales. Cela émane d’officiers russes qui parlent de leur armée. Cela permet d’avoir une vision de l’intérieur.

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Pour les Ukrainiens, cela est beaucoup plus difficile à quantifier car les sources sont plus limitées.

Quel est l’état de l’appareil de guerre des deux côtés au regard de votre étude ? Où en sont les Russes et les Ukrainiens après plus d’un an de conflit.

Concernant la Russie, il y a en réalité une nouvelle armée russe qui est la version absolument dégradée et presque une caricature de l’armée soviétique. L’armée moderne qui avait été initiée depuis 2010 a disparu. Ses hommes ont été décimés. Son matériel a été perdu. Les compétences ont été complètement diluées. La créativité doctrinale qui permettait de  proposer de bonnes innovations est elle-même complètement bradée aujourd’hui à cause de l’autocensure et du durcissement du régime. La liberté de ton a disparu. Il est difficile d’entendre des voix russes militaires qui sont capables de réfléchir ouvertement sur leurs problèmes militaires. L’outil militaire russe est donc en régression sur le plan intellectuel et matériel. Il y avait une carence importante en infanterie, en capital humain. Cette lacune a été comblée de manière expéditive et dans l’urgence, sans vraiment pouvoir maîtriser et digérer la masse d’hommes qui a été insufflée dans ces forces.  C’est la raison pour laquelle l’armée russe n’a quasiment plus de capacité offensive mais a la possibilité de se maintenir au combat.

Les défaites majeures subies à l’automne dernier, Kharkiv et Kherson, ont soulevé de nombreuses questions sur le fait que la Russie puisse être en capacité réelle de se maintenir sur le sol ukrainien. L’armée russe était alors complètement anémiée. La mobilisation partielle a permis de se maintenir dans le combat et de lancer une offensive cet hiver, même s’il s’agit d’une illusion et d’une auto-intoxication du pouvoir russe sur les capacités réelles de son armée. Cela avait permis de panser les plaies mais prouvait que les soldats russes n’étaient pas capables d’aller conquérir le Donbass ou d’aller encore plus loin. L’armée russe n’est pas une masse de manœuvre mais plutôt une masse en tranchées. Depuis le début du conflit, les Russes ont valorisé leur terrain avec des ouvrages défensifs. La contre-offensive ukrainienne va trouver un adversaire plus coriace que celui auquel elle était confrontée lors de l’automne. L’armée russe est tout de même moins menaçante. A brève échéance, les Russes ne peuvent pas atteindre Kiev. Nous le démontrons dans notre étude. Cela s’explique par des lacunes, notamment dans la capacité industrielle défaillante pour remplacer les pertes, par un arsenal soviétique qui a été largement surestimé vis-à-vis de sa qualité et de sa quantité réelle.

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Pour l’Ukraine, la réalité est différente. Comme le disait Michel Goya, il s’agit plutôt de la victoire en changeant. L’armée ukrainienne engrange des victoires mais avec la contrainte majeure d’un potentiel démographique et industriel moins important que la Russie. Il est donc difficile pour l’Ukraine de remplacer les pertes et de pouvoir faire monter en puissance son outil militaire. Le défi est donc différent.

L’armée russe doit d’abord survivre. L’armée ukrainienne doit engranger suffisamment de puissance pour repousser les troupes de Moscou. Cela entraîne donc une tension sur les stocks mais vers le meilleur, afin d’augmenter les capacités. Cette réalité provoque néanmoins des tensions dans l’armée ukrainienne. Il y a deux cultures d’officiers au sein de l’armée ukrainienne (une occidentale et une soviétique) et une culture du terrain. La cohabitation n’est pas toujours aisée.    

La majeure partie des cadres supérieurs de l’armée ukrainienne ont été formés par la culture soviétique. L’autre culture est liée à la formation de certains cadres à l’Ouest, depuis 2014. Cela a fait fructifier les expériences du Donbass et a permis d’importer dans le contexte ukrainien la stratégie occidentale dans la manière de mener la guerre (le commandement de mission, une attention spéciale sur la logistique). Ces deux cultures peuvent être complémentaires. Les tensions vont apparaître en revanche sur l’initiative qui est donnée aux subordonnés.   

