Qui tient la mode tient le monde : comment louis XIV a utilisé la mode comme une arme politique<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Histoire
Des personnes vêtues de costumes d'époque posent dans la cour du Château de Versailles le 1er juin 2015, alors qu'elles participent à un festival dans le cadre de l'Année Louis XIV.
Des personnes vêtues de costumes d'époque posent dans la cour du Château de Versailles le 1er juin 2015, alors qu'elles participent à un festival dans le cadre de l'Année Louis XIV.
©ERIC FEFERBERG / AFP

Bonnes feuilles

Audrey Millet a publié « Fabriquer le désir. Histoire de la mode de l'Antiquité à nos jours » aux éditions Belin. Futile ou lourde de sens, aimée ou décriée, la mode vestimentaire marque les esprits, transforme les corps, dicte les choix économiques et culturels, en somme elle fabrique le désir. Audrey Millet propose une histoire globale de la mode, entre enjeux économiques, esthétiques, sociaux ou culturels. Extrait 1/2.

Audrey Millet

Audrey Millet

Audrey Millet est docteur en histoire et en lettres (Paris 8/Neuchâtel). Pour sa thèse, elle a reçu la mention spéciale du 18e Prix d'histoire François Bourdon, "Techniques, entreprises et société industrielle". Chercheuse associée au laboratoire Institutions et dynamiques historiques de l'économie et de la société (CNRS), elle enseigne également à l'EHESS.

Voir la bio »

L’étalage de produits ne date pas de l’époque moderne. Les ventes se font déjà sur les marchés ou en boutique depuis l’Antiquité. Néanmoins, la mise en magasins soulève de nouveaux questionnements au XVIIe  siècle. Elle exhibe la valeur du produit en insistant sur sa rareté et le luxe qu’il confère. La galerie marchande des XVIIe et XVIIIe  siècles, par exemple le Westminster Hall, est rationalisée pour attirer le chaland. Le shopping, entendu comme une activité relevant de la flânerie, est en train de naître comme corollaire de l’essor du commerce de détail.

C’est le couple Paris-Versailles qui remporte les palmes de la mode. Au XVIe  siècle, les habits sont encore très hétérogènes en Europe. Mais après la guerre de Trente Ans, en 1648, la France devient l’État le plus riche et le plus puissant d’Europe. La monarchie, et notamment Louis XIV (1643-1715), utilisent la mode comme une puissante arme politique leur permettant d’établir la prééminence culturelle française. Le souverain exerce un contrôle sur les aristocrates en exigeant d’eux un vêtement approprié à la cour. C’est également une manière pour lui de s’assurer les dépenses vestimentaires de la noblesse. Le rôle de Jean-Baptiste Colbert, contrôleur général des Finances de 1665 à 1683, est essentiel. Il organise l’économie française du textile et de l’habillement pour assurer la qualité et la disponibilité des produits dans le Royaume. La rencontre des idéaux politiques, d’une rationalisation de l’économie et de la variation des modes assoient le leadership français.

La mode est alors une stratégie de guerre visant à affirmer la supériorité culturelle d’un royaume. Tout d’abord, cette bataille se livre entre l’Espagne et la France. L’influence de la péninsule Ibérique est particulièrement perceptible en peinture et en littérature. Puis c’est au tour de l’Angleterre de devenir la principe rivale de la France. La cour de Versailles brille mais le royaume n’est pas en mesure de répondre à la demande des aristocrates: il faut dynamiser la production de luxe, l’organiser, et fournir une qualité supérieure. Le roi encourage alors ses courtisans à consommer des produits de luxe et des textiles français. Porter un habit étranger, c’est insinuer que les artisans français sont inférieurs. Madame de Montespan (1640-1707), maîtresse officielle du roi, est la première à porter des vêtements Made in France. Forte de sa position, elle lutte publiquement contre les influences étrangères. Jean-Baptiste Colbert, qui s’occupe également du commerce, pense en effet que les importations appauvrissent la France. Mais un État qui veut s’enrichir doit innover, organiser sa production, augmenter les exportations et taxer davantage les produits importés. La cour devient alors une vitrine de tout ce qui se fait de mieux en France. L’association de l’absolutisme et du luxe caractéristique du XVIIe  siècle donne de très bons résultats.

