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Réunion de chefs d’Etat pour le sommet pour un gouvernement ouvert : sauvetage de la démocratie ou aggravation de cette e-lutte des classes qui monte ?
©wikipédia

Open Gov

Ce mercredi s'est ouvert à Paris le sommet mondial du Partenariat pour un gouvernement ouvert. Cette initiative, destinée à renforcer la transparence et à promouvoir la créativité démocratique, accentue en réalité les clivages entre les élites "connectées" et ceux qui sont exclus de cette "citoyenneté numérique".

David Engels

David Engels

David Engels est historien et professeur à l'Université Libre de Bruxelles. Il est notamment l'auteur du livre : Le déclin. La crise de l'Union européenne et la chute de la République romaine. Quelques analogies, Paris, éditions du Toucan, 2013.

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Atlantico : Mercredi 7 décembre, 70 Etats seront représentés à Paris à l'occasion du sommet mondial du Partenariat pour un gouvernement ouvert (aussi appelé Open Government Partnership). L'un des objectifs de cet événement est de rénover la démocratie et d'améliorer la transparence de la vie publique. Ce type d'initiative, dont sont friands les médias occidentaux, a-t-il vraiment des chances selon vous de réconcilier l'ensemble des citoyens avec la démocratie ? 

David Engels : Le préjugé selon lequel l’opposition grandissante entre le bloc de la "correction politique" et celui du "populisme" serait immédiatement symétrique à l’antagonisme entre citoyens plus ou moins "numérisés" me paraît totalement inadéquat, et ce pour plusieurs raisons.

Ainsi, tout d’abord, nous avons été les témoins, lors du vote sur le Brexit, de la campagne attribuant la victoire du "Brexit" aux citoyens plus âgés, "volant" en quelque sorte leur futur aux jeunes générations et considérés, en bloc, comme moins au courant du monde virtuel. Les deux assertions sont évidemment fausses : l’accès au monde numérique est, aujourd’hui, devenu de plus en plus fréquent même chez les électeurs "âgés", puis, leur représentation à première vue disproportionnée était simplement due au fait que les jeunes ont majoritairement dédaigné de se déplacer pour aller voter, suggérant que même une exposition (prétendument) supérieure au monde virtuel semble inversement liée à la maturité politique…

Un autre préjugé est celui d’attribuer la montée du populisme aux couches défavorisées que l’on a également souvent identifiées à des citoyens déconnectés du monde numérique. Là aussi, nous avons à faire à un mythe urbain, comme le montre d’ailleurs le contraste entre ce stéréotype-ci et l’autre, également faux, du chômeur "abusant" de la sécurité sociale pour passer sa journée à jouer à des jeux en ligne. Car, pour en finir une fois pour toutes avec la légende de l’accès au "savoir", au "web" ou à "l’éducation" comme garantie de l’allégeance aux valeurs de nos démocraties libérales et tolérantes (trois termes qu’il faudrait idéalement mettre entre guillemets), il suffit de rappeler le talent avec lequel l’État Islamique manipule et instrumentalise les réseaux sociaux et les moyens de communication virtuelle, et de se souvenir de la provenance sociale et intellectuelle de nombreux djihadistes et fondamentalistes, maniant aisément plusieurs langues, planifiant leurs attentats en ligne et détenant bien souvent des diplômes…

Joel Kotkin, directeur du site NewGeography.com, explique le vote en faveur de Donald Trump par un phénomène sourd mais réel selon lui : la résurgence d'une lutte des classes entre une e-oligarchie, dont l'idéologie se baserait sur la durabilité environnementale, les promesses des nouvelles technologies notamment et une autre qui souffrirait de plein fouet des effets de la mondialisation, étanche aux objectifs de cette e-oligarchie. Ce phénomène pourrait-il également être une réalité en Europe ? Quel en est le risque politique ?

Comme j’ai tenté de l’analyser plus haut, à mon avis, l’accès aux moyens technologiques avancés n’a aucun rapport avec l’esprit avec lequel ces mêmes moyens sont maniés ; tout au plus pourrait-on dire que l’intégration dans les réseaux d’information virtuelle pourrait même contribuer à couper certains internautes de l’influence des médias établis au profit de plates-formes d’information alternatives et souvent très anti-establishment… Mais il est évident qu’une telle présentation dichotomique entre citoyens "informés" et donc "responsables" - c’est-à-dire acquis au vote politiquement correct – et citoyens "incultes" et donc "exposés" à la "tentation" du populisme est typique pour le clivage dangereux qui s’est installé entre les deux options politiques majeures de la société occidentale, non seulement aux États Unis, mais aussi en Europe. Et le danger d’une telle simplification est énorme : en déniant à l’autre le respect de son avis politique, attribué simplement à un manque d’éducation et de maturité, l’on prépare, inconsciemment, le terrain à des ressentiments terribles dont on voit les premiers fruits dans les émeutes qui, déjà maintenant, éclatent régulièrement un peu partout dans le monde occidental, et qui risquent d’empirer au fur et à mesure que continue ce manque de respect pour l’électeur de la part de son gouvernement.