La culture du terrain est plus empirique. Elle se développe depuis 2014 parmi les appelés, les volontaires et les soutiens dans la population civile en Ukraine. Cette culture s’est développée pour pallier et compenser les déficiences. En 2014, la société civile s’est rendu compte que son Etat n’était pas à même de juguler l’invasion russe et de subvenir à ses besoins militaires. Depuis 2014, il y a une organisation civile de soutien aux forces armées via de nombreuses associations qui vont amener des drones, de la logistique, qui vont développer des applications pour faire fonctionner ces drones.  

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Cette hétérogénéité s’accroît aujourd’hui. Il y a de plus en plus d’hommes sous les drapeaux. Il y a un rappel des officiers qui étaient plutôt issus d’une culture soviétique. Les brigades sont trop petites pour gérer tout le surplus d’hommes que les Ukrainiens ont engrangé depuis un an. Un échelon supérieur devait être créé. Il y a maintenant un corps d’armée afin de coordonner plusieurs brigades. Des cadres sont nécessaires pour cela. Il est impossible d’en avoir du jour au lendemain même si l’aide occidentale permet de former plus de soldats et plus d’officiers.

Mécaniquement, les cultures sont revenues à un pied presque d’égalité, numériquement, au sein de l’armée ukrainienne. Les officiers de culture occidentale ont subi des pertes importantes dans les troupes de Kiev. Leur influence a eu tendance à baisser.

Cette hétérogénéité va donc impacter la structure de force de l’armée ukrainienne, notamment la manière dont ils coordonnent et organisent leurs unités et leurs armements. Cela va impacter les programmes d’armements aussi. Une vision soviétique de l’intégration par les systèmes numériques va être radicalement différente de celle occidentale. Cela crée des frictions. Il s’agit de l’un des défis majeurs pour l’Ukraine.

L’armée ukrainienne est aussi confrontée à des difficultés sur la question des stocks et des munitions.

Qu’est-ce que l’état actuel des forces en présence révèle sur l’avancée de la guerre ?

Cela dépend du scénario futur et des perspectives qui se dessinent sur le conflit. La difficulté de notre prospective est que l’armée russe est tellement entrée dans un état de faiblesse qu’il n’est pas impossible d’écarter le fait qu’elle puisse s’effondrer. En cas d’effondrement, cela ferait basculer totalement la situation. Ce scénario n’est pas le plus probable mais il est sérieux au vu de toutes les défaillances listées dans notre étude.

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L’autre scénario envisagé serait un conflit de très longue durée. Les forces et les faiblesses des deux adversaires ne sont pas les mêmes. Les Russes ont une armée qui est largement incompétente. Cette armée est amenée à gagner en compétences même si cela va prendre du temps. Les Russes ont déjà procédé à des adaptations tactiques comme l’infanterie d’assaut. L’armée russe a néanmoins un potentiel. Si le régime tient et si la population ne fait pas trop de vagues, l’armée russe pourrait se maintenir dans le conflit sur une très longue durée.

Aujourd’hui, l’Ukraine dispose d’une armée très compétente mais qui est confrontée à des difficultés liées à sa montée en puissance. Il va être nécessaire d’assurer l’encadrement des nouveaux personnels et qu’ils puissent être en capacité de maîtriser les nouveaux armements occidentaux. La principale limite pour Kiev concerne les ressources pour avoir plus de chars, plus d’hommes et comment pouvoir les encadrer. Cela empêche l’armée ukrainienne de bénéficier de manière plus opportune des vulnérabilités russes. La bataille de Bakhmout a obligé les Ukrainiens à mobiliser la plupart de leurs bonnes unités. Cela explique pourquoi il n’y a pas eu de troisième offensive ukrainienne avant l’hiver, après Kherson. Le dispositif russe était à son plus bas en termes de solidité. Une troisième offensive ukrainienne aurait pu totalement changer les choses. Mais les Ukrainiens n’avaient pas assez de moyens pour mener ce projet à bien. La contre-offensive semble se dessiner actuellement.

