Retraites : ces deux crises auxquelles fait face Emmanuel Macron <!-- --> | Atlantico.fr
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Emmanuel Macron, prédisent de la République.
Emmanuel Macron, prédisent de la République.
©LUDOVIC MARIN / POOL / AFP

Réforme des retraites

Il y a celle qu’il voit et dont il peut se tirer une nouvelle fois. Et puis il y en a une autre.

Luc Rouban

Luc Rouban

Luc Rouban est directeur de recherches au CNRS et travaille au Cevipof depuis 1996 et à Sciences Po depuis 1987.

Il est l'auteur de La fonction publique en débat (Documentation française, 2014), Quel avenir pour la fonction publique ? (Documentation française, 2017), La démocratie représentative est-elle en crise ? (Documentation française, 2018) et Le paradoxe du macronisme (Les Presses de Sciences po, 2018) et La matière noire de la démocratie (Les Presses de Sciences Po, 2019), "Quel avenir pour les maires ?" à la Documentation française (2020). Il a publié en 2022 Les raisons de la défiance aux Presses de Sciences Po. Il a également publié en 2022 La vraie victoire du RN aux Presses de Sciences Po. En 2024, il a publié Les racines sociales de la violence politique aux éditions de l'Aube.

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Frédéric Mas

Frédéric Mas

Frédéric Mas est journaliste indépendant, ancien rédacteur en chef de Contrepoints.org. Après des études de droit et de sciences politiques, il a obtenu un doctorat en philosophie politique (Sorbonne-Universités).

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Atlantico : Alors que la France semble engluée dans une crise politique et sociale liée au 49.3, dans quelle mesure la colère est-elle aussi le fruit des inquiétudes de la population liée à la défaillance de notre modèle démocratique ? Le fait que les cadres supérieurs se soient également greffés à la contestation de la réforme des retraites n’est-il pas révélateur de cette colère ?

Luc Rouban : Il ne faut effectivement pas mélanger la question de la procédure parlementaire et la question de fond c’est-à-dire les raisons profondes de la colère. L’article 49.3 de la Constitution a déjà été employé une centaine de fois sous la Vᵉ République et 28 fois par le seul gouvernement de Michel Rocard. Ce n’est donc pas une nouveauté sauf que les conditions de son emploi dans le cadre du projet de réforme des retraites lui donnent une autre portée. Après l’utilisation de l’article 47.1, qui entraîne un raccourcissement de la durée des débats sur les projets de loi de financement de la sécurité sociale, après l’utilisation du vote bloqué au Sénat, l’utilisation du 49.3 devient l’ultime verrouillage par l’exécutif d’un débat parlementaire tronqué qui aurait cependant dû porter sur des questions essentielles comme la place du travail dans la société française. Et c’est là que cette lecture très présidentialiste de la Constitution, qui aurait pu être parlementaire voire gaullienne en prenant l’initiative d’un référendum, crée le sentiment que le débat de fond sur la méritocratie, le fait que le travail est peu reconnu en France alors qu’il est une des préoccupations centrales des Français contrairement à ce que l’on dit souvent, a été esquivé au profit d’une réforme de gestion qui, du reste, ne fera pas faire beaucoup d’économies. Donc, l’impression qu’en retirent beaucoup de Français, y compris dans les catégories supérieures, est que l’on prend à la légère leurs conditions de vie comme la démocratie représentative. Cela fait beaucoup.

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Frédéric Mas : La réforme des retraites est devenue le catalyseur de toutes les rancœurs accumulées contre le chef de l’Etat. Dans la rue, aux grévistes et aux centrales syndicales se mêlent les gilets jaunes et les soignants suspendus. Dans la population, c’est le décalage entre le discours de l’exécutif et la réalité de son action qui suscite le rejet. Incapable d’endiguer le déclin économique, la spirale de la violence ou encore l’explosion de l’inflation, le pouvoir politique qui en France prétend s’occuper de tout ne semble plus bon à rien. L’Etat stratège a compromis sa filière nucléaire, ce que nous payons aujourd’hui plein pot en pleine situation de crise énergétique. L’Etat écolo en prétendant combattre les passoires thermiques prépare la crise de l’immobilier locatif de demain. L’Etat régalien se délite sous le regard passif d’un ministère de l’intérieur tout occupé à persécuter les fumeurs de joints. L’Etat républicain est devenu chroniquement incapable de gouverner, au point d’avoir recours à de coûteux cabinets de conseil privés pour pallier aux talents qu’il n’a plus (ou qu’il ne cherche plus).

