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Renforcement des contrôles de vitesse : petite philosophie du radar dans une société démocratique
©FRANCOIS LO PRESTI / AFP

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Christophe Castaner a expliqué que depuis que les radars routiers ont été cassés par les Gilets jaunes, le nombre d'accidents sur les routes a augmenté. Ce qui donne une idée dont l'Etat pense ces moyens de contrôle que personne ne respecte dans nos sociétés.

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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Yves Michaud

Yves Michaud

Yves Michaud est philosophe. Reconnu pour ses travaux sur la philosophie politique (il est spécialiste de Hume et de Locke) et sur l’art (il a signé de nombreux ouvrages d’esthétique et a dirigé l’École des beaux-arts), il donne des conférences dans le monde entier… quand il n’est pas à Ibiza. Depuis trente ans, il passe en effet plusieurs mois par an sur cette île où il a écrit la totalité de ses livres. Il est l'auteur de La violence, PUF, coll. Que sais-je. La 8ème édition mise à jour vient tout juste de sortir.

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Atlantico : Christophe Castaner vient d'expliquer que depuis que les radars routiers ont été cassés par les Gilets jaunes, le nombre d'accidents sur les routes a augmenté. S'il ne s'agit pas ici de remettre en cause l'utilité des radars, n'est-il pas problématique de voir tous les accidents sous l'angle du contrôle de l'Etat ? N'y a-t-il pas une forme d'infantilisation assumée de la population ?

Eric Deschavanne : La dénonciation du paternalisme et de l'assistanat constitue le lieu commun de la critique libérale de l’État. Dans le plus célèbre de ses textes, Tocqueville évoque l'irrésistible avènement, au sein des sociétés démocratiques, d'un État nounou, soucieux de la sécurité et du bonheur des individus auxquels il en vient à « ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre. » L'autorité de l’État providence moderne n'est plus celle du chef mais celle du tuteur : «Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance » écrit Tocqueville. Le radar symbolise fort bien ce paternalisme qui contrôle et contraint l'individu pour son propre bien : il quadrille le terrain et surveille en permanence, ne laisse aucun espoir d'échapper au contrôle et à la règle ; et ceci, comme le rappelle Castaner, non pour nuire à la liberté mais pour sauver les vies. Ce contrôle étatique est certes « absolu, détaillé et régulier », mais c'est parce qu'il prévoit le pire pour nous à notre place et qu'il nous applique le principe de précaution en vue d'assurer votre douceur de vivre. L'inconvénient stigmatisé par les libéraux est que l'homme perd ainsi en liberté et responsabilité ce qu'il gagne en sécurité et en bien-être.
On peut cependant adopter un autre point de vue, en considérant avec Rousseau que « l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est liberté. » Au regard de l'idéal de l'autonomie démocratique, on peut concevoir que l'exercice de la responsabilité de l'homme est préservée à travers l'imposition d'une limite à la liberté individuelle, voire à travers la mise en place d'un contrôle contraignant de tous nos faits et gestes, pour peu que celles-ci soient collectivement, consciemment et délibérément choisies. Ulysse exigeant d'être attaché au mât de son navire afin d'échapper à la séduction du chant des sirène fournit une excellente image de cette liberté qui veut se contraindre en vue d'un moindre mal ou d'un plus grand bien, du citoyen législateur qui contraint le citoyen assujetti à la loi. Le problème des radars est donc celui de leur légitimité démocratique : la sécurité (le principe de précaution) ne peut être l'argument ultime, ce qui impliquerait le renoncement à la liberté, mais le consentement démocratique au contrôle peut évidemment justifier celui-ci, ce qui nous reconduit au débat actuel relatif aux procédures démocratiques.

Yves Michaud : Il s'agit d'une sottise comme le gouvernement nous en sert tous les jours ou presque. Et d'une double sottise. 

D'abord l'inférence de la destruction de la majorité des radars à la hausse de la mortalité routière sur une période aussi brève n'a aucune validité  Castaner pourrait tout aussi bien mettre en cause l'occupation des ronds-points, les conditions climatiques, l'absence des forces de l'ordre ou la montée des comportements suicidaires et pourquoi pas, l'astrologie.