Le conflit semble appelé à durer. Les offensives ukrainiennes vont réussir mais elles ne seront pas suffisamment décisives pour faire échouer les plans du Kremlin.

Les Russes vont tant bien que mal essayer de se maintenir en Ukraine. Ils pourraient gagner en compétence mais sur un temps long.

Les derniers grands conflits de haute intensité entre nations ne remontent pas à la Seconde Guerre mondiale. Il y a eu des exemples plus récents, notamment lors de la guerre Iran – Irak. La nation irakienne avait une armée avec des meilleures technologies mais qui disposait de beaucoup moins d’hommes par rapport à la puissance iranienne qui avait beaucoup de troupes mais qui étaient moins performantes sur le plan des technologies. Leurs forces et leurs faiblesses ont fait que les armées des deux pays ont stagné dans un conflit pendant près de dix ans.  

Quelles sont les clés de la guerre ? Qu’est-ce qui pourrait faire pencher la situation dans un camp ou dans l’autre ? Quels sont les éléments déterminants ?

Le soutien occidental à l’Ukraine est l’une des clés. Le pays n’a pas suffisamment de capacités industrielles pour équiper à lui seul son armée. Le potentiel de son arsenal soviétique est épuisé. L’Occident doit être capable de se substituer aux armes soviétiques. Le maintien en condition opérationnelle (MCO) des chars ukrainiens n’est pas très performant. La société ukrainienne tente de compenser les manquements de l’Etat mais il y a bien une carence du point de vue de l’Etat ukrainien qui ne parvient pas correctement à subvenir aux besoins des soldats en première ligne. Un article de La Croix évoquait le cas des rations de combat et rappelait que l’appui de la population locale ukrainienne joue un rôle important pour améliorer le quotidien des soldats par rapport à celui des Russes.

Le soutien occidental est donc la clé pour que l’Ukraine reste dans le conflit et puisse faire valoir son indépendance et restaurer des territoires qui sont occupés.

Un des grands enjeux depuis le début du conflit est que l’Occident et l’Europe doivent comprendre  que nous sommes revenus à une logique de blocs. Le bloc de l’Est, composé de la Russie et de la Biélorussie, est fondamentalement antagoniste à l’Occident. Il ne comprend pas les relations avec le monde extérieur autrement que par un rapport de force militaire. Ils se sont désignés comme nos ennemis. La diplomatie ne peut intervenir qu’avec des résultats obtenus sur le terrain. Les deux belligérants ne comprennent pas un message différent. Les deux camps donnent l’impression qu’ils peuvent remporter la guerre. Il n’est pas possible de les emmener pour l’instant sur les négociations diplomatiques.

Il faut donc s’attendre à un conflit de longue durée qui va devoir aboutir à la mise en place d’une économie de guerre. Des efforts ont été faits sur la production d’obus mais il est nécessaire de pondérer les choix que nous effectuons. Le rôle que l’Europe va tenir sera déterminé par notre implication et notre soutien à nos alliés et à l’Ukraine. Tout le flanc Est de l’Union européenne et de l’OTAN nous jugent par rapport à cela et parfois assez vertement. Lorsque l’on voit la transformation militaire d’un pays comme la Pologne, qui maintenant achète ses chars en Corée, hors de l’Europe, il est nécessaire de se poser la question sur le rôle que l’on souhaite avoir. L’une des clés de cette reconfiguration est la question ukrainienne.

Les autres éléments déterminants sont l’intensification des sanctions. Cela doit permettre de réduire au maximum les sources de la montée en puissance industrielle russe. Il s’agit de la clé financière. Le but des sanctions est d’empêcher la Russie de poursuivre son effort de guerre.

Un soutien plus actif et plus important des Iraniens et le rôle de la Chine sont aussi deux clés majeures de la suite du conflit. Les Chinois vont-ils ouvertement apporter leur soutien à la Russie et beaucoup moins timidement que ce qu’ils ont fait jusqu’à présent ? Cela pourrait radicalement changer l’équation.

Un autre sujet important concerne les munitions. Il serait nécessaire de permettre à l’Ukraine d’obtenir les moyens d’assurer sa défense anti-aérienne pour qu’elle puisse défendre les civils. 

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