Réagissant à la défaite de Norbert Höfer à l'élection présidentielle autrichienne, François Hollande s'est félicité du fait que "le peuple autrichien [ait] fait le choix de l'ouverture". Ce genre de déclarations des élites dirigeantes, stigmatisant en quelque sorte les électeurs ne pensant pas comme eux, ne renforce-t-il pas paradoxalement les mouvements populistes ?

Oui, très certainement, et ce non seulement au niveau national, mais aussi à l’échelle internationale. Tout d’abord, nous assistons à la lente vaticanisation du vocabulaire politique moderne, où il ne s’agit plus de proposer aux citoyens une vision politique parmi d’autres, jugées également respectables, mais plutôt de démontrer qu’on est du côté du "bien", et l’adversaire de celui du "mal". Dans cette vision du monde littéralement manichéenne, la position politique que l’on assume soi-même n’est donc pas seulement moralement supérieure, mais elle est aussi présentée comme étant sans réelle "alternative", alors que l’avis de l’adversaire respectif se trouve diabolisé, et ce dernier discrédité non pas comme penseur politique, mais surtout en tant qu’individu moral. Pas étonnant que les électeurs qui se retrouvent soumis à une telle stigmatisation resserrent les rangs et voient la critique non pas comme remise en cause, mais plutôt comme faisant partie d’une épreuve presque religieuse.

D'ailleurs, il est fascinant – et angoissant – d’observer qu’en ce début du 21e siècle, le dualisme politique esquissé ci-dessus fasse désormais partie du paysage politique non seulement de la France, mais de tous les pays occidentaux, opposant, d’un côté, les divers partis alignés sur le consensus du "politiquement correct", et donc favorables, si pas dans les paroles, du moins dans les actes, à une société mondialisée, multiculturelle, ultralibérale et technocratique, et, d’un autre côté, les "populistes", associés à une vision plutôt culturaliste, traditionaliste, socialiste (dans le sens original du terme) et plébiscitaire. Car paradoxalement, autant les socialistes et les conservateurs "modérés" ressemblent de plus en plus aux deux ailes d’un même parti unique, la vision de la gauche et de la droite extrêmes se rejoignent également de plus en souvent, comme le démontrent, en France, le FN, "premier parti de gauche", aux États-Unis, le parti républicain, transformé en opposition populaire à l’élitisme des démocrates, ou, en Allemagne, le parti socialiste "Die Linke", mettant, par le biais de Sahra Wagenknecht, la limitation de l’immigration au programme et rejoignant intimement la "Alternative für Deutschland". Dès lors, et contrairement à l’Europe de la fin du 20e siècle, les enjeux nationaux ont désormais tendance à s’internationaliser et à s’influencer mutuellement, le vote "Le Pen" s’associant au débat entourant l’élection de Trump, le vote autrichien figurant de répétition générale pour la candidature de Merkel en 2017, et le référendum italien se lisant comme un genre de doublon du "Brexit", alors que les enjeux de base dans tous ces États peuvent paraître, à première vue, comme fondamentalement différents.

Ainsi, François Hollande, le Président qui n’en était pas un, en s’immisçant dans un débat électoral autrichien qui lui est fondamentalement étranger afin de confirmer son propre statut de membre de "l’axe du bien" et de redorer un peu son blason, risque non seulement d’exacerber les clivages au sein de la France, mais aussi de participer encore un peu plus à la déchirure de l’Europe…

Quelle est la logique, la stratégie qui peut découler de telles déclarations ? Dans l'optique de contrer la montée des populismes, que peut espérer François Hollande ? Espère-t-il que la croissance reparte et octroie un meilleur pouvoir d'achat aux électeurs du Front national, par exemple ?

Certes, la crise politique actuelle comporte des aspects économiques, et il est clair qu’une Europe plus à l’aise économiquement et, surtout, avec une vision plus optimiste du futur aura peut-être moins tendance à voter pour des groupements politiques dits "populistes" peu expérimentés sur le terrain et proposant souvent des solutions simplistes, voire dangereuses. Mais il ne faut pas oublier que l’augmentation du pouvoir d’achat ne s’obtiendra pas en signant deux ou trois décrets en fin de mandat : depuis des années, voire des décennies, la misère actuelle s’est préparée par la délocalisation, la désindustrialisation, l’augmentation de la dette, l’acceptation du chômage, la déconstruction de l’État social, le refus de parler du déclin démographique et du vieillissement de la population, et avant tout du démantèlement de l’État face à la puissance des "marchés".

Et la vraie tragédie réside dans le fait que l’opinion publique, profondément clivée et fonctionnant, notamment par le biais des médias sociaux, en vase clos, soit devenue désormais imperméable face à toute "vraie" réalité. Ainsi, les adhérents de l’ultralibéralisme resteront toujours convaincus, statistiques à la main, que nous sommes proches du but de la société multiculturelle libérale idéale et que "tout va très bien", alors que les électeurs "populistes", qui disposent de leurs propre analyse des chiffres, ont tellement intégré le discours et la logique du "déclin", qu’ils ne voteront pas en profit de leur statut économique réel, mais de leur peur du futur, même (et peut-être surtout) s’ils ne proviennent pas, comme on essaye si souvent de le faire croire, des rangs des "perdants", mais plutôt des classes moyennes.