Ainsi Colbert et Louis XIV misent-ils sur la fondation de manufactures ou de regroupements d’ateliers regroupés dans la même enceinte. Depuis, Louis XI, François Ier et Henri IV, les souverains ont tous pressenti le pouvoir des produits du luxe sur la réputation du royaume. Les manufactures obtiennent des privilèges économiques et les corporations de métiers sont dotées de règlements spécifiques. Si l’établissement manufacturier n’est pas concerné, il bénéfice tout de même d’une plus grande liberté. En 1662, Colbert crée notamment une manufacture de tapisseries et de tapis, celle des Gobelins à Paris. Il soutient aussi les fabriques de soieries lyonnaises. Des ouvriers étrangers sont débauchés afin d’enseigner leur savoir-faire aux artisans français. La limitation des importations apparaît comme un objectif essentiel des politiques européennes. L’Europe n’est pas dupe, elle sait ce qui se joue autour de la mode. Même les noms font l’objet d’un trafic. Alors que les dentelles de Flandre gagnent leur réputation, elles sont nommées «point d’Angleterre» dans les boutiques londoniennes: tactique classique pour limiter les importations venues d’Italie. La différence est en fait technique : la dentelle de Flandre peut être plissée – qualité utile pour monter une fraise – alors que l’italienne sert aux cols plats. Après la fondation de la manufacture d’Alençon, le roi interdit les dentelles étrangères. Huit mille dentellières doivent alors fabriquer des produits de substitution. Si au départ elles copient les modèles étrangers, elles s’émancipent rapidement. Colbert s’adapte aussi au goût des dentelles du Grand Siècle. Elles sont partout sur les vêtements féminins et masculin – cols, manches, gilets –, sur l’habit ecclésiastique, dans les carrosses… Colbert comprend rapidement l’importance de systématiser la consommation de prestige autour de la cour. À la mise en ordre de bataille des manufactures répond une rationalisation de la fabrication.

À partir du XVIe  siècle, le tailleur s’empare de la littérature imprimée pour exposer son métier et les étapes de confection. On pourrait croire que certains ouvrages sont destinés à la fabrication maison mais leur coût indique le contraire. Le Livre sur la géométrie, la pratique et les patrons de Juan de Alcega (1580), « tailleur d’habit-mathématicien», qui semble être le premier du genre, fait l’objet de plusieurs rééditions au XVIIe  siècle. Hernan Gutierrez, tailleur de la princesse du Portugal, et Juan Lopez de Burgette, tailleur du duc d’Albe, confirment l’intérêt de l’ouvrage: «très bon, utile et profitable à l’ensemble du public». La première partie, à la fois historique et mathématique, explique notamment l’origine de « l’aune que nous utilisons dans nos royaumes de Castille », divisée en « douzièmes, puis huitièmes, puis sixièmes, puis quarts, puis tiers, puis moitiés d’aune». Alcega consacre vingt-deux chapitres à ce sujet et utilise les fractions comme outil pédagogique, afin que chacun passe correctement les commandes d’étoffe, sans gâcher ni manquer de tissu. Dans la deuxième partie, Alcega présente cent trente cinq traças (patrons), utilisés pour confectionner des vêtements d’hommes, de femmes, du clergé, des commandants des ordres militaires, des uniformes pour les joutes et même des drapeaux de guerre. La qualité des dessins est remarquable. L’auteur précise la quantité de tissu nécessaire pour produire chaque pièce de vêtement à l’aide de tables, qui croisent les trois longueurs et les quatorze largeurs des tissus pouvant être utilisées. De telles entreprises éditoriales se multiplient durant les XVIIe et XVIIIe  siècles dans la péninsule Ibérique, en France, en Angleterre et dans le Saint Empire. La coupe, l’assemblage, l’entoilage et la couture du vêtement sont détaillés de manière rationnelle et mathématique. Les vêtements peuvent dès lors être fabriqués en séries. L’inflation de la littérature technique, en croisant différentes branches des mathématiques, participe à la scientifisation du monde. Les journaux de mode peuvent également être lus par un œil praticien. On pense notamment au Mercure Galant (1776-1824), qui ne se limite pas à diffuser des modes. En effet, le journal dispense aussi les conseils nécessaires à l’achat des bons matériaux et à la réalisation des formes dans l’air du temps. L’activité du praticien, tailleur, couturière ou perruquier, s’inscrit dans un commerce au long court, que l’on perçoit dans les noms attribués aux matériaux, de l’atelier français – drap de France, Marly, gros de Tours, serge de Beauvais – au monde – manche à l’espagnole, droguet de Hollande, brandebourg, éventail à la siamoise ou zibeline de Pologne. Le journal fournit ces indications géographiques, nécessaires à l’élaboration d’un vêtement à la mode.

L’économie vestimentaire du Grand Siècle se caractérise donc par l’accélération des changements de modes, la rationalisation de la production et l’engagement de l’État. La tendance s’est immiscée dans le jeu des puissances européennes qui tentent toutes de ravir la première place du podium. Durant la seconde moitié du XVIIIe  siècle, la géographie des centres de modes se modifie au profit de la France, incarnation du luxe et du bon goût, et au détriment des cités-États italiennes, en marge de la diplomatie européenne. Quant au Siècle d’Or espagnol, il touche à sa fin avec la déclaration d’indépendance des Provinces-Unies par les Habsbourg d’Espagne en 1648. Les modes se diffusent notamment grâce à des outils de communication, plus ou moins nouveaux, qui autorisent les fabricants et les marchands à publiciser les produits.

Extrait du livre d’Audrey Millet, « Fabriquer le désir. Histoire de la mode de l'Antiquité à nos jours », publié aux éditions Belin

Lien vers la boutique : cliquez ICI et ICI

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !