Ruben Rabinovitch : « La justice peine à comprendre qu’un crime ou un délit qui n’est pas sanctionné à sa juste hauteur est psychiquement autorisé »<!-- --> | Atlantico.fr
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Émeutes urbaines à Nanterre, en juin 2023
Émeutes urbaines à Nanterre, en juin 2023
©BERTRAND GUAY / AFP

Ni déni, ni aveuglement

Pour Ruben Rabinovitch, psychanalyste, il se joue dans la société française et au sein de ses élites quelque chose qui dépasse le déni ou l’aveuglement, relevant d’une forme de masochisme

Ruben Rabinovitch

Ruben Rabinovitch

Ruben Rabinovitch est psychanalyste à Paris.

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Atlantico : Dans une note publiée par la fondation Jean Jaurès et ancrée notamment sur votre expérience en tant que psychologue et psychanalyste qui a reçu des jeunes ultra-violents en attente de jugement ou sortant de prison, vous soulignez à quel point la justice française, et au-delà d’elle nos responsables politiques, peinent à comprendre la mentalité de ceux à qui elle a affaire. Quelle est la situation à laquelle nous faisons face ? 

Ruben Rabinovitch : Un État qui a laissé le crime se normaliser est un astre mort dont on pense qu’il continue à diffuser de la lumière alors qu’il est déjà mort. A chaque festin de haine (attentats, émeutes, meurtres du quotidien), sont ressorties du congélateur les mêmes explications périmées et les mêmes solutions anémiées. De cette destructivité, on considère qu’elle est l’expression d’un désarroi, d’un appel à l’aide ou d’un malaise de l’intégration. Tout est bon à prendre pour qui ne peut supporter de regarder la destructivité en face. Une destructivité qui n’a pas de cause, mais seulement des opportunités sur lesquelles elle se jette.

La réponse judiciaire est incapable d’enrayer ces mécanismes faute d’ignorer le mal qu’elle prétend traiter. Quand la justice voit dans une peine avec sursis l’occasion d’une dernière chance de retrouver le droit chemin, elle est reçue par ces individus comme une dénégation de leur responsabilité et empêche que leur destructivité trouve enfin une butée. Un crime ou un délit commis qui n’est pas sanctionné à la hauteur de ce qu’il doit est psychiquement autorisé. 

Pour les victimes, dans la plupart des cas, les verdicts rendus par la justice ne sont pas moins destructeurs que les coups reçus. Quelle différence pour une victime comme pour sa famille que des tabasseurs, des violeurs ou des meurtriers soient mineurs ou majeurs, primo-délinquants ou multirécidivistes ? Une justice faible envers les barbares est une justice barbare envers les faibles. Une justice seulement inspirée par la pitié envers les coupables est une justice qui porte préjudice aux victimes. En matière de décision judiciaire, la protection de la société doit désormais l’emporter sur la réinsertion dans la société.

Le mot d’ensauvagement paraît-il adapté à ce que vous avez pu constater chez les délinquants et criminels que vous avez été amené à suivre ?

« Un homme, ça s’empêche » disait le père d’Albert Camus. Cet empêchement fait à l’homme de se livrer à la sauvagerie qu’il a au fond de lui est précisément le fondement de la civilisation. Dès lors, le terme d’ensauvagement, comme celui de décivilisation d’ailleurs, paraît impropre car ces individus n’ont précisément jamais intégré les interdits, les butées, les frustrations et l’empathie qui forment le socle élémentaire de la civilisation.

Pour vous, il se joue dans la société française et au sein de ses élites quelque chose qui dépasse le déni ou l’aveuglement mais qui relèverait d’une forme de masochisme. Pourquoi ?

Nous ne sommes pas confrontés à un simple aveuglement qui finira par cesser le jour où une tragédie, pire que toutes les autres réunies, finira par forcer l’État et ses relais à « regarder la réalité en face ». S’il ne s’agissait que de cela, les centaines de morts, les milliers de blessés graves, la liste interminable des suppliciés, y auraient mis fin depuis bien longtemps désormais.