Alors qu’en 2017, Emmanuel Macron réussissait à rassembler sous son nom les classes supérieures, les retraités et une partie du fonctionnariat en empruntant à l’imaginaire de l’entreprise et de l’innovation de marché, en 2023, c’est la désillusion. Réélu faute de mieux face à une extrême-droite toujours autant diabolisée, Emmanuel Macron a pensé pouvoir faire l’économie d’une campagne politique en bon et due forme. Résultat : la colère s’est étendue bien au-delà des classes populaires qu’il a tour à tour snobées et méprisées.

A quel point ce conflit politique pose-t-il aussi la question de la soutenabilité de notre modèle économique et social ? 

Luc Rouban : Comme l’a souligné à juste titre le député Charles de Courson, la grande question aujourd’hui et demain n’est pas celle de l’équilibre budgétaire des régimes de retraites, c’est, d’une part, la simplification et la clarification des 42 différents régimes dont cinq seulement sont concernés par la réforme et, d’autre part et surtout, le poids des déficits budgétaires de l’État qui est de l’ordre de 155 milliards d’euros par an ce qui, comparé au déficit annuel envisagé de 13 milliards d’euros pour les allocations retraite, est autrement plus inquiétant. Or, il va falloir apurer la politique du « quoi qu’il en coûte » afin de ne pas voir la situation financière française se dégrader sur les marchés avec des taux en hausse et des créanciers plus gourmands. Si le but de la réforme n’est plus la justice mais bien la recherche de marges de manœuvre budgétaires, il fallait d’abord s’attaquer à l’invraisemblable millefeuille territorial, au doublons voire triplons ou quadruplons entre ministères, collectivités locales, agences en tous genres, hautes autorités et délégations diverses qui peuplent encore l’administration française à tel point que le plus simple pour piloter une réforme est désormais de faire appel à des cabinets de consultants privés. Notre modèle d’État-providence est en crise profonde non seulement en termes budgétaires mais également en termes qualitatifs car les Français peuvent constater la dégradation de services publics non seulement saturés mais également touchés par la médiocrité croissante de la haute fonction publique qui ne connaît pas le terrain ou les métiers qu’elle est censée gérée et se préoccupe souvent surtout de son propre devenir professionnel.

Frédéric Mas : Réformer le système des retraites est impératif, parce qu’il est démographiquement condamné. Aujourd’hui, le compromis proposé par le gouvernement Borne ne résoudra en rien son déficit structurel, repousse sa révision pour quelques années, et consacre toujours le même principe immoral et économiquement pervers : les générations futures paieront, car on continuera à emprunter entre 30 et 40 milliards par an sur les marchés pour compenser ce que la répartition ne répartit plus. Seulement, même cette réforme cosmétique suscite le psychodrame, qui se traduit par les blocages et des manifestations sauvages partout dans le pays. La France peut-elle vraiment se réformer pour survivre ? C’est une question qui peut se poser quand on voit la somme de corps constitués, de politiciens professionnels et d’influenceurs gauchistes capable de se mettre en branle dans les médias pour que surtout, rien ne change. Jusqu’à l’effondrement.

In fine, Emmanuel Macron peut-il sortir de cette double crise ? 

Luc Rouban : Emmanuel Macron peut sortir sans doute de cette crise en lançant ensuite des réformes sur d’autres terrains, comme celui de l’immigration, où il pourra jouer sur la droitisation de l’opinion et venir concurrencer le RN ou LR. Mais le macronisme, comme philosophie de l’action publique réformatrice, va disparaître et ne pourra plus susciter l’adhésion que d’une proportion encore plus réduite d’électeurs. La situation est difficile car le seul véritable moyen de sortir de cette crise aurait été de dissoudre l’Assemblée nationale et de donner la parole aux Français. Mais on peut faire l’hypothèse que les résultats de nouvelles législatives seraient assez désastreux pour Renaissance et LR, plutôt favorables pour la NUPES et sans doute très bénéfiques pour le RN, ce qui veut dire qu’un nouveau gouvernement macroniste devrait monter une coalition avec la droite pour ne pas sombrer tout de suite. De toute évidence, l’avenir sera sinon sombre du moins fort difficile en espérant que les explosions sporadiques de violences contestataires ne donnent pas le jour un beau matin à des mouvements organisés à l’image des Brigades rouges qu’a connues l’Italie des années de plomb.

Frédéric Mas : Sur la crise des retraites, Emmanuel Macron peut gagner du temps en jouant sur toutes les cordes que la cinquième république lui met à disposition. Il peut toujours éviter la censure de son gouvernement, provoquer la dissolution de l’assemblée nationale et trouver une nouvelle stratégie pour rassembler suffisamment d’électeurs pour terminer son mandat. C’est tout à fait possible. On a d’ailleurs vu à plusieurs reprises que c’est lors des crises politiques les plus graves que le président de la République est capable de rebondir, des Gilets jaunes à la crise sanitaire.