Ensuite on associe les radars à la sécurité alors qu'ils servent surtout à remplir les caisses de l’État, qu'ils sont pour la plupart placés à des endroits où ils surprennent les automobilistes et permettent de faire du chiffre. Jusqu'à la crise des Gilets jaunes, la communication gouvernementale ne se gênait d'ailleurs pas pour vanter les mérites financiers des dits radars. Au moment de l'annonce de la mise en place de la limitation de vitesse à 80km/h, j'ai même entendu dire un officiel que ça allait rendre encore plus rentables les radars. Les gouvernements (car ce n'est pas Macron qui a inventé les radars....) ont effectivement infantilisé les usagers pour en réalité les rançonner alors que des mesures bien plus simples auraient suffi : simplifier et baisser le prix du permis de conduire, décider d'une vitesse limite, y compris de 80 km/h mais en cessant de moduler la vitesse tous les 500 mètres avec des panneaux qui deviennent illisibles tant ils saturent la vision et en revenant aux bons vieux signaux classiques indiquant Danger, virage dangereux ou Z. Mais ç'aurait été trop facile et on aurait traité les gens comme des êtres responsables et pas des imbéciles infantilisés. En fait l’État a besoin de montrer sa haute sagesse en prenant les citoyens pour des crétins.

Comment expliquer l'importance accordée par les derniers gouvernements à ces radars - au-delà de l'aspect pratique du dispositif - dans le contrôle de la vitesse sur les routes ? Et a contrario, que dit le rejet manifeste d'une partie de la population contre ces mêmes radars ?

Eric Deschavanne : Il y a eu, à l'évidence, une demande de l'opinion en matière de sécurité routière, corrélative à la démythification de la voiture et de la vitesse. La légitimité des radars n'est en réalité pas en cause tant qu'ils paraissent efficaces. Il en va cependant des radars comme de la taxe carbone : lorsque s'installe le soupçon que leur fonction n'est plus l'utilité publique mais le renflouement des caisses de l’État, on passe du consentement à la révolte. La destruction des radars est une des modalités de la révolte contre l'impôt, en l'occurrence contre la taxation des automobilistes, vécue comme un impôt sur le travail et la vie quotidienne.

Yves Michaud : La politique du tout radar est corrélative de l'escroquerie des chocs de simplification à la Hollande qui consistent à tout informatiser, tout automatiser sans rien simplifier sinon la tâche de l'administration. Les amendes tirées des radars sont, si on y réfléchit juste un peu, une sorte de TVA portant exclusivement sur l'automobile : tout le monde est plus ou moins obligé d'en avoir une et tout le monde aura des moments d'inattention, donc tout le monde pourra être « verbalisé » - le mot sonne vraiment ridicule quand il s'agit d'une camera flashant une plaque d'immatriculation et envoyant son constat à un ordinateur qui enverra automatiquement un formulaire...Or les montants de cette TVA sont exorbitants pour les gens modestes : 90 euros et 1 points de retrait de permis (qui en compte 12). La vandalisation des radars est le symptôme le plus clair, le plus « parlant » de la révolte fiscale des gens modestes. Il suffit d'un moment d'inattention et vous en avez pour 90 euros. Si vous gagnez 1500 ou 2000 euros par mois, c'est énorme. Le riche qui peut payer tout de suite s'en tire à 45 euros. J'en sais quelque chose : j'avais loué en juin dernier une camionnette pour un petit transport et je me retrouve avec une amende de 90 euros pour avoir roulé sur une route totalement déserte un dimanche à 76 km/h là où la vitesse était limitée à...70. J'ai payé tout de suite et économisé la moitié de la « prune » mais avec le sentiment de m'être fait avoir par le fisc, pas par la sécurité routière. Ajoutons que les radars contribuent au sentiment de surveillance généralisée par l'administration anonyme. Quand vous ajoutez URSSAF (qui porte bien les quatre premières lettres de son nom URSS), RSI, impôts.gouv.fr, caméras de surveillance, SS, RGPP, CSG, vous avez vraiment le sentiment d'avoir affaire à un État policier. Encore heureux si vous n'avez pas affaire à la Justice ! Les Gilets jaunes ont, pour la plupart, le malheur de faire partie de la classe moyenne pauvre – et donc ils sont fichés partout par toutes les administrations et donc taillables à merci, à commencer par les radars. Je le redis : le contrôle de la circulation par les radars « judicieusement » placés, ce n'est rien d'autre qu'une TVA de plus.