Cette attitude de déni, si souvent commentée, consisterait à jeter un voile sur une réalité qu’on ne saurait voir parce que sa reconnaissance serait trop difficile à supporter psychiquement. Même les pourfendeurs les plus virulents du marasme actuel font erreur en y voyant une forme, même dégénérée, d’angélisme.

La jouissance masochiste est un appétit qu’aucune souffrance ne rassasie, une soif qu’aucune douleur n’étanche. Seules la soumission, l’humiliation et la maltraitance infligées par l’autre confère plaisir, soulagement et surtout sentiment d’exister. Le sentiment de culpabilité qu’éprouve notre société en se retournant sur son Histoire trouve sa satisfaction dans le fait de souffrir, dans un besoin de punition sans limite. Ce penchant à l’auto-punition et à l’auto-destruction est au cœur de la tragédie actuelle.

Ce n’est pas l’angélisme qui, pour se sauvegarder, a besoin de s’aveugler sur les atrocités infligées mais la position masochiste qui a besoin de l’angélisme pour se masquer à elle-même sa jouissance inconsciente devant les atrocités infligées.

Vous soulignez également que le rapport aux femmes et à la violence à laquelle elles font face dans certains quartiers ou milieux est un facteur clé de notre incapacité à enrayer la montée en violence dans la société tout entière. Comment faites-vous le lien ? Pouvez-vous les décrire ?

Les individus ultraviolents que j’ai été amené à rencontrer, ainsi que leurs proche et leur famille (enfants, femme, ex-femme, mère, sœurs, parfois grands-mères) rapportaient que les enfants n’étaient pas nécessairement tous battus mais que tous étaient des enfants qui avaient vu leur mère prendre des coups. 

Le fonctionnement psychique de ces individus croît à l’ombre de la soumission des femmes. L’inégalité homme-femme est toujours facteur de violence dans une société. En voyant leur mère se faire insulter, menacer, prendre des coups, les petits garçons ne sont pas seulement autorisés à devenir violents à leur tour quand ils seront grands, ils reçoivent également le message qu’à l’avenir, ils auront le choix entre être le complice ou la victime de leur père. Et devant leur mère humiliée, ils se sentent humiliés eux-mêmes d’être leur fils et lavent plus tard cette humiliation en salissant et en sadisant leur femme, leurs sœurs et leurs filles. Ainsi la violence se transmet de père en fils, comme de frère en frère. La violence envers les femmes est consubstantielle à la mentalité des individus de ces meutes ultra-violentes. C’est même une condition d’appartenance et de reconnaissance entre pairs.

Dans ce paysage sombre, quelle note d’espoir verriez-vous ?

« En France », écrivait Chamfort au XVIIIè siècle, « on laisse en repos ceux qui mettent le feu et on persécute ceux qui sonnent le tocsin. » A cet égard, il est inédit que ces dernières semaines des crimes comme ceux qui ont eu lieu à Crépol reçoivent enfin dans le débat public et médiatique le traitement qu’ils méritent. 

Les « solutions », comme on dit, si elles sont irreprésentables pour une part de la société actuellement ne sont pas moins, dans les faits, assez simples : justice implacable, commandement et force. Car ces meutes ultra-violentes et les individus qui les composent ne sont pas forts, ils sont seulement ultra-violents. Ils n’ont de puissance que celle qui leur est concédée et de pouvoir de nuisance que celui que l’État accepte d’endurer. Notre société ne se défendra pas sans douleur. Il y a un prix à payer à se soumettre à la violence. Il y a également un prix à payer à ne pas s’y soumettre. La question qui se pose à notre société est de savoir lequel des deux elle est prête à payer, lequel lui sera le plus coûteux pour l’avenir. Les adolescents suppliciés de Crépol sont nos enfants. Le pessimisme est un luxe que nous ne pouvons pas nous offrir.

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