Pour ce qui est de François Hollande, sans doute espère-t-il pouvoir "surfer" sur la vague de la victoire (tout de même fort relative, car assez serrée) de la coalition anti-populiste autrichienne pour insuffler aux Français en général, et au PS en particulier, la conviction qu’une victoire du FN est tout sauf certaine. Néanmoins, je ne suis pas sûr qu’il ait rendu un véritable service à son parti en tentant d’adoucir son propre échec politique par son association dévote au vainqueur politique autrichien : François Hollande est devenu à un tel point le symbole de l’impasse politique non pas d’un parti, mais de tout un système institutionnel, qu’il risque, par sa propre prise de position dans notre dualisme politique actuel, non pas de fédérer, voire élever, mais plutôt de disqualifier tous ceux qui s’opposent à Marine Le Pen…

Les élites ne font-elles pas fausse route lorsqu'elles tentent d'expliquer et d'analyser la montée des populismes à travers leurs propres cadres de réflexion et de pensée ? Que faudrait-il pour changer ce paradigme ?

C’est surtout la notion "d’expliquer les choses" qui me dérange dans notre logique politique actuelle, bien qu’elle soit hautement révélatrice de la situation dans laquelle nous nous trouvons. En effet, par le renforcement de la démocratie représentative, la sacralisation des "partis" politiques, la multiplication des contrepouvoirs et, finalement, la délégation du pouvoir à des corps politiques internationaux déconnectés de toute réelle base électorale et téléguidés par les lobbies de l’économie, notre système politique s’est à un tel point éloigné des idéaux athéniens d’une démocratie directe que nous avons finalement échangé la démocratie pour l’oligarchie, voire la ploutocratie. Aujourd’hui, le gouvernement ne se fait plus par, mais pour le peuple, et l’élite politique ne se considère plus comme faisant partie du peuple, mais comme caste à part qui doit s’abaisser, parfois, quand il le faut, à "expliquer" les "réalités complexes" du pouvoir à cette masse que l’on a cessé depuis longtemps de considérer comme citoyenneté, et que l´on ne trouve plus désignée généralement qu’en tant que "population" ou, encore pire, "les gens".

Comment s’étonner que les citoyens désertent les partis politiques établis et rejoignent les rangs de partis ouvertement hostiles aux institutions traditionnelles, alors que les élites politiques elles-mêmes sont les premières à exprimer ouvertement leur dédain pour les notions de base de la démocratie, comme, par exemple, un John Mayor, qui explique, en toute impunité, que "la tyrannie de la majorité ne devrait pas s’exercer dans une démocratie", où une Angela Merkel, qui déplore que les citoyens de l’ancienne RDA aient osé se dissocier du pouvoir communiste par l’adoption de la fameuse devise "Wir sind das Volk" ("C’est nous, le peuple !"), ou un Jean-Claude Juncker, qui clame haut et fort qu’il "ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens", dont il résume d’ailleurs l’esprit de manière suivante : "D’abord, nous décidons quelque chose, puis on le lance publiquement. Ensuite, nous attendons un peu et nous regardons comment ça réagit. Si cela ne fait pas scandale et ne provoque pas d’émeutes, parce que la plupart des gens  ne se sont même pas rendu compte de ce qui a été décidé, nous continuons pas à pas, jusqu’à ce qu’aucun retour ne soit possible…" ?

Ainsi, le débat politique entre citoyens défendant divers intérêts et visions politiques se transforme en un genre d’effort "didactique" pour expliquer aux braves gens pourquoi il est de leur devoir, même s’ils n’y comprennent rien, de continuer à voter pour un système politique en dépit de son échec manifeste. Et le pire dans tout cela : au lieu d’oser désigner les nombreux enjeux de notre société par leur nom et de mener un débat à la fois pragmatique et honnête, on tente de camoufler la réalité par des mots fourre-tout, où le "libéralisme" cache le triomphe des marchés, la "compétitivité" la tiers-mondialisation de notre continent, la "démocratie" la technocratie des institutions internationales, le "pacifisme" le refus de défendre les intérêts de l’Europe sur le plan international, le "multiculturalisme" la ghettoïsation ethnique, la "solidarité" le renflouement des spéculateurs par de l’argent du contribuable, et "l’ouverture" - mot si cher à François Hollande - l’immigration incontrôlée causée par l’échec de la politique méditerranéenne de l’Union européenne depuis des décennies… Serait-ce encore vraiment possible de changer de paradigme politique sans devoir passer d’abord par une longue phase de paralysie politique induite par l’affrontement entre partis "traditionnels" et "populismes", puis par une période de guerre civile latente ou ouverte qui couve déjà depuis des décennies ? J’en doute.

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