Maintenant, la déconsidération populaire pour la Macronie peut également lui ôter toute possibilité politique d’action. La crise des retraites, qui témoigne aussi de la lassitude du public pour Jupiter, pourrait avoir pour effet de réduire son rôle à celui de spectateur impuissant. Tout en se rêvant héritier du gaullisme, il pourrait se retrouver dans la peau d’Henri Queuille.

Sur la crise sociale qui traverse le pays, malheureusement, M. Macron suit les traces de ses prédécesseurs, qui en plus de 40 ans, ont promis de redistribuer l’argent qu’ils n’avaient pas, ont bradé l’industrie nationale et ont démantelé les filières stratégiques qui garantissaient notre indépendance nationale. Il n’a malheureusement ni les épaules ni le personnel pour endiguer la spirale du déclassement décrit avec précision par Fourquet et Cassely dans leur essai « La France sous nos yeux ».

Cette crise systémique qui couve derrière l’opposition à la réforme des retraites pourrait-elle être décisive pour l’avenir du pays ? 

Luc Rouban : On peut le penser car cette crise a mis au jour tout un ensemble de ressentiments qui travaillent la société française en profondeur. On peut mentionner la question de la mobilité sociale, plus difficile que dans bien d’autres pays européens, et qui était déjà au cœur de la crise des Gilets jaunes ; le verrouillage de l’accès aux élites par des mécanismes de sélection qui donnent trop de poids aux diplômes et laissent partir des innovateurs ailleurs ; la distance toujours plus grande entre une parole politique imprégnée de formules devenues creuses comme l’égalité et une attente d’équité c’est-à-dire d’une règle du jeu commune et transparente ; le sentiment très général, y compris dans les catégories supérieures, que la hiérarchie sociale n’est pas conforme à ce qu’elle devrait être et repose sur un mensonge institutionnalisé. Cette crise va donc peser très lourdement sur l’avenir politique et la préparation de la prochaine élection présidentielle. Elle pose aussi clairement la question du libéralisme et de l’autonomie individuelle. Le macronisme n’est pas un libéralisme car celui-ci implique une séparation claire entre la sphère publique et la sphère privée. Bien au contraire, le macronisme donne l’impression d’une société sous contrainte gouvernementale permanente.

Frédéric Mas : Il s’agit d’un autre signal du déclassement général du pays : cette crise en annonce d’autres, qui risquent fort de se multiplier au fur et à mesure de l’effondrement du modèle social français. Il se pourrait cependant qu’elle traduise une accélération dans le processus. Comme je le disais, nous empruntons des milliards sur les marchés chaque année pour maintenir le système de retraites fonctionnel. Si demain nous signalons à nos prêteurs que la réforme est impossible, et qu’ils peuvent faire une croix sur leur argent, il est possible la situation se dégrade rapidement.

Même si la réforme est retirée, le mécontentement et le malaise seront toujours bien présents. Comment redonner confiance aux citoyens dans le système démocratique, et plus largement dans le système économique français ?

Luc Rouban : Pour redonner confiance dans le système démocratique français, il suffit de sortir de la lecture présidentialiste de la Constitution pour en revenir à une pratique gaullienne de recours au référendum même si cela est risqué. Personne n’aurait reproché à Emmanuel Macron de consulter l’ensemble des Français sur son projet de réforme et il aurait pu, après un échec, en élaborer un autre avec la confiance de tous. Donc, changer les institutions ne servira à rien si on ne change pas l’esprit dans lequel on les utilise. Or, on est parti sur une voie très dangereuse qui est celle de l’instrumentalisation de la démocratie, qui consiste à ne plus considérer les joutes parlementaires comme un exercice salutaire d’expression des conflits et de leur résolution par le vote mais comme une simple perte de temps et une formalité qu’on peut bâcler. Or si la démocratie n’est plus un moment de ressourcement de la cohésion nationale mais seulement un procédé technique pour obtenir ce que l’on veut, on ne peut pas s’étonner de voir les violences contre les élus se multiplier car le respect envers les institutions et la mise en forme ritualisée des conflits est en train de disparaître. Le système économique est solide, comme le sont les banques françaises, mais il doit pouvoir compter sur un service public de qualité, à forte capacité de réponse et là, en revanche, l’instrument n’est plus à la hauteur. Ce que cachent des formules un peu rapides comme celle de « populisme », c’est bien l’attente d’une efficacité renouvelée de l’action publique, mais pas au prix de la démocratie représentative ou directe au nom d’un imaginaire managérial inculqué à l’ENA.

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