On voit beaucoup d'automobilistes ralentir à l'approche d'un radar et accélérer une fois celui-ci passé. N'est-il pas primordial que le citoyen perçoive le radar comme une incitation à la bonne conduite au moins autant que comme un moyen de contrôle et de punition provenant de l’État ?

Eric Deschavanne : Pour utiliser le langage du philosophe Emmanuel Kant, le radar (donc le pouvoir) nous contraint d'agir conformément au devoir (de respecter la limitation de vitesse) tandis que la morale civique nous commande d'agir par devoir, de nous imposer librement la limitation de vitesse que la raison juge nécessaire à notre sécurité et à celle de nos concitoyens. Deux interprétations, sans doute alternativement toutes les deux vraies, expliquent le comportement de l'automobiliste qui accélère après avoir ralenti au signal d'un radar : 1) ce comportement atteste du fait que « l'homme a besoin d'un maître » (Kant) qui lui impose d'être raisonnable ; dès que disparaît la peur du gendarme ou du radar, l'automobiliste cesse de se conduire de manière responsable ; 2) l'automobiliste est suffisamment raisonnable et responsable pour s'appliquer à lui-même le principe de l'équité (la relativisation du droit strict au regard des différences de situation) ; tout en admettant la légitimité de la loi dans sa généralité (la nécessité de la limitation de vitesse), il se considère meilleur juge que la machine pour apprécier la situation particulière dans laquelle il se trouve, la bonne vitesse et la juste conduite nécessaires à sa sécurité et à celle de ses concitoyens. La question des radars résume en quelque sorte l'ambivalence de la liberté humaine.

Yves Michaud : Le citoyen est moins bête que croient les politiciens et l'administration, alors il ruse ou plutôt il essaie de ruser. Et à son tour l'administration, qui n'a rien à faire de plus intelligent, contre-ruse. Les GPS signalent les radars fixes ? Alors on embarque des radars mobiles. On ralentit avant le radar et puis on accélère comme un fou. Pour les impôts, on essaie de frauder – mais les salariés, retraités ne le peuvent pas alors que les riches peuvent faire appel à des cabinets d’ingénierie financière qui ont pignon sur rue. Il y a ceux qui ont la chance de pouvoir avoir du black – alors l'administration veut diminuer les paiements en liquide et on nous annonce régulièrement la fin du liquide comme un progrès. Dans tout cela, aucun respect pour la citoyenneté ni d'un côté ni de l'autre. Une manière pourtant assez simple de diminuer la fraude fiscale, c'est de diminuer les impôts – tout en durcissant les peines pour fraude fiscale - de manière à ce qu'on n'ait plus besoin de frauder. Mais ça supposerait que l'on réformât l’État et l'administration. Qu'a dit, à l'inverse, l'ambitieux et étatiste Darmanin ?  Les effectifs de fonctionnaires libérés par le prélèvement à la source (qui repose désormais sur les...entreprises et organismes) seront non pas supprimés comme on aurait pu s'y attendre, mais réaffectés... à la lutte contre la fraude fiscale. Gageons qu'on en mettra un derrière chaque radar. Un autre exemple : la France a le record du monde du nombre de ronds-points. Dieu merci, ils ont enfin servi à quelque chose avec la crise des Gilets jaunes – ils ont permis de reconstruire du lien social. Fallait-il pour autant dépenser entre 400.000 et 1 million d'euros pour chaque rond-point et dépenser quelque chose comme 20 milliards ? A un Etat pervers, il ne peut y avoir que des réponses de soldats Schweik